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Pourquoi les intellectuels n'aiment pas le libéralisme, Raymond Boudon, Paris: Odile Jacob, 2004, pp. 242.

Published online by Cambridge University Press:  08 June 2006

Yves Laberge*
Affiliation:
Institut québécois des hautes études internationales
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Abstract

Type
Recensions / Reviews
Copyright
Copyright © 2006 Cambridge University Press

Professeur émérite à la Sorbonne, co-responsable de trois dictionnaires de sociologie et auteur d'une vingtaine de livres depuis quarante ans, le sociologue Raymond Boudon pose dans son avant-dernier livre une question symptomatique, qui donne lieu à un long exposé, à savoir: « Pourquoi les intellectuels n'aiment-ils pas le libéralisme ? ». Pour y répondre, l'auteur procède en plusieurs étapes et commence par mettre en évidence ce qu'il désigne comme des « raisons sociocognitives qui font que telle ou telle catégorie d'intellectuels développe une attitude négative à l'égard du libéralisme » (p. 16). Par la suite, il examine quelques raisons qui feraient que certains discours sur l'anti-libéralisme trouvent un auditoire à la fois aussi nombreux et aussi attentif. Ce livre clair et vivant fait suite à une conférence publique donnée en Suisse en septembre 2003.

Ouvrage concis, Pourquoi les intellectuels n'aiment pas le libéralisme se subdivise en trois grands chapitres. La première partie propose un exercice de « sociologie des idées » (p. 9) comme on le fait assez rarement de nos jours; bon nombre d'intellectuels contemporains seraient des « producteurs d'idées », d'autres, au contraire, des « consommateurs d'idées » (par exemple les enseignants du secondaire), et d'autres encore — les journalistes — serviraient de « médiateurs » (p. 21). Autrement dit, il existerait encore de nos jours une demande d'idées et de modèles explicatifs pour comprendre le monde, et il se trouverait des personnes prêtes à fournir à tout propos des explications très simples et souvent séduisantes : ce seraient les intellectuels. Après la présentation de cette dynamique, l'auteur s'attarde sur le terme même de « libéralisme », en rappelant fort à propos qu'en Amérique du Nord (mais du côté anglophone, faudrait-il préciser), le mot « libéral » signifie pour beaucoup une sorte de progressisme, alors que la perception contraire prévaudrait en Europe occidentale (p. 22). Boudon, quant à lui, conserve du mot « libéralisme » sa définition philosophique, qui insiste principalement sur l'autonomie de l'individu. En fait, il rappelle la liste des grands penseurs européens qui ont, d'une manière ou d'une autre, fait l'apologie du libéralisme, de Tocqueville à Durkheim et Vilfredo Pareto (p. 26). Il démontre aussi que, sous des formes renouvelées, « la notion de la lutte des classes est donc toujours bien présente dans beaucoup d'esprits » (p. 39). Le marxisme, à son avis, a donné une sanction durable à « la théorie du complot (conspiracy theory) » (pp. 41 et 150). En somme, ces modèles explicatifs auraient gagné en crédibilité sous des formes diverses; mais pour bien des gens, le libéralisme demeurerait par contre le synonyme du mal qui rongerait nos sociétés.

Raymond Boudon poursuit sa réflexion en reprenant une critique déjà présente dans ses ouvrages précédents et en s'attaquant aux écrits de Louis Althusser, Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron (p. 44) et Jean-Louis Harouel (p. 46). Au lieu de constater le pouvoir de « forces sociales », auxquelles il ne croit pas, Boudon met en évidence les dérives des schémas explicatifs comme le « constructivisme » (toujours employé dans ce livre avec des guillemets), puis suggère de dépasser ces modes d'explication qu'il juge trop simplistes (p. 46). Il préfère, quant à lui, trouver dans des ouvrages classiques, comme Le contrat social de Jean-Jacques Rousseau, les fondements nécessaires pour comprendre les conséquences de cet échange de la liberté naturelle contre la liberté civile qui est à l'origine de l'État-nation et de la démocratie (p. 49). Or, l'explication de Rousseau demeure aride et complexe, même de nos jours, tandis que les arguments spécieux des intellectuels à la mode quant au libéralisme ambiant paraissent plus faciles à comprendre et à propager : il s'agirait d'une sorte de pouvoir abusif et invisible des dominants sur les dominés (p. 83). Reprenant l'argument du sociologue Georg Simmel, Boudon affirme que les intellectuels sont plus avides de visibilité que de vérité (p. 78). Il en cite d'autres exemples, ayant trait au statut des minorités noires des États-Unis et aux revendications de certaines féministes québécoises (p. 88).

L'aspect le plus intéressant de ce livre, comme c'est le cas des ouvrages précédents de Raymond Boudon, réside dans sa critique souvent mordante des penseurs et des sociologues les plus en vue, ceux que peu de chercheurs osent contester. Ici, Boudon critique successivement la psychologie causaliste (p. 115) et l'anti-américanisme (p. 116), mais aussi Michel Foucault (p. 116), le marxisme, la psychanalyse; il classe parmi les « concepts douteux » ce qu'il nomme « les versions sociologiques modernes de l'habitus de Saint Thomas », visant directement le sociologue Pierre Bourdieu (p. 115).

La deuxième partie du livre traite de la circulation des idées nommées « illibérales », et illustre « la facilité avec laquelle des théories simplistes se sont répandues dans les millieux intellectuels au cours des dernières décennies » (p. 129). Mais le constat de la première moitié du livre nous a préparés aux meilleures pages de l'ensemble (pp. 140–194). Citant Tocqueville, Raymond Boudon affirme que les idées qui circulent de nos jours ne sont pas toutes de même valeur, loin s'en faut, en dépit du vent d'égalitarisme qui oblige à présenter plusieurs points de vue pour donner l'impression d'une véritable opinion publique (p. 140). Boudon estime, par exemple, qu'il est difficle de croire que « le niveau monte » dans les écoles françaises (p. 141), et pourtant cette affirmation, populaire depuis une vingtaine d'années, est l'exemple d'une théorie qu'il juge « plus utile que vraie » : à la fois séduisante, simple, facile à expliquer, partagée de presque tous, mais dépourvue de fondement (p. 141) et manquant totalement de nuances. Plus loin, parmi les exemples que donne Raymond Boudon de ces écrivains « demi-habiles », qualifiés de « belles âmes », toujours prêts à défendre de bons sentiments, il mentionne le schéma largement répandu en France (autour de 1990) de « La connaissance inutile » (d'après le titre du livre de Jean-François Revel) et de la « Défaite de la pensée » d'Alain Finkielkraut (p. 149).

Deux problèmes subsistent toutefois : en dépit de leur fausseté, beaucoup de ces idées reçues, faites de généralisations abusives, sont largement diffusées et trouvent une certaine adhésion à plusieurs niveaux. Selon l'auteur, cette situation constitue un vrai danger pour la démocratie, « parce que les idées utiles et fausses ont une influence directe sur les citoyens les plus jeunes » (p. 165). De plus, ces mêmes idées reçues « exercent une influence indirecte sur les hommes politiques et autres décideurs » (p. 166).

Spécialiste de l'analyse des effets pervers, Raymond Boudon scrute encore l'exemple de la culture de masse pour montrer à quel point de mauvaises idées bénéficient souvent d'une large audience. Il cite le cas de la télé-réalité qui crée « des célébrités dont la visibilité n'est fondée sur aucun mérite particulier » (p. 171). Après une critique de certaines tendances de la sociologie actuelle et des « mondes de l'art », Boudon examine de nouveau l'image négative du libéralisme (p. 197).

Dans le troisième chapitre, Raymond Boudon critique entre autres le principe du tout-est-bon (« Anything goes »), et conteste la validité de certains modèles théoriques à la mode dans certains milieux universitaires, comme le constructivisme et le déconstructionnisme, auxquels il n'accorde aucune valeur scientifique (pp. 215–6). En outre, il considère comme excessif ce qu'il nomme l'« hyperempirisme réactif » de bien des chercheurs déçus ou échaudés par les grandes idéologies, et qui ne jurent plus désormais que par les statistiques (p. 217). Enfin, Boudon laisse à Adam Smith le soin de conclure provisoirement, tout en insistant sur l'importance de reconsidérer non seulement le bien-fondé du libéralisme, mais aussi (sans pour autant établir de lien entre les deux) la vraie mission du journaliste devant chroniquer l'actualité (p. 227). D'autres pistes explicatives sont également proposées.

Parfois proche de l'essai, ce livre de Raymond Boudon se lit aisément et pourrait parfaitement convenir au lecteur non-sociologue, à partir du niveau du baccalauréat. J'aurais toutefois apprécié que l'éditeur ajoute un index des noms. De plus, il faudrait que l'auteur, spécialiste de l'étude des idéologies et des idées reçues, puisse articuler dans un prochain travail l'ensemble de ces idées fausses selon un ou des systèmes idéologiques, ou sinon expliquer pourquoi on ne saurait réduire ce problème (du « Anything goes ») en termes idéologiques. Je ne crois pas que cette démonstration serait particulièrement simple, car pour exister et être retenues comme telles, les idéologies doivent conserver une certaine cohérence interne (même en étant fausses ou invalides). Nous assistons plutôt à la circulation de différentes idéologies contradictoires, où le « vrai » voisine avec le « douteux ».

Depuis longtemps, Raymond Boudon écrit ses livres pour dire en substance : « ce que vous croyez n'est pas aussi simple que les apparences le laissent accroire », et « ce n'est pas parce que tout le monde en parle que c'est vrai ou même important ». En somme, Pourquoi les intellectuels n'aiment pas le libéralisme intéressera probablement les philosophes et les chercheurs en sciences sociales ayant un intérêt pour les idéologies, l'espace public, la rectitude politique, l'histoire des idées; mais ces pages conviendront peut-être aussi — pourquoi pas? — aux journalistes et aux intellectuels, puisque l'ouvrage s'intéresse particulièrement à eux. Ils avaient d'ailleurs réagi plus fortement lorsque Pierre Bourdieu avait publié un ouvrage similaire, intitulé L'emprise du journalisme (Liber), en 1996.