L'ouvrage Stephen Harper. De l'École de Calgary au Parti Conservateur. Les nouveaux visages du conservatisme canadien s'attaque à la tâche de cerner les nouveautés de l'idéologie conservatrice du parti conservateur «réformé». Frédéric Boily, qui a travaillé sur Lionel Groulx et sur les pensées de droite, dirige ici son premier collectif. Ce livre dresse le portrait intellectuel des académiques formant «l'École de Calgary» et souligne leur influence sur le chef Harper. L'intérêt pour l'idéologie de l'Ouest apparaît suite à l'élection d'un premier ministre albertain autrefois associé au «Reform party». À plusieurs reprises, les auteurs se demandent si les Canadiens doivent avoir peur de l'agenda Harper et de l'École de Calgary, sans avancer clairement les motifs des craintes. Le volume propose certainement une perspective très intéressante à la pensée néoconservatrice canadienne et à celle de ses principaux auteurs.
Le livre se divise en deux parties comprenant en tout six chapitres. Dans un premier temps, deux excellents chapitres analysent les traits particuliers du conservatisme de l'Ouest, par opposition au torysme du Canada central et de l'Est. Benoît Miousse décrit habilement comment les demandes de l'Ouest portent le renouveau du conservatisme canadien, «bien différent, voire aux antipodes, du torysme traditionnel». En utilisant les schémas de Seymour Martin Lipset et de Gad Horowitz, il décrit les «fragments» idéologiques américain et canadien. Il éclaire ensuite l'influence de la pensée républicaine de nos voisins sur le conservatisme de l'Ouest. En effet, le réformisme de l'Ouest s'interprète notamment comme un «whiggisme», avec les accents populiste, défenseur des régions et parfois religieux du mouvement. L'argument le plus intéressant cerne cependant la pensée continentaliste de l'Ouest qui confronte «l'héritage tory, de Macdonald à Diefenbaker». L'option continentaliste conditionne la réorientation conservatrice depuis le ralliement de Mulroney à l'ALÉNA. Il occcasionna, en effet, une dissension entre les conservateurs du Centre et ceux de l'Ouest, pour qui, respectivement, le chef progressiste-conservateur était allé trop loin pour les uns et pas assez loin pour les autres dans le rejet du nationalisme «canadien». Malgré le particularisme de l'Ouest, Miousse décrit la «longue marche vers l'Est» qui devra certainement diluer la colère de l'Ouest avant de prendre complètement le pouvoir à Ottawa. Il restera donc un gouvernement conservateur plus centralisateur (plus tory) que ne le souhaiteraient les militants réformistes, avec la crainte de l'apparition d'une nouvelle formation dissidente. Le néoconservatisme de Harper, ayant perdu son épithète progressiste, sera tout de même clairement positionné sur la droite du spectre idéologique.
Le chapitre de Boily sur l'École de Calgary vise d'abord à déterminer si on peut véritablement qualifier d'École ce groupe de professeurs de sciences sociales de l'Université de Calgary. Pour lui, le lien est évident. Derrière une figure centrale, Thomas Flanagan, les académiques conjuguent sur les tribunes des critiques similaires de ce qu'ils conçoivent comme le «consensus canadien» qui mène au blocage des intérêts de l'Ouest dans la politique nationale. L'auteur décrit les liens qui existent entre Harper, ancien étudiant à Calgary, et cette École. La collaboration est symbolisée par l'Alberta Agenda, publiée dans le National Post en 2001. Les signataires, notamment Harper et Flanagan, visaient à faire du gouvernement albertain un autre front de l'autonomie provinciale. La coopération a culminé dans la direction de la campagne conservatrice de 2004 par Flanagan lui-même. Malgré cela, le texte n'explique pas réellement en quoi l'École influence l'agenda politique du gouvernement Harper, bien qu'il explicite clairement quels déterminants agissent dans la pensée du premier ministre. Ici aussi, l'apport le plus intéressant se trouve dans la définition du renouveau conservateur par comparaison avec le néoconservatisme américain. Revenant sur deux grands courants conservateurs, le réactionnaire et le néolibéral, il note que le néoconservatisme de l'Ouest puise aux deux courants et s'apparente, sans être identique, au néoconservatisme américain qui influence le président Bush.
Ces deux chapitres donnent au lecteur le goût d'en savoir plus long, alors qu'il y aurait là matière à des ouvrages complets. La deuxième partie, elle aussi plutôt courte, porte sur les traits et les influences marquantes des auteurs de l'École de Calgary.
D'abord, Tom Flanagan est étudié par Nathalie Kermoal et Charles Bellerose. Ils considèrent que la lecture canadienne des événements par Flanagan s'inspire de la pensée d'Eric Voegelin et de Friedrich Hayek. Pour Kermoal et Bellerose, Flanagan emprunte implicitement au concept voegelien de religion politique dans sa description du leadership de Louis Riel. Voegelin utilisait ce terme pour déceler la part de croyance (et non le vocabulaire théologique) dans les idéologies politiques, tel le nazisme. Flanagan perçoit de la même façon Riel comme un prophète «postmillénariste». Il considère que Riel a trompé les Métis, notamment en les instrumentalisant politiquement, alors que ses principaux intérêts dans la lutte avec le gouvernement étaient liés à ses finances personnelles. Flanagan déconstruit indéniablement la figure héroïque de Riel pour en faire un idéologue qui ne mérite pas de pardon pour ses crimes. Dans ses travaux subséquents, dont le livre First Nations, Second Thoughts (2000), Flanagan aborde la question amérindienne au moyen d'une approche néolibérale qu'il emprunte ouvertement à Friedrich von Hayek. Sa critique de l'orthodoxie amérindienne repose notamment sur une croyance en une nation canadienne unique. Il se place donc à contre-courant d'une pluralité d'auteurs s'interrogeant sur la question autochtone en niant leur droit à une reconnaissance particulière dans l'État. Tout comme Hayek, il s'oppose aux velléités d'interventions centralisées et rationnelles et souhaite laisser libre cours au marché et à l'État de droit pour parvenir à intégrer les peuples autochtones.
Le chapitre suivant de Frédéric Boily entend démontrer comment l'École de Calgary perçoit le nationalisme québécois, notamment sous l'oeil de Barry Cooper (et de son collègue David Bercuson). Boily soutient que Cooper utilise entre autres la philosophie de Voegelin dans ses observations sur la politique canadienne. Ce chapitre revient aussi sur Les religions politiques de Voegelin en pointant quatre «symboles sacraux» qui permettent d'expliquer la religiosité des idéologies. Ils sont la hiérarchie, l'ecclesia, la distinction entre spirituel et temporel et, finalement, la croyance en l'Apocalypse. L'ecclesia, une communauté organique, religieuse ou laïque, constitue le cœur de ce modèle d'analyse, que Boily retrouve chez Barry Cooper. Dans quelques articles et ouvrages, dont Deconfederation. Canada without Quebec (1991), Cooper et Bercuson affirment que le nationalisme québécois possède le caractère d'une religion politique. De plus, ils «privilégient la thèse d'un mouvement national [québécois] monolithique et intransigeant». C'est pourquoi ils s'opposent à la négociation avec le Québec et s'inscrivent à l'encontre de la plupart des interprétations canadiennes de la question québécoise. Pour eux, il est impossible de s'entendre avec une telle religion politique qui tient de «l'esprit de Papineau» et qui refuse tout accommodement. En fait, Cooper semble craindre toutes les idéologies, puisque ses écrits laissent entendre que le Canada aussi flirte avec la religiosité dans le nation-building. En conclusion, Boily tente de relever les liens entre cette philosophie et les actions du gouvernement Harper. Cependant, il met sagement en garde contre les conclusions précipitées, parce qu'il n'y a toujours pas de vue d'ensemble du gouvernement conservateur. Nous croyons que cette précaution n'a pas été aussi bien respectée dans les autres chapitres du collectif. Chacun des chapitres se conclut sur les premières actions du gouvernement Harper afin de voir en quoi la pensée néoconservatrice y est présente. Pourtant, le manque de données et le peu de recul laissent peu de place à l'analyse extraconjoncturelle.
L'utilisation de Voegelin par Boily nous semble plus porteuse sur le plan méthodologique que celle qui est effectuée par Kermoal et Bellerose. Ces derniers, en rappelant la pensée voegelienne par l'entremise de ceux qui l'ont interprétée et par ses déclinaisons wikipédiennes, ne rendent pas justice à Voegelin aux yeux des néophytes. Pourtant, et c'est là un important argument du volume, Voegelin est essentiel à la compréhension de l'École de Calgary.
Par la suite, le chapitre de Natalie Boisvert souhaite décrire la position de Ted Morton, Rainer Knopff et Ian Brodie sur l'activisme judiciaire depuis la Charte des droits et libertés. Morton et Knopff, à partir de postulats libéraux, s'opposent à l'activisme judiciaire qui construit des droits politiques supplémentaires s'ajoutant à ceux qui sont classiquement requis par l'État de droit. Cependant, leur position tire aussi du conservatisme social lorsqu'il est question de valeurs morales. Ils s'inspirent donc de Tocqueville dans la conception des rôles sexués. C'est sur les groupes d'intérêts que les trois auteurs jettent tout le blâme. En utilisant une critique de l'activisme américain qu'ils transposent au Canada, ils avancent que les groupes sont hiérarchisés devant la Cour et que les juges permettent ainsi, sur la base de la Charte, des droits à des groupes qui ne sont pas véritablement défavorisés. Pourtant, plusieurs autres auteurs ont démontré que les analyses de la Cour suprême américaine ne peuvent pas être transposées au cas canadien, pour diverses raisons institutionnelles. Pour cela, l'idéologie anti-charte ne s'applique pas facilement au plan politique. Malgré la présence de Brodie à la direction de son cabinet, Harper n'a que peu d'avantages à effectuer des nominations «partisanes» à la Cour. Sa seule action fut l'abolition du Programme de contestation judiciaire. Ce choix est en effet efficace dans l'idéologie anti-charte, mais il reste à surveiller s'il réussira dans cette direction.
Le dernier chapitre aborde la pensée de Bercuson et de Cooper sur la politique étrangère canadienne. Pour Anne Boerger, leur discours, véhiculé dans de nombreux articles de la presse nationale, est très alarmiste face à la politique étrangère menée sous les libéraux. La critique de Bercuson sur la perte d'influence du Canada se fonde notamment sur la diminution de l'aide au développement et sur l'incapacité croissante d'intervention militaire. Selon lui, le premier ministre Chrétien et le gouvernement libéral sont responsables du manque de leadership dans le maintien d'une solide politique étrangère du Canada. La solution qu'il prône passe tout d'abord par une revitalisation des relations canado-américaines, qui se réalise par un appui d'Ottawa aux projets militaires américains, dont la lutte au terrorisme. De plus, par la restauration des forces armées, le Canada devrait retrouver une gloire perdue que Bercuson et Cooper associent à l'engagement canadien dans les deux guerres mondiales et la Guerre de Corée. La politique réaliste avancée par ces deux représentants de l'École de Calgary se compare énormément à la politique néoconservatrice de Washington. Bien que Boerger rappelle le refus de Bercuson et Cooper d'appuyer l'invasion irakienne, le rapprochement des positions canadiennes et américaines qu'elle effectue conduit à une vision plus réductrice des distinctions entre néoconservatismes. Son analyse est plutôt différente et moins porteuse que les approches de Miousse et de Boily sur la posture idéologique de l'Ouest.
Ces quatre derniers chapitres portant directement sur l'École n'ont pas la stature de la première partie. Il y a certainement des éléments transcendants, dont les influences de Voegelin et Hayek, mais qui sont traités entre les chapitres de manière inconstante. Boily, qui signe sans contredit les meilleurs chapitres de ce volume, aurait eu avantage à éclairer davantage, peut-être dans une conclusion, les liens entre les divers auteurs et la redéfinition du conservatisme canadien. On comprend néanmoins clairement qu'il existe une pensée distincte à cette École.
Malgré le titre accrocheur, le volume s'attarde peu à décrire les déterminants de la pensée de Harper liés à l'École de Calgary. Heureusement, car à chaque essai, les auteurs se butent à l'actualité des faits. Comme le souligne justement l'auteur, il y a au Canada un déplacement, principalement économique et démographique, vers l'Ouest du pays, ce qui augmente son poids politique. Pour l'instant, la pensée de l'Ouest semble encore loin de pénétrer Ottawa en profondeur. Ce livre ouvre la voie à de futures études sur cette pensée renouvelée dans l'École de Calgary. Les dynamiques idéologiques, dont ce néoconservatisme, mériteraient d'être étudiées plus à fond, notamment en opposition (ou en conjonction) avec les autres paradigmes idéologiques dominants du Canada.