Ce livre de Noam Chomsky est indissociable du film Requiem for the American Dream, réalisé en 2015 par Peter Hutchison, Kelly Nyks et Jared P. Scott. On peut regarder des extraits de ce documentaire politique sur Internet; plusieurs versions existent sur DVD, dont une sous-titrée en français.
Le présent ouvrage paraît en version française aux Éditions Climats, un département des Éditions Flammarion. A proprement parler, il ne s'agit pas d'un scénario du film, mais plutôt d'une transcription non-exhaustive des propos de Chomsky; on retrouve les idées principales discutées dans le documentaire à propos des conséquences de la concentration de l'argent et du pouvoir dans les mains d'un petit nombre de personnes surpuissantes, ce fameux 1% des mieux nantis et des opulents dont l'influence est disproportionnée et souvent néfaste (9). Ce linguiste américain, rendu célèbre par ses études sur les structures syntaxiques et plus tard pour son concept de « fabrication du consentement » (avec Edward Herman: « Manufacturing Consent »), identifie dix principes de concentration de la richesse et du pouvoir à l'extérieur des sphères des gouvernements élus. Ces dix processus subtilement exercés par les dominants sont: la réduction progressive et subtile des ressorts démocratiques, le façonnement de la pensée collective par l'idéologie, la refonte du système économique néolibéral, le transfert de la charge vers les plus démunis, le bris des solidarités à l'intérieur des groupes, le contrôle de la régulation, l'orchestration des élections par diverses manœuvres à la limite de la légalité, la tentative de mettre le peuple au pas, la fabrication du consentement et enfin la marginalisation de la population civile.
De tous ces points, c'est le deuxième exposé consacré aux idéologies qui me semble le plus important, car il montre bien le processus de reproduction sociale inhérent aux idéologies. Dans sa démonstration, Chomsky n'innove pas et ne réinvente rien sur le plan théorique (Marx, Mannheim, Marcuse, Althusser et Bourdieu l'ont précédé), mais son propos, en plus d’être clair et percutant, a l'avantage d’être ancré dans notre 21e siècle.
Pour Chomsky, le rêve américain — qui au départ devait garantir l’égalité des chances à tous les citoyens américains et même aux immigrants — n'est désormais plus qu'un leurre, et de moins en moins une possibilité réelle: « le rêve américain, comme la plupart des rêves, comprend une grande part de mythe » (8). C'est pourquoi le titre évoque amèrement la fin du rêve américain.
Parus à deux ans d'intervalle, le livre diffère sensiblement du film et comprend quelques ajouts (par exemple sur les débuts de l’ère Trump); mais on peut apprécier et comprendre l'un ou l'autre indépendamment: les deux pris ensemble se complètent. La principale différence se trouve sur le plan visuel: il est agréable de retrouver par écrit l'argumentation de Chomsky sans être bombardé par les images brèves, parfois distrayantes, parfois sensationnalistes de ce film dont le montage semblera à certains endroits très hachuré et un peu trop percutant. On comprend que pour tenter de garder leur spectateur captif, les cinéastes ont voulu éviter de montrer simplement « une tête qui parle » (« a talking head »); mais il aurait fallu ne pas tomber dans l'excès inverse en démultipliant ces images d'archives qui sont catapultées et juxtaposées dans certaines séquences. Au contraire, le livre recentre l'observateur sur l'essentiel: les idées et le discours de Chomsky. Naturellement, l'auteur ancre son argumentation dans une perspective américano-centrée: les allusions au New Deal de F.D. Roosevelt (95) et aux lois du Congrès des États-Unis abondent (76), sans parler des références constantes au rêve américain, un mythe qui est sans équivalent en dehors des frontières étatsuniennes. Mais le lecteur francophone pourra faire la part des choses et transposer dans son propre contexte les éléments fondamentaux avancés ici.
Et Donald Trump? Bien que ce livre ait été conçu à la fin de 2016, Chomsky analyse le personnage de l'actuel président américain dans les dernières pages; il le décrit comme un symptôme du désarroi de la majorité silencieuse: « Bon nombre de partisans de Trump ont voté pour Obama en 2008, convaincus par le message ‘d'espoir et de changement’ » (118). La conclusion du livre réaffirme l'importance des valeurs démocratiques et la nécessité pour les individus de s'organiser en des mouvements citoyens qui soient à la fois cohérents et ouverts, pour contrer ceux qui pour l'instant restent les plus forts ou les plus visibles (ou les mieux organisés).
Plusieurs critiques pourraient néanmoins être formulées à propos de ce livre de Chomsky, principalement sur le plan éditorial (et mes remarques s'adressent principalement à l’éditeur américain Seven Stories Press). D'abord, beaucoup d'affirmations avancées ici ne sont pas appuyées par une source précise, une note en bas de page ou une référence bibliographique. Par exemple, dans le deuxième chapitre, l'argumentaire se base simplement sur « un article du New York Times », sans en mentionner l'auteur, ni le titre, ni le jour ou même l'année de sa publication; c'est très imprécis (30). Oui, le New York Times est sans conteste un journal réputé et respecté, mais il faut toujours préciser ce que l'on cite, dans la perspective du célèbre modèle communicationnel du « Qui doit quoi, à qui, par quel moyen et avec quel effet? » de Lasswell, afin de pouvoir cerner l'origine et le sens d'un message que l'on veut reprendre, citer ou au contraire disqualifier. Autrement, l'argumentaire de Chomsky serait grandement affaibli et ne se réduirait qu’à reproduire l'air du temps (ce qui n'est assurément pas le cas ici) ou à s'appuyer vainement sur un vague « J'ai entendu dire quelque part que… ».
Évidemment, un auteur de l'envergure de Noam Chomsky ne s'amuse pas à vérifier dans ses livres les numéros de page de ce qu'il cite, mais on présume qu'il aura à son service des assistants (ou un éditeur) qui pourront compléter ce travail bibliographique indispensable, surtout si on veut faire lire ce livre à nos étudiants de premier cycle —desquels on exige la même discipline quant au travail référentiel dans leurs travaux. Le fait d'emprunter le genre de l'essai (plutôt que l'article scientifique et arbitré pour une revue savante avec comité de lecture) ne dispense pas forcément les auteurs de mettre de l'avant leurs sources. Ensuite, cet essai de vulgarisation souvent très pédagogique laisse sans explications ni approfondissements certains éléments importants qui devraient être définis ou contextualisés; certains exemples restent évanescents— par exemple cette allusion (au passage) à la « Commission trilatérale » exigerait un minimum de mise en contexte afin de saisir les tenants et les aboutissants de cette organisation encore méconnue mais pourtant très influente (32). S'il est impossible de tout creuser lors d'un entretien filmé ou d'un exposé oral, le livre qui en découle devrait en contrepartie donner l'occasion d'approfondir sur de tels points cruciaux. Autrement, Chomsky risquerait de ne prêcher qu'aux convertis.
Ces critiques n'invalident pas pour autant le fond de l'ouvrage. D'un livre à l'autre, on lit Chomsky pour l'acuité de ses analyses et sa capacité de fournir des modèles interprétatifs pour décoder l'actualité et la politique internationale, sans nécessairement adhérer à toutes ses conclusions. Sa voix dissidente contraste avec le « Mainstream Politics » ambiant; il a servi d’éveilleur de conscience pour plusieurs générations de cégépiens et d'universitaires. Tout comme les professeurs Henry Giroux, Joel H. Spring et Toby Miller, l'infatigable Noam Chomsky fait partie de ces universitaires engagés qui dénoncent les injustices inhérentes au capitalisme et à la surconsommation en militant pour une société plus juste. Pour les lecteurs familiers de ses écrits, cette synthèse ne semblera pas nouvelle sauf peut-être pour ses remarques plus récentes à propos de l'administration Trump, dont la popularité « est fondée sur la haine et la peur, plus encore sur une ‘rage généralisée’ » (118).
Évidemment, ce Requiem pour le rêve américain ne prétend pas faire exhaustivement l'historique de cette utopie fantastique que l'on nomme le rêve américain; sur ce point fondamental, on se référera plutôt à l'excellent livre du professeur Lawrence Samuel, The American Dream: A Cultural History (Syracuse University Press, 2012), qui en propose une étude exhaustive et beaucoup de définitions éclairantes. Quoi qu'il en soit, ce livre comme le film pourront convenir autant au niveau collégial qu’à tous les cycles universitaires si on le précède d'une mise en contexte précise sur ce qu'est le Rêve américain; je l'ai utilisé dans la dernière partie de mon cours Sociology of the United States à l'Université d'Ottawa et les étudiants l'apprécient beaucoup, principalement parce que Chomsky met systématiquement en forme plusieurs idées alternatives qui les intéressent mais qui ne circulent pas partout. Du point de vue pédagogique, l'idéal serait de ne pas regarder le documentaire en classe, mais plutôt de demander aux étudiants de le visionner au préalable et dans son intégralité, après avoir fourni une mise en contexte adaptée à leur niveau, afin de gagner du temps. On recommanderait également ce livre percutant et le DVD (Requiem pour le rêve américain) aux bibliothèques publiques et bien sûr dans les bibliothèques des cégeps et des universités, en s'assurant de bien choisir (dans le cas du DVD) l’édition qui contient des sous-titres en français, car ce n'est pas le cas de toutes les versions, surtout si on la commande par Internet.