Je parle d'une intégration indispensable, et qui est celle de tout homme voulant agir dans la cité. C'est dans la cité, non contre elle, qu'il faut changer la vie.
Pier Paolo Pasolini, Entretiens avec Jean Duflot, 891
Pier Paolo Pasolini. 2007 [1970]. Entretiens avec Jean Duflot. 89
Au-delà du pléonasme entourant l'image de l'intellectuel de gauche, cette note critique sera centrée sur trois figures importantes de la gauche au cours du vingtième siècle, dans trois pays différents : l'historien Eric Hobsbawm, l'homme politique Pierre Bourgault et l'écrivain Pier Paolo Pasolini2
Jean-François Nadeau emploie cette expression (284). Mais s'agit-il vraiment d'un pléonasme? Sur le moteur de recherche “Google”, l'expression “intellectuels de gauche” (mise entre guillemets) suscite quelque 45 000 entrées, tandis que l'expression “intellectuels de droite” ne reçoit que 648 liens.
Un historien marxiste en Angleterre : Eric Hobsbawm
Historien célèbre et professeur émérite de l'Université de Londres, Eric Hobsbawm (né en 1917) a publié son autobiographie en 2002, à l'âge de 85 ans, après avoir rédigé une douzaine de livres3
En français, le nom d'Eric John Hobsbawm subit quelques variantes, même sur la couverture de ses livres : le plus souvent Eric Hobsbawm ou Eric J. Hobsbawm, mais parfois Hobsbawn. Les recherches bibliographiques (ou sur Internet) doivent absolument tenir compte de ces variantes. À l'origine, leur nom s'écrivait “Hobsbaum” (18).
Parmi ses livres, retenons, sous la direction d'Eric Hobsbawm et de Terence Ranger, en 2006, L'invention de la tradition, Éditions Amsterdam. L'ouvrage d'Hobsbawm sur le marxisme n'existerait qu'en italien (364).
Les positions récentes d'Hobsbawm sur le rôle des intellectuels dans la Guerre civile espagnole ont créé un débat chez les marxistes en 2007. Voir : Ann Talbot, “Eric Hobsbawm on the Spanish Civil War: an anti-historical tirade”, World Socialist Web Site, 16 mars 2007. http://www.wsws.org/articles/2007/mar2007/hobs-m16.shtml
Polyglotte, Hobsbawm a grandi dans un milieu cosmopolite et vécu successivement à Alexandrie, à Vienne et à Berlin, avant de s'établir en Angleterre en 1933, puisqu'il était de naissance un sujet britannique. Or, son choix de l'exil vers les faubourgs de Londres fut en bonne partie forcé : encore d'âge mineur, mais orphelin, Juif et déjà communiste, il se sent de trop lors de l'avènement de l'Allemagne hitlérienne. Avant même de devenir adulte, Hobsbawm se considérait déjà comme un intellectuel et un marxiste (92). C'était l'époque où il écrivait son journal personnel, dont des extraits inédits seront cités dans son autobiographie, afin de laisser s'exprimer le jeune Hobsbawm (122, 124, 206). Il entre, en 1936, à l'Université de Cambridge pour ne plus jamais quitter le milieu universitaire (125).
En adoptant une approche réflexive tout au long de son récit, Hobsbawm réussit à analyser sa traversée du vingtième siècle. A posteriori, il comparera son propre engagement communiste à celui de la génération de Mai 68, qu'il jugera presque similaire, à quelques différences près : ainsi, en 1932, l'objectif d'une prise de pouvoir politique semblait indispensable à la jeune génération de l'Allemagne de Weimar pour parvenir à un changement social (91). De plus, comme l'explique Hobsbawm avec nuance, “les intellectuels communistes n'étaient pas des dissidents culturels”; autrement dit – et c'est une distinction primordiale – il n'y avait pas comme par la suite des clivages entre générations ou groupes d'âge, mais on pouvait uniquement constater des divergences sur le plan des idées et des conceptions politiques (92). Selon Hobsbawm, ce sont d'abord les désaccords idéologiques qui divisaient la population et les individus entre eux et non leur appartenance à un groupe d'âge précis.
Hobsbawm décrit sa propre attitude de dissident au sein du Parti communiste : “En regardant celui que j'étais en 1956 avec l'œil d'un historien plutôt que d'un autobiographe, je vois que deux choses expliquent que je sois resté au Parti, bien qu'à l'évidence j'aie envisagé de le quitter.” (259). Ses motivations initiales pour adhérer au parti découlaient du fait qu'il vivait alors à Berlin et que son goût du communisme n'était nullement une réaction anti-fasciste, mais bien une volonté antérieure et beaucoup plus profonde de poursuivre les acquis de la révolution d'Octobre 1917 (259). Plus loin, Hobsbawm utilise d'ailleurs une belle formule pour décrire, avec son vocabulaire d'historien, le caractère universel de la civilisation française et l'admiration unanime de tous les occupants et chefs militaires ayant séjourné en France au fil des guerres, voulant que “les conquérants se considéraient un peu comme des Romains parmi les Athéniens” (381).
Hobsbawm se désigne comme un “non-utopiste d'âge mûr” (306) et empruntera plus tard – sans le citer – la formule chère à Raymond Aron : “un observateur engagé”, tout en rappelant qu'il avait pratiquement cessé ses activités militantes après 1956 (317). Sur ce point, Hobsbawm affirme se distinguer de ses contemporains Pierre Bourdieu et Noam Chomsky (317). En revanche, Hobsbawm demeure critique toute sa vie, même envers plusieurs régimes communistes et les travaillistes anglais, pour éviter qu'ils n'adoptent le credo néo-libéral et, ce faisant, ne contribuent à le légitimer. Hobsbawm disait à propos du gouvernement de Tony Blair qu'il se devait de demeurer vigilant envers le nouveau pouvoir travailliste, tout en étant conscient que la critique seule n'était pas l'unique manière de changer les choses : “si la critique n'était pas suffisante, elle restait plus essentielle que jamais”. (332).
Comme dans beaucoup d'autobiographies d'écrivains érudits de sa génération, du moins en Europe, Hobsbawm situe ses années de formation intellectuelle en indiquant les œuvres l'ayant marqué. Il raconte comment il a pu localiser des ouvrages marxistes dans les bibliothèques publiques de Londres, au milieu des années 1930, et il souligne contre toute attente l'influence des écrits de Staline, appréciés alors pour leur valeur pédagogique, à un moment où les livres marxistes étaient difficiles à trouver en Angleterre (121). Lecteur infatigable, Hobsbawm mentionne à tout moment une multitude de livres et d'auteurs de tous genres : il considère De la démocratie en Amérique comme “le meilleur livre jamais écrit sur les États-Unis” (480).
L'une des parties les plus intéressantes de cette autobiographie est certainement le chapitre consacré aux livres écrits par Hobsbawm, à commencer par Les Primitifs de la révolte dans l'Europe moderne, en 1959 (362). Contrairement à beaucoup d'historiens de talent, Hobsbawm a connu un vif succès avec plusieurs de ses livres, tant au niveau critique qu'en ce qui concerne les ventes et les traductions. Afin d'expliquer sa bonne fortune, il souligne le rôle essentiel de son agent littéraire et des fondations qui ont financé ses travaux (369), mentionnant au passage que l'un de ses derniers livres, L'âge des extrêmes 1914–1991, a été traduit en 37 langues (365), pour ensuite constater avec une touche de regret que ses travaux n'ont presque jamais été édités ou traduits dans des pays socialistes (365). Également en 1959, Hobsbawm avait notamment fait paraître un recueil important de ses articles sur le jazz publiés durant les années 1950 dans divers magazines spécialisés, The Jazz Scene, sous le pseudonyme de Francis Newton, qu'il avait choisi en hommage au jazzman Frankie Newton, qui s'était déclaré communiste6
Ce livre méconnu date de 1959 (voir les notes aux pages 177, 271 et 279). En version française, l'ouvrage a été publié par Flammarion en 1966 avec la signature de Francis Newton, sous le titre Une sociologie du jazz, dans la collection Nouvelle bibliothèque scientifique.
On remarquera au passage dans cette autobiographie quelques allusions au Canada. Hobsbawm se réjouit du prix qu'il a remporté au Canada pour son livre L'âge des extrêmes 1914–1991 (365). Il signale brièvement un membre de sa famille émigré au Canada pour devenir chimiste (103); on mentionne aussi un ami économiste canadien, Harry Johnson, qui séjourne en Angleterre (225). En visite à Cuba au début des années 1970, Hobsbawm côtoie ceux qu'il nomme “ces charmants intellectuels canadiens qui ne parvinrent pas à me convaincre que leur projet de créer une sierra Maestra dans les forêts du Québec allait faire avancer la cause de la révolution mondiale”, pour ensuite s'interroger sur leur véritable identité, les soupçonnant même d'être ces terroristes du FLQ exilés à La Havane à la suite de la crise d'Octobre 1970! (310). Ailleurs, pour illustrer l'intensification du sentiment antiaméricain, Hobsbawm rappelle que l'Australie et le Canada surpasseraient désormais les États-Unis sur la liste des pays préférés des candidats à l'émigration (480). Le chapitre 22, consacré à l'Amérique (“De Roosevelt à Bush”), figure parmi les plus riches en observations : Hobsbawm y constate l'absence d'une idéologie nationale et d'une identité collective, puis commente le caractère exceptionnel de Manhattan (482). Hobsbawm ajoute que “personne ne contrôle les États-Unis aujourd'hui”, tout en affirmant que l'Amérique peut encore déstabiliser le monde (488). Enfin, il affirme ne pas considérer l'anti-américanisme comme étant un problème, même s'il croit que “la planète ne risque pas d'être américanisée” (488). Dans sa conclusion, Hobsbawm réaffirme l'importance pour l'historien de demeurer sceptique et de toujours se baser sur des faits et leurs sources (493). L'auteur n'use pas de complaisance et sait reconnaître ses erreurs. À propos des années 1960, Hobsbawm admettra s'être trompé dans ses interprétations immédiates exprimées dans un article qu'il évoque pour le dénigrer : “il est aujourd'hui facile de voir que je ne saisissais pas la signification des années soixante”.
Je ne reprocherais qu'une seule chose à l'éditeur, soit le choix de ce titre qui ne laisse rien entendre de la richesse du contenu. Évidemment, la réputation de son auteur compense pour l'aspect plutôt vague de son intitulé.
Un polémiste exceptionnel : Pierre Bourgault
Lui-même journaliste au quotidien Le Devoir, Jean-François Nadeau consacre la première biographie jamais écrite sur l'homme politique québécois Pierre Bourgault (1934–2003). Ce livre rigoureux place la barre très haute pour de prochains biographes : documentation très diversifiée (livres, manuscrits, journaux, correspondance privée, archives), témoignages nombreux recueillis de ses proches, analyse soignée et nuancée, style vivant. Toutes les périodes de sa vie y sont décrites minutieusement7
Bourgault abordait peu sa jeunesse dans les conversations et ne semblait pas se préoccuper de sa postérité. Voir : Yves Beauregard, 1980, “La passion de l'indépendance. Entrevue avec Pierre Bourgault”, dans Cap-aux-Diamants, printemps 1998 : 30–35.
Au-delà des étiquettes et des nombreuses professions qu'il a occupées, de la télévision de Radio-Canada jusqu'à l'UQAM (402), Bourgault devrait d'abord être défini comme un indépendantiste (94). Pour plusieurs, il demeurera, sans en être le fondateur, la figure la plus mémorable d'un parti politique : le Rassemblement pour l'indépendance nationale (RIN)8
Cette impression d'un Bourgault qui aurait été le fondateur du RIN a confondu plusieurs observateurs. Voir : “Écrits polémiques” de Pierre Bourgault, dans Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec, 2003, tome 7, Montréal : Fides, 288–289.
Des divergences de vues peuvent apparaître si on compare la vision et la manière d'agir de Pierre Bourgault à celles d'Hobsbawm, par exemple à propos des moyens de parvenir au changement social. Alors que pour Hobsbawm le changement politique devait forcément emprunter la prise de pouvoir au gouvernement (Hobsbawm : 91), on remarque que pour les membres du RIN, l'action politique passe par d'autres moyens que la voie électorale. En 1962, ils ne disposent ni des ressources ni de l'organisation pour participer directement aux élections provinciales (Nadeau : 165). Les actions les plus mémorables du RIN demeurent les démonstrations publiques, proches du principe de l'Agit-prop. Présent lors de la fameuse visite du Général de Gaulle à Montréal, invité gênant lors du défilé de la Saint-Jean en 1968, il restera indépendantiste tout en étant en marge du Parti Québécois et de René Lévesque (387). Bourgault apparaît parfois comme un élément encombrant, embarrassant pour le Parti, qui se veut modéré (387). Jusqu'à la fin de sa vie, Bourgault revendique son statut d'intellectuel, qu'il définit simplement comme “quelqu'un qui privilégie les choses de l'esprit” (521). Mais il dénoncera plus tard le désengagement de certains d'entre eux : “si les intellectuels ont si mauvaise presse au Québec, c'est que beaucoup d'intellectuels refusent de se voir comme tels et refusent de prendre leurs responsabilités comme telles” (522).
Cette imposante biographie comble un vide, car beaucoup d'événement relatés ici sont exposés selon plusieurs points de vue. Par exemple, lors de son cycle de conférences prononcées dans l'Ouest canadien en 1965, il déclarait alors à propos de son auditoire venu l'entendre : “ils préféraient évidemment nous reconnaître dans les moutons d'autrefois, mais ils préfèrent tous voir le Québec indépendant plutôt que de voir la Colombie-Britannique bilingue” (199).
La biographie rédigée par Jean-François Nadeau réussit à faire comprendre comment Pierre Bourgault pouvait soulever les foules, en citant plusieurs extraits de ses discours. Ainsi, à son auditoire de jeunes universitaires de l'Ouest, Bourgault adressait en anglais des formules provocatrices qui savaient toucher la jeune génération de 1965 : “Ne vous occupez pas du Québec, occupez-vous du Canada. Le Canada est bien plus colonisé que le Québec peut l'être. […] You need a revolution as much as we do, but you don't have the guts to do it” (200).
Un intellectuel d'exception : Pier Paolo Pasolini
Sur notre continent, on se souvient d'abord de Pier Paolo Pasolini (1922–1975) en tant que cinéaste controversé. En France, il est plutôt vu comme un essayiste et un théoricien de la culture, mais dans son Italie natale, son nom évoque davantage un intellectuel et un journaliste9
Certains de ses articles ont été édités et traduits en français : Pier Paolo Pasolini. 1976. Écrits corsaires. Paris : Flammarion. Pier Paolo Pasolini. 1980. Dialogues en public. Paris : Éditions du Sorbier.
Conclusion
Bien qu'ils fussent tous les trois des contemporains, Eric Hobsbawm, Pierre Bourgault et Pier Paolo Pasolini ne se sont pas connus personnellement et ne se sont probablement jamais rencontrés10
Toutefois, Jean-François Nadeau évoque brièvement un rapprochement entre les personnalités de Bourgault et de Pasolini quant à leur orientation sexuelle. Ce sera nommément la seule occasion où l'un de ces trois livres mentionne l'un des deux autres personnages retenus dans cette note critique.