Anthropologue prolifique et théoricien de l'anthropocène, longtemps rattaché à la prestigieuse École des mines de Paris, le Professeur Bruno Latour est surtout connu pour l'un de ses premiers livres, intitulé Nous n'avons jamais été modernes: essai d'anthropologie symétrique (1991), et pour son avant-dernier essai, Face à Gaïa: Huit conférences sur le nouveau régime climatique (2015), parus tous deux aux Éditions La Découverte. Or, c'est dans Où atterrir ? que Bruno Latour apporte sans doute sa critique la plus acérée sur l'indifférence des décideurs actuels face aux enjeux environnementaux et climatiques, dont la négation est colportée par certains politiciens et relayée par certains médias: « On ne se rend pas assez compte que la question du climato-négationnisme organise toute la politique du temps présent » (37). Dès l’incipit (la première phrase du livre), Bruno Latour s'attaque inévitablement aux politiques américaines (voir pp. 9, 11, 34, 36, 44, 48, 51, 53 et sq.) et dénonce nommément la désinformation et l’ère de la post-vérité (36).
Où atterrir ? se subdivise en vingt points. D'abord, il se poserait désormais un choix entre « moderniser ou écologiser » (63): « La perversité du front de modernisation, c'est qu'en ridiculisant la notion de tradition comme quelque chose d'archaïque, il a rendu impossible toute forme de transmission, d'héritage, de reprise, et donc de transformation, bref d'engendrement » (112). Par ailleurs, les politiciens ayant opté pour l’écologisme (et, inversement, les écologistes engagés dans la politique active) n'ont pas complètement réussi à gagner une majorité suffisamment efficace au sein des instances décisionnelles (64 et 94). Outre le constat — déjà assez bien connu — mais encore trop peu pris en compte par les élus, il y a des solutions proposées. Bruno Latour les formule tout au long du livre et les récapitulera dans les dernières pages. Premièrement, il appelle à dépasser les clivages « gauche-droite » devenus obsolètes, voire contre-productifs dans les stratégies politiques, afin d'unifier toutes les forces d'opposition prônant le changement (socialisme, écologisme politique) contre ces forces réunies que sont le productivisme effréné, la pollution, la surconsommation et la mondialisation (40, 64, 66 et 74). Ensuite, il faudrait réinscrire, ou reconceptualiser les classes sociales afin que celles-ci soient dorénavant « territoirement définies » (82) en fonction du lieu physique qu'elles veulent ou peuvent effectivement occuper; autrement dit, inventorier et délimiter les terrains réels et les paysages des « luttes géo-sociales, avant de les recomposer » (120). Pour Bruno Latour, nous assistons à un « déficit de représentation » des forces du changement social (120). Même l'attachement à la Terre doit être réaffirmé et rejustifié, voire renommé, afin de remplacer des termes usés, trop vagues, d'apparence ésotérique ou mal définis: « Nature? », « Gaïa? », « Planète bleue? ». Insatisfait de ces différentes manières de pointer notre intérêt collectif à vouloir sauver la planète, Bruno Latour proposera provisoirement le terme « Terrestre comme nouvel acteur-politique » (56).
Et l'anthropocène? Si Bruno Latour emploie ce concept dans la première moitié de son essai, il n'en fait pas ici son objet d’étude principal, contrairement à certains de ses livres précédents (comme Face à Gaïa). Sur le plan théorique, Bruno Latour part de tout ce que l’économiste Karl Polanyi ne pouvait nullement pas prévoir en 1945: « Polanyi a surestimé les capacités de résistance de la société à la marchandisation » (80). Le livre Où atterrir ? ne contient pas d'index (et c'est dommage), mais l'auteur le plus cité ici — à part Bruno Latour lui-même — serait probablement Karl Polanyi. Et dans les notes en fin de volume, toutes plus inspirantes les unes que les autres, Bruno Latour mentionnera une foule de travaux contemporains — français mais aussi anglo-saxons — comme ce livre méconnu de Naomi Klein, Tout peut changer: capitalisme et changement climatique, paru en 2015 (voir note 54, p. 147). On peut relire avec intérêt et d'un seul trait la suite des abondantes notes bibliographiques.
Pris isolément, le titre du livre (Où atterrir ?) semblera éminemment ambigu, mais en définitive plutôt approprié. En fait, en se demandant métaphoriquement à quel endroit se poser, Bruno Latour préconise pour les politiques environnementales futures un ancrage européen, dans la mesure où les pays d'Europe ne peuvent désormais plus, depuis le rejet de l'Accord de Paris, compter sur les États-Unis pour inspirer ou guider (et encore moins pour financer) des orientations futures axées sur une meilleure compréhension des enjeux écologiques. Autrement dit, l'attitude de plus en plus fréquente des différents gouvernements fédéraux préconisant d'attendre les décisions des autres pays afin de prendre une décision concertée (face à un problème global) constitue une perte de temps et équivaudrait à rien de moins qu'une politique de laisser-faire, et ce dans un contexte d'urgence climatique. La section finale récapitule l'argumentation et revient brièvement sur certaines dichotomies déjà énoncées ailleurs comme la complémentarité pouvant exister entre le local et le global; l'auteur reprend des lieux communs sur le problème de la protection des frontières nationales, etc. Chose inhabituelle, Bruno Latour se permet de se présenter dans les dernières pages en fournissant des éléments plus personnels sur ses origines bourgeoises, ses préoccupations de chercheur, sa vision du monde et son idéal (126–134).
Où atterrir ? est un ouvrage engagé, bien documenté, rédigé clairement et accessible pour un large lectorat, au-delà des simples politicologues. Certains passages manquent parfois d'approfondissement et de nuance, mais ceux-ci gagnent en revanche en concision. On repense parfois en le lisant aux livres de Jeremy Rifkin comme Who Should Play God? (1977), mais aussi Le rêve européen : ou comment l'Europe se substitue peu à peu à l'Amérique dans notre imaginaire (Fayard, 2005), ou plus récemment The Green New Deal: Why the Fossil Fuel Civilization Will Collapse by 2028, and the Bold Economic Plan to Save Life on Earth (2019). Mais on pourrait aussi ajouter que ce dernier livre se situe en continuité des ouvrages précédents de Bruno Latour, penseur polyvalent et critique à l'esprit transdisciplinaire. Cette ouverture transdisciplinaire pourra instruire de nombreux politicologues.