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Nations et Nations Fragiles

Published online by Cambridge University Press:  16 July 2018

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Abstract

Minority nations within multinational States often evolve within a context of great uncertainty when it comes to the protection of their distinctive political and cultural characteristics. While their minority condition in no way limits their existence as nations, it can nevertheless come with a certain feeling of national fragility and even a fear of disappearing. These minority nations, when the State to which they belong refuses to recognize their particularism and to allow them the necessary tools to defend it, can then quickly become fragile nations. In this article, we discuss, define and specify the meaning of the concept of fragile nations, putting the emphasis on its theoretical and normative dimensions.

Résumé

Les nations minoritaires dans les États multinationaux évoluent dans un contexte parfois incertain et inhospitalier de leur particularité sociétale, politique et culturelle. Si leur situation minoritaire n'est en rien un frein à leur existence comme nation, elle peut néanmoins s'accompagner d'un certain sentiment de fragilité nationale et même d'une peur de disparaître. Ces nations minoritaires, quand l’État auquel elles appartiennent refuse de reconnaître leur particularisme et de leur permettre de le défendre, peuvent alors rapidement devenir des nations fragiles. Il est l'objet du présent article de définir et de préciser le concept de nation fragile, à l'aide d'une discussion théorique, conceptuelle et normative.

Type
Research Article/Étude originale
Copyright
Copyright © Canadian Political Science Association (l'Association canadienne de science politique) and/et la Société québécoise de science politique 2018 

Toute nation est confrontée à une pléiade de problématiques et d'enjeux de nature et d'envergure bien différentes. L'existence nationale, loin d’être un long fleuve tranquille, est plutôt une route incertaine (Gagnon, Reference Gagnon2011). L’évolution, la politisation et la transformation –lentes ou rapides– d'un mouvement national sont donc, dans une certaine mesure, tributaires du chemin parcouru et de la capacité de la nation à affronter les obstacles rencontrés (Smith, Reference Smith1995 : 2 ; Bouchard, Reference Bouchard2000 : 239). Ainsi, le portrait contemporain d'une nation reflète notamment les épreuves qu'elle a croisées préalablement sur sa route (Bouchard, Reference Bouchard and Bouchard2013 : 6).

Les nations minoritaires qui évoluent dans un contexte multinational, en même temps qu'elles sont confrontées à ce même éventail de problématiques rencontrées par toutes les nations, sont également aux prises avec un vaste ensemble d'enjeux supplémentaires et d'une importance tout aussi significative (Keating, Reference Keating1997a : 255–256). Ces enjeux additionnels touchent alors à la pérennité de leur particularisme –soit, justement, de ce qui fait d'elles des nations– au sein de l’État auquel elles appartiennent (Laforest, Reference Laforest2014 : 59–60).

La nation minoritaire doit ici être entendue comme une communauté nationale singulière dont la population constitutive est numériquement inférieure au reste de la population avec laquelle elle partage un espace étatique souverain–par exemple, le Québec au sein du Canada. Elle est donc distincte de la minorité nationale, qui, au contraire, se veut l'extension ou la continuité d'une nation (majoritaire) souvent voisine –par exemple, la communauté anglophone du Québec face au « Canada anglais ». On peut ainsi soutenir que la nation minoritaire, contrairement à la minorité nationale, est l'ultime responsable et garante de l’existence nationale qu'elle porte en elle.

Lorsqu'un État multinational met en œuvre une série de mécanismes institutionnels et de pratiques ayant pour objectifs d’établir un équilibre entre les besoins et les demandes des différentes communautés sociétales constitutives de son association politique –communautés majoritaire et minoritaire(s)–, il définit alors le socle d'une cohabitation durable et satisfaisante dans laquelle le caractère distinct de tous peut être efficacement protégé. Ceci favorise ainsi un modèle du pluralisme hospitalier de la « diversité sociétale » (Mathieu, Reference Mathieu2017), c'est-à-dire respectueux de ces communautés politiques qui détiennent ou aspirent à développer une « culture sociétale » (Kymlicka, Reference Kymlicka2001 : 115). Toutefois, force est de constater que, bien souvent, « les nations majoritaires peinent à reconnaître de façon juste les revendications des nations minoritaires » (Gagnon, Reference Gagnon2011 : 4), craignant, peut-on supposer, de « perforer » ou diluer leur souveraineté (cf. Duchacek, Reference Duchacek, Duchacek, Latouche and Stevenson1988). Or, lorsque les mécanismes et les pratiques qui permettent d'atteindre un certain équilibre entre groupes nationaux sont déficients, ce sont l'instabilité, l'immobilisme et même l’éclatement qui guettent l'association politique (Norman, Reference Norman2006 : 74 ; Pèrez Lozano et Sanjaume, Reference Pèrez-Lorenzo and Sanjaume.2013).

Plus important encore, un tel déficit démocratique mine la légitimité même de l'association politique dans un ensemble multinational (Parent, Reference Parent2011 : 85). Dans ces circonstances peu hospitalières aux projets nationaux minoritaires–circonstances représentant la norme plutôt que l'exception pour les États multinationaux (McRoberts, Reference McRoberts2001 : 711) –la nation minoritaire se voit bien souvent incapable d'assurer, via ses institutions autonomes, son épanouissement politique et culturel. Dans un contexte aussi déficitaire d'un point du respect de la diversité sociétale profonde, la nation minoritaire, aux prises avec une certaine « incomplétude institutionnelle » (Breton, Reference Breton1964), peut rapidement douter quant à sa pérennité et sentir son existence être précaire. En ce sens, consciente de sa propre « réalité fragile » (Thériault, Reference Thériault2007 : 139), elle peut en venir à se concevoir comme une nation fragile.

Or, les nations minoritaires sont-elles nécessairement toutes fragiles ? La condition ou la qualification de nation minoritaire mène-t-elle forcément à celle de nation fragile ? Est-ce simplement le contexte minoritaire qui mène à la fragilité ? A priori, la prudence nous incombe d'indiquer que le parallélisme entre ces deux concepts –nations minoritaires et nations fragiles– est imparfait. En effet, d'un côté, il est possible pour une nation minoritaire d’évoluer dans un contexte multinational lui permettant de se développer et de s’émanciper politiquement et culturellement, avec pour conséquence que celle-ci n'est pas, objectivement ou subjectivement, fragile. D'un autre côté, il est également possible pour une nation souveraine d’être soumise à un contexte géopolitique la rendant vulnérable à l'influence indue ou aux menaces extérieures, ce qui ferait alors d'elle in fine une nation fragile. Les travaux d'Uriel Abulof (Reference Abulof2015) sur l’« existentialisme politique » des petites nations sont fort éclairants à cet effetFootnote 1. Ainsi, s'il est vrai que les nations minoritaires n'apparaissent pas toutes comme étant fragiles, elles ne possèdent pas non plus le monopole de la fragilité nationale.

Partant de cette perspective, l'objectif de cet article est de formaliser une discussion théorique, conceptuelle et normative afin de parvenir à circonscrire et à préciser le concept de nation minoritaire fragile. L'objet de notre contribution est ainsi circonscrit à l’étude des nations minoritaires évoluant au sein d’États multinationaux démocratiques. Parfaitement conscients que la fragilité peut également menacer les nations souveraines, nous croyons néanmoins que la vulnérabilité de telles nations participe notamment d'autres impératifs.

La présente contribution consiste alors en un effort de clarification conceptuelle spécifiquement pour l’étude de la « fragilité » des nations minoritaires. Pour ce faire, nous proposons un exercice systématique allant du général au particulier dans lequel nous aborderons, en premier lieu (1), différentes définitions et conceptions de la nation, de même que diverses formes de cohabitation multinationale qui participent de la fragilité relative des nations minoritaires. Puis, en second lieu (2), nous en viendrons précisément à l'objet que sont les nations minoritaires fragiles. Nous nous attarderons alors à la culture sociétale en tant que substrat essentiel du développement national, de même qu’à l'imaginaire de la fragilité, à son assise juridico-constitutionnelle et à ses dimensions objective et subjective. En ce sens, cet article cherche à alimenter les réflexions normatives sur les manières par lesquelles il est souhaitable, raisonnable et surtout légitime de penser le vivre-ensemble en contexte de diversité sociétale profonde (Taylor, Reference Taylor1993) –c'est-à-dire pour les États multinationaux et les sociétés complexes (cf. Mathieu, Reference Mathieu2017).

1 La nation–Définitions, conceptions de la nation minoritaire et modèles de cohabitation multinationale

« En sciences sociales, les concepts naissent et se développent en étroite interrelation avec la vie sociale. Ils visent à comprendre une réalité sociale particulière, toujours en mouvement et, en même temps, ils sont réflexifs, participant à modifier cette même réalité » (Thériault, Reference Thériault2014 : par. 1). C'est en faisant nôtre cette approche que nous comptons discuter et théoriser le concept de nation minoritaire fragile. Ainsi, de manière à produire un effort de clarification conceptuelle pour l’étude de celles-ci, il convient d'entrée de jeu de s'attarder au concept de nation, à ses différentes acceptions et aux divers modèles de gestion de la diversité sociétale profonde. Cette partie nous permettra alors d'ancrer la nation minoritaire fragile, d'un point de vue théorique, dans la vaste et instructive littérature sur les nations et le nationalisme, mais également, d'un point de vue pratique, dans le contexte de la cohabitation multinationale qui est le sien. Ce faisant, nous traiterons d'emblée des différents éléments de définitions de la nation et du peuple (1.1), pour ensuite aborder diverses conceptions de la nation minoritaire et de l’État multinational, de même que des divers modèles normatifs pour penser la cohabitation multinationale (1.2).

1.1 La nation et le peuple–Éléments de définition pour des concepts distincts, mais connexes

Le peuple et la nation sont deux concepts différents qui ne sont pas des synonymes et qu'il convient donc de distinguer. Néanmoins, dans un effort de conceptualisation de la nation, l'un peut significativement renseigner sur la nature et les fondements de l'autre. Pour en discuter, nous aborderons d'abord le concept de nation (1.1.1), puis, plus brièvement, celui de peuple, de manière à faire ressortir les éléments de convergence entre ceux-ci (1.1.2). Il va sans dire que la discussion qui suit ne peut être que parcellaire. Participer à l'effort de définition et de conceptualisation de ce qu'est une nation représente un travail bien plus substantiel et nécessiterait davantage que le fragment ici proposé (cf. Özkirimli, Reference Özkirimli2010). Cette section vise donc à offrir un survol de ce que peut englober le concept de nation, de manière à mieux y ancrer celui de nation minoritaire fragile.

1.1.1 La nation, un concept aux contours poreux

Primordialistes, modernistes et ethnosymbolistes ont majoritairement entretenu les débats sur les études qui aspirent à comprendre et à expliquer le fait national. En bref, ils correspondent aux trois principales écoles de pensée qui se sont développées au XXe siècle pour faire sens des nations et des nationalismes.

Le primordialisme, largement abandonné par les chercheurs contemporains, soutient que les nations consistent en une unité naturelle, universelle et transhistorique de division du genre humain (Özkirimli, Reference Özkirimli2010 : 49). Bien sûr, les tenants du primordialisme reconnaissent généralement que les nations n'ont pas toujours pris le visage moderne qu'on leur prête de nos jours, mais ils refusent la lecture selon laquelle ce serait la modernité et l'industrialisation qui donnèrent naissance aux nations. Parmi ses défenseurs, on pense d'abord à Peter van den Berghe (Reference Van den Berghe1981), mais aussi, à des degrés divers, à Edward Shils (Reference Shils1957) ou encore à Clifford Geertz (Reference Geertz1973).

Le modernisme, qui récuse formellement l'approche des primordialistes –et, à plus forte raison, l'approche sociobiologiste que met de l'avant Berghe (Reference Van den Berghe1981)–, suggère que les nations et les nationalismes sont des produits de la modernité, ou plutôt la conséquence de certains phénomènes sociaux typiquement modernes –soient le capitalisme, l'industrialisation, l'urbanisation, la sécularisation des sociétés et la mise en œuvre d'appareils bureaucratiques sophistiqués (Özkirimli, Reference Özkirimli2010 : 72). Le projet du nationalisme, si on reprend la formule clef d'Ernest Gellner (Reference Gellner2008 : 2), serait de faire coïncider les frontières de la nation avec les frontières politiques, de sorte que la « haute culture » (high culture) de la nation englobe tous les particularismes ethnoculturels présents sur le territoire. En plus de Gellner, les auteurs les plus influents du courant moderniste sont sans conteste Benedict Anderson (Reference Anderson1983) et Miroslav Hroch (Reference Hroch1985).

Enfin, une troisième interprétation d'ensemble fut proposée par Anthony D. Smith (Reference Smith1995) et John Armstrong (Reference Armstrong1982), qu'on reconnaît généralement au titre de l'ethnosymbolisme. La construction théorique de Smith se veut une réponse critique aux insuffisances et aux angles morts qu'il perçoit dans les paradigmes tant primordialiste que moderniste. Ainsi, l'ethnosymbolisme se caractérise essentiellement par l'idée selon laquelle l’étude des nations et des nationalismes doit s'effectuer sur la « longue durée », et ainsi réussir à comprendre et à expliquer la continuité historique et symbolique qui prend origine chez les ethnies (Smith, Reference Smith1995), puis qui aboutit ultimement, à l’ère moderne, en nations et en nationalismes (Özkirimli, Reference Özkirimli2010 : 143). Ce faisant, Smith suggère que l’étude des nations et des nationalismes ne prenne pas uniquement des dimensions institutionnelles et objectives comme variables explicatives, mais qu'on s'intéresse également aux éléments plus subjectifs qui ont trait aux traditions, aux valeurs, aux mythes et aux imaginaires politiques. Au Québec, l'interprétation que nous faisons des travaux de Gérard Bouchard (Reference Bouchard2000; Reference Bouchard and Bouchard2013) nous invite à le présenter comme un défenseur de cette approche –bien qu'il ne s'en réclame pas lui-même. Jusqu’à un certain degré, les travaux de Montserrat Guibernau (Reference Guibernau1996; Reference Guibernau1999) participent aussi à l'approfondissement des réflexions sur les nations et les nationalismes chères à l'ethnosymbolisme.

Au regard de cette riche littérature, les États dont les frontières n'aspirent pas ou n'aspirent plus à coïncider avec celles d'une nation sont généralement dépeints comme des accidents de l'Histoire moderne. Ainsi, faisant écho aux écrits du philosophe et historien Hans Kohn (Reference Kohn1958 [1944]), les nationalismes minoritaires au sein d'ensembles étatiques multinationaux sont souvent considérés comme l'expression rétrograde de communautés ethniques qui aspireraient à faire coïncider les frontières de la nation avec celles d'un nouvel État (Trudeau, Reference Trudeau1967 ; Hobsbawm, Reference Hobsbawm1990 ; Ignatieff, Reference Ignatieff1993 ; Kedourie, Reference Kedourie1994). Cette lecture, surtout caractéristique d'une application rigide du cadre théorique moderniste, n'est donc pas très hospitalière des projets nationaux minoritaires. Il nous semble également que l'ethnosymbolisme offre un cadre d'analyse plus englobant et accueillant pour le fait national minoritaire, ce que Guibernau (Reference Guibernau1999) appelle les « nations sans États ».

En ce qui concerne les définitions précisément des concepts de nation et de nationalisme, il nous incombe d'aborder celles-ci avec prudence. En effet, cette tâche de conceptualisation peut s'avérer périlleuse en raison du nombre impressionnant de définitions qu'on retrouve dans la littérature (Rachik, Laroui et Belal, Reference Rachik, Laroui and Belal.2007 : 3). Ceci dit, il semble que Louis Balthazar offre une définition particulièrement pertinente et englobante de la nation, laquelle recoupe les dimensions tant objectives que subjectives présentes dans les travaux de nombreux auteurs (cf. Smith, Reference Smith1971 ; Anderson, Reference Anderson1983 ; Southcott, Reference Southcott1987 ; Miard-Delacroix, Reference Miard-Delacroix2004 ; Brouillet, Reference Brouillet2005). Balthazar (Reference Balthazar2013 : 23) suggère qu'une nation correspond à « un groupe de personnes qui, au-delà d'unités élémentaires comme la famille, le clan, la tribu, acceptent de vivre-ensemble sur un territoire donné, partagent un certain nombre de valeurs, d'habitudes, de souvenirs et d'aspirations, parlent la même langue (le plus souvent), et sont régis par une organisation politique ». Cette définition nous apparaît dès lors porteuse pour penser l'existence nationale, que celle-ci soit d'expression minoritaire ou pas.

Pour ce qui est du nationalisme, Balthazar suggère qu'il correspond à « un mouvement qui consiste à accorder une priorité à l'appartenance nationale et à lutter pour une meilleure reconnaissance de la nation à laquelle on appartient » (Balthazar, Reference Balthazar2013 : 22). Ainsi, on comprend qu'une nation n'a pas à être souveraine ni majoritaire pour exister de manière légitime, et que le nationalisme peut également s'opérer au sein d'un État multinational.

Ces éléments de définitions sont également intéressants en ce qu'on comprend facilement comment le nationalisme n'est pas nécessairement opposé au libéralisme –bien qu'il puisse toutefois l’être, évidemment. Dans ces pages, ce sera l'idée d'un nationalisme libéral qui sera mise de l'avant (cf. Tamir, Reference Tamir1995 ; Kymlicka, Reference Kymlicka2001 ; Gagnon, Reference Gagnon2008). En bref, dans la construction théorique du nationalisme libéral, « l'individu ne disparait plus derrière la mobilisation [nationale], il préserve son choix, contrôle son degré de loyauté, refuse toute prétention à l'homogénéisation sociale et culturelle impliquant la disparition d'un fort pluralisme protecteur au nom d'une culture unique à laquelle s'identifierait la nation tout entière » (Hermet, Badie, Birnbaum et Braud, Reference Hermet2015 : 203). La nation est toutefois un élément important et structurant pour que l'individu puisse jouir de ses droits et libertés démocratiques, en ce que c'est elle qui fournit le cadre politique et institutionnel –une culture sociétale, dirons-nous– qui offre à l'individu un véritable « contexte de choix » (Kymlicka, Reference Kymlicka2001 : 115).

1.1.2 Le peuple, un concept autonome, mais éclairant pour comprendre la nation

Ces différents éléments de définition de la nation peuvent, selon nous, être ponctués et bonifiés de la littérature qui porte plus spécifiquement sur la notion de peuple. En effet, le peuple et la nation, sans être de parfaits synonymes, peuvent néanmoins renvoyer à des réalités semblables. Pour Patrick Taillon, « il nous faut distinguer trois contextes dans lesquels le mot peuple peut être utilisé » (Reference Taillon2011 : 94). Il y a d'abord le peuple/demos, c'est-à-dire le peuple qui « correspond à la population d'une organisation politique donnée, [symbolisant] un lien social […] avant tout politique et démocratique » (Reference Taillon2011 : 94). Il y a aussi le peuple/corps électoral, « employé dans un sens très concret afin de décrire l’électorat », et enfin le peuple/nation, se démarquant « par la charge identitaire considérable qu'il implique » (Reference Taillon2011 : 94). Ce peuple/nation décrit alors « une communauté politique dont l'identité prend racine dans une histoire commune et dans un désir partagé de vivre-ensemble », il « se caractérise par cette conscience d'exister en tant que peuple et par ce sentiment partagé d'une destinée commune » (Reference Taillon2011 : 94 et 95). Autrement dit, pour reprendre l'expression de Thériault (Reference Thériault2007), ce peuple/nation est caractérisé du fait qu'il souhaite « faire société » à partir de ses institutions autonomes propres.

Sur la longue durée, la construction de l’État-nation moderne « normal » (Parekh, Reference Parekh2006 : 188–189) –laquelle n'est pas étrangère pour autant aux États hébergeant une diversité sociétale profonde– en est venue à inscrire dans les imaginaires la prédominance du peuple/demos comme étant un et homogène sur le plan national ; empêchant alors bien souvent la pleine et légitime expression du peuple/nation pour les collectivités nationales minoritaires. En bref, Laforest (Reference Laforest2014 : 48) dit de ce modèle de l’État-nation moderne « normal » qu'il se veut triplement moniste : il concentre sa souveraineté –unique et illimitée sur son territoire– dans une identité politique singulière ; de cet espace légal et homogène ressort une citoyenneté unitaire et directe entre l'individu et l’État ; enfin, de cette compréhension de la citoyenneté découle une identité nationale. Ce faisant, bien que l’État multinational héberge effectivement plusieurs peuples/demoi, il se représente généralement comme étant porteur d'un unique peuple/demos –ou « haute culture », dirait Gellner (Reference Gellner2008)–, qui ne reconnaît par ailleurs qu'un seul peuple/nation sur son territoire. Dans cette perspective, on dira qu'un seul peuple, une seule nation au sein de l’État peut légitimement consolider et pérenniser son existence politique via une « complétude institutionnelle », c'est-à-dire une capacité à posséder ses propres institutions sociales et civiques, juridiques et politiques (cf. Breton, Reference Breton1964 : 194Footnote 2).

Reprenant alors la systématisation et les éléments de définition de Taillon, lesquels trouvent un écho certain dans la littérature (cf. Raynaud, Reference Raynaud1998 ; Krulic, Reference Krulic2007), nous sommes à même de constater que les différents éléments constitutifs de la notion de peuple peuvent considérablement recouper ceux du concept de nation. En effet, on retrouve tant des dimensions objectives que subjectives dans les deux concepts, en plus qu'ils insistent tantôt sur une conception plus civique du peuple et de la nation, tantôt davantage sur la conception sociologique de ceux-ci à travers l'existence d'un ensemble de caractéristiques communes. Le peuple et la nation sont donc deux concepts partageant un certain horizon d'entendements communs. Sans être de parfaits synonymes, les éléments de définition du peuple peuvent ainsi contribuer à forger une définition plus juste et englobante de la nation.

Assez proche de la définition que nous propose Balthazar (Reference Balthazar2013 : 23) –et nous alimentant des enseignements portant sur le concept de peuple–, on retiendra donc que la nation renvoie à une dimension à la fois subjective –ces sentiments communs ou imaginaires nationaux partagés– et objective, au sens d'abord sociologique –une ou plusieurs caractéristiques partagées, par exemple une langue, une culture, une religion, etc.–, puis civique –une citoyenneté commune et des droits fondamentaux. Enfin, la nation a également à voir avec un territoire spécifique, à l'intérieur duquel les institutions nationales se développent. En ce sens, nous souscrivons à la définition d'Anthony Smith selon laquelle la nation est un groupe « qui manifeste une citoyenneté commune, un sentiment commun, aussi bien qu'une ou plusieurs caractéristiques qui différencient ses membres de ceux d'autres groupes avec qui ils sont alliés ou en conflit » (Smith, Reference Smith1971 : 175).

1.2 La nation minoritaire dans son contexte–Diverses formes institutionnelles de cohabitation nationale

Lorsqu'on situe la nation minoritaire dans son contexte, force est de constater la nature imparfaite du modèle de l’État-nation moderne « normal », duquel devrait découler une identité nationale unique et singulière. Il est effectivement inexact de prétendre que toutes les nations ont leur propre État souverain (Smith, Reference Smith1995 : 95 ; Guibernau, Reference Guibernau1996 ; Norman, Reference Norman2006). De ce fait, on constate l'existence non seulement d’États multinationaux, mais également de divers modèles étatiques d'aménagement de la diversité nationale et sociétale, lesquels peuvent avoir un impact significatif sur la fragilité relative des nations minoritaires. Afin d'aborder ces différentes notions, nous traiterons d'abord de quelques conceptions de la nation minoritaire et de l’État multinational (1.2.1), pour ensuite aborder les différents modèles étatiques de cohabitation nationale (1.2.2).

1.2.1 Les conceptions diverses de la nation minoritaire et de l’État multinational

Tel que nous l'avons défendu plus haut, le fait minoritaire n'est en rien une entrave à l’existence nationale : la nation minoritaire existe avant tout, comme n'importe quelle nation, en raison de son désir de « faire société ». De même, il faut convenir qu'une nation minoritaire est à même de produire, tout autant qu'une nation majoritaire, les fondements identitaires nécessaires aux yeux d'un groupe de personnes plus ou moins large pour qu'ils se reconnaissent comme membres d'une collectivité nationale solidaire et singulière, d'une part, et qu'ils accordent une valeur à la fois symbolique et pratique à celle-ci, d'autre part (Guibernau, Reference Guibernau1996 : 76). À ce titre, et tel qu'en conviennent Lecours et Nootens (Reference Lecours, Nootens., Gagnon, Lecours and Nootens2007), la distinction entre nationalisme majoritaire et nationalisme minoritaire est avant tout contextuelle et n'a rien d'une différence de nature. Cette distinction tire donc son origine de l'environnement politique et légal dans lequel la nation évolue et à partir duquel elle aspire à s’émanciper –tant culturellement que politiquement.

La nation minoritaire lutte alors généralement pour que l'espace étatique dans lequel elle évolue participe plutôt d'une dynamique de non-domination (cf. Tully, Reference Tully1999 ; Pettit, Reference Pettit1997 ; Gagnon, Reference Gagnon2008). À cet égard, la notion de non-domination renvoie à l'idée selon laquelle un individu ou une collectivité peut librement se mouvoir et s'exprimer, sans souffrir de l'interférence arbitraire d'une autre personne ou partie (Pettit Reference Pettit1997 : 271). Ainsi, pour qu'une dynamique de non-domination prédomine au sein d'un État multinational, il est impératif que les différentes composantes de la diversité sociétale constitutive de l'association politique puissent s’émanciper de manière autonome, via leurs propres institutions, sans que le groupe majoritaire ou autrui interfère unilatéralement dans ce processus. Bref, il est selon nous fondamental que la nation minoritaire puisse assurer sa pérennité en se faisant porteuse d'une « complétude institutionnelle » (Breton, Reference Breton1964; Reference Breton2005).

Ces nations qui se développent en contexte minoritaire peuvent être appréhendées à partir de divers corpus théoriques. Dans la littérature, on va notamment qualifier ces communautés nationales de « petites nations » (Paquin, Reference Paquin2001 ; Kundera, Reference Kundera2005 ; Thériault et Laniel, Reference Thériault and Lanielà paraître), de « nations sans États » (Keating, Reference Keating1997b ; Guibernau, Reference Guibernau1999), de nations « périphériques » ou « régionales » (Ohmae, Reference Ohmae1995), de « minorités nationales » (Kymlicka, Reference Kymlicka2001), de « nations minoritaires » (Gagnon, Reference Gagnon2011), de « petites sociétés » (Thériault, Reference Thériault2005), de « sociétés distinctes » (Laforest, Reference Laforest2004), de « petits peuples » (Abulof, Reference Abulof2009), de « nations ethniques » (Ignatieff, Reference Ignatieff1993), voir, simplement de « minorités » (Mylonas, Reference Mylonas2013). Néanmoins, peu importe l’étiquette qu'on puisse leur accoler, ces communautés ont toutes en commun le fait d'exister en tant que nations dans un contexte étatique où elles sont minoritaires.

Ces nations minoritaires, de par leur condition même de minorité, évoluent donc toutes dans un État multinational. Une définition parfois restrictive, d'autres fois libérale, peut être attribuée à ce type d’État. En ce qui nous concerne, nous souscrivons à l'approche plus inclusive de John Pinder selon laquelle un État multinational est un État dont au moins un groupe ou une entité fédérée ou régionale constituante « est défini ou se définit comme nation » (Pinder, Reference Pinder, Michael and John2007 : 1).

Traitant des États multinationaux, il n'est pas rare de se voir reprocher d'attribuer le qualificatif multinational à un État dont toutes les composantes ne se représentent pas elles-mêmes comme des nations. Or, cette approche nous apparaît réductrice–voire stérile–puisqu'ayant pour effet de soustraire nombre de sociétés fragmentées (Lijphart, Reference Lijphart1977 : 3 ; Guénette, Reference Guénette, Lamarche and Jaumain2017 : 197), à la composition nationale hétérogène, d'un ensemble auquel elles semblent spontanément appartenir. En ce sens, nous croyons que le qualificatif multinational n'impose pas à tous les groupes d'un tel État de se représenter comme des nations, mais indique plutôt la présence de plus d'un projet national dans un seul et même État souverain.

Ces États multinationaux, pour répondre aux besoins et aux demandes des différentes collectivités qui les composent, et ainsi procéder à la gestion de leur diversité sociétale interne de la manière la plus hospitalière et harmonieuse possible, doivent mettre en place des institutions politiques et des mécanismes de gouvernance étatique qui permettront à toutes leurs composantes d'exercer une autonomie satisfaisante. Plusieurs modèles existent à cet effet.

1.2.2 Les différents modèles étatiques d'aménagement de la diversité sociétale

La cohabitation multinationale peut s'opérer et être administrée à travers divers modèles, qu'on pourrait catégoriser en fonction de leur potentiel à susciter un vivre-ensemble harmonieux et hospitalier de la diversité sociétale. En fait, on peut placer ceux-ci sur un spectre –quoiqu'imparfait –allant de centralisé et peu susceptible de dégager un espace significatif de liberté et d'autonomie pour tous les partenaires de l'association politique, à fortement décentralisé et adapté aux demoi constitutifs de la réalité multinationale de l’État. Nous aborderons ici quelques cas pouvant être placés sur ce spectre et qui ont un certain potentiel d'hospitalité à l’égard de la diversité sociétale. La pertinence de cette section repose donc dans sa capacité à témoigner de l'existence de divers espaces politiques et institutionnels dans lesquels les nations minoritaires peuvent évoluer et éventuellement développer un sentiment de fragilité. Ces différents modèles n’épuisent cependant pas la diversité des options défendues dans la littérature. Dans l'ordre, nous discuterons de l’État régional, du fédéralisme territorial, du fédéralisme personnel, du fédéralisme multinational et de l’État consociatif.

L’État régional –ou encore État des autonomies– est un modèle dans lequel « l'autonomie accordée aux régions va plus loin qu'une simple décentralisation de l'administration », puisqu'elle emporte « la reconnaissance d'un pouvoir législatif régional » (Favoreu et autres, Reference Favoreu2015 : 486). Néanmoins, et malgré cela, l’État régional reste « un et indivisible » –selon la formule des Constitutions espagnole et italienne–, avec pour conséquences que les « collectivités régionales ne possèdent pas les attributs d'un État fédéré. Leur pouvoir d'auto-organisation est encadré et leur participation à l'exercice du pouvoir étatique national est très limité » (Favoreu et autres, Reference Favoreu2015 : 495). L’État régional représente ainsi un modèle de cohabitation où l’épanouissement de la nation minoritaire est possible, mais où celle-ci demeure sous le joug ou la domination de l’État central, et ainsi de la majorité. Nous considérons le modèle de l’État dévolutionnaire –à l'image des dévolutions entreprises depuis deux décennies au Royaume-Uni– comme participant d'une dynamique somme toute analogue à l’État régional.

Le fédéralisme territorial, comme l'indique son intitulé, divise les composantes d'un État en fonction d'un critère de territorialité. Ce n'est alors pas tant l'appartenance à un groupe donné qui fonde le lien d'un individu à une entité fédérée, mais plutôt l'endroit où il vit et où il s’établit sur le territoire. Cette conception du fédéralisme n'a donc pas forcément pour objectif la promotion de la diversité sociétale et la défense de la spécificité de chacune des composantes de l'association politique. En effet, les fédérations dites territoriales optent pour un modus operandi où l'on traite de manière strictement identique tous les citoyens d'un pays donné (Elazar, Reference Elazar1987 : 66). Néanmoins, le partage effectif de la souveraineté et l'absence de subordination des entités fédérées aux institutions fédérales en font un modèle susceptible de dégager un espace institutionnel plus ou moins « complet » où une nation minoritaire peut potentiellement être à même de promouvoir son particularisme.

Le fédéralisme personnel, quant à lui, procède plutôt à la répartition des compétences législatives dans l’État non pas de manière territoriale, mais plutôt en fonction des clivages de la société, que ceux-ci soient linguistiques, ethniques ou religieux par exemple. Cette attribution est donc plus en conformité avec le principe de personnalité. Dans un tel régime, l'application des lois et des normes se rattache aux individus et non pas au territoire (Motard, Reference Motard2013 : 8). Cela peut favoriser la cohabitation pacifique des différents groupes dans un État segmenté, puisque le fédéralisme personnel permet une répartition des compétences précisément en fonction des clivages de celui-ci. Cependant, on souligne parfois que ce type d'autonomie non territoriale est jugé comme insuffisant pour répondre aux demandes des nations minoritaires (Kymlicka, Reference Kymlicka2005 : 117 ; Bauböck, Reference Bauböck and Nimni2005 : 84).

On peut ensuite distinguer le fédéralisme personnel du fédéralisme multinational. En effet, ce qui caractérise celui-ci, c'est une « reconnaissance politique et constitutionnelle explicite […] du pluralisme national de la fédération qui soit acceptable pour les principaux acteurs politiques » (Requejo, Reference Requijo2009 : 103). À l'inverse du fédéralisme territorial, il s'agit d'un modèle qui « prévoit des mesures équitables permettant d'offrir aux membres de chacune des communautés nationales cohabitant au sein d'une fédération les mêmes possibilités d'accomplissement » (Gagnon, Reference Gagnon2008). Pour reprendre la formule de Raymond Breton (Reference Breton1964), on peut dire que ce modèle prévoit expressément la possibilité pour une ou plusieurs collectivités nationales minoritaires d'atteindre un degré significatif de « complétude institutionnelle ». En ce sens, « [l]’instauration du fédéralisme multinational, comme type idéal, représente un progrès marqué permettant d'inscrire dans l’équation politique de nombreuses sociétés différenciées qui se sentent aliénées parce que le pouvoir échappe fréquemment aux minorités nationales » et aux nations minoritaires (Gagnon, Reference Gagnon2008).

Enfin, l’État consociatif représente, comme le fédéralisme multinational, un modèle pouvant potentiellement permettre un épanouissement optimal pour les nations minoritaires. Dans celui-ci, on prône la mise en place d'une série de mécanismes et d'arrangements ayant comme finalité de favoriser le consensus entre les groupes nationaux (Lijphart, Reference Lijphart1977 ; Pinder, Reference Pinder, Michael and John2007 ; Sinardet, Reference Sinardet2011). Non seulement cherche-t-on alors à accorder une autonomie institutionnelle importante aux segments minoritaires, mais on veut également leur permettre de participer activement aux processus décisionnels de l’État central, tout en favorisant la collaboration et la cohésion intersegmentale (Lijphart, Reference Lijphart1977). Ainsi, dans l’État consociatif, l'ensemble de l'appareil politique, institutionnel et gouvernemental est sous-tendu de cette logique de cohabitation –et de non-domination– multinationale.

Ces divers modèles, tous à leur manière, proposent donc des mécanismes institutionnels ayant pour objectif d'aménager la diversité sociétale. Sans qu'il n'y ait de systèmes universellement parfaits et applicables à tous les États multinationaux, ce qui importe, à notre sens, est de chercher une voie optimale pour favoriser l’émancipation des nations minoritaires et le développement de leur culture sociétale dans le contexte politique et juridique de l’État dans lequel elles évoluent. À cet égard, la capacité légale et institutionnelle, pour une nation minoritaire, de développer sa culture sociétale de manière autonome constitue une condition nécessaire pour qu'elle puisse s’émanciper, tant sur le plan politique que culturel.

2 La culture sociétale et le fait minoritaire

La capacité de développer de manière autonome sa culture sociétale a un impact direct sur la fragilité d'une nation minoritaire. En fait, on pourrait dire de manière générale que le degré relatif de fragilité d'une nation minoritaire est indirectement proportionnel à sa capacité légale de développer de manière autonome sa culture sociétale. Ainsi, ces deux variables sont irrémédiablement reliées. Pour en faire la démonstration, nous aborderons maintenant l'effet déterminant de la culture sociétale sur l’émancipation culturelle et politique des nations minoritaires fragiles (2.1), puis, l'influence de l'ordre constitutionnel sur la fragilité de ces mêmes nations (2.2).

2.1 La fragilité nationale et sa symbiose avec la culture sociétale

Pour aborder plus en profondeur cette dynamique selon laquelle la culture sociétale en vient à jouer le rôle de « substrat essentiel » au développement, voire à l’émancipation politique et culturelle des nations minoritaires, nous traiterons d'abord des dimensions objectives de leur fragilité, en lien avec la capacité institutionnelle des nations minoritaires à développer une culture sociétale (2.1.1). Ensuite, en complément à ces dimensions objectives, nous discuterons des dimensions plutôt subjectives, lesquelles ont trait à un certain « imaginaire » de la fragilité pour les nations minoritaires (2.1.2). Subsidiairement, cette section nous permettra d'exposer comment, dans une certaine mesure et dans certains contextes, le cadre de la fragilité nationale pourrait également être applicable aux nations majoritaires ou souveraines.

2.1.1 La fragilité nationale et l'institutionnalisation d'une culture sociétale

Si nous avons restreint le cadre de notre contribution aux nations minoritaires, rappelons néanmoins que celles-ci n'ont pas le monopole de la fragilité nationale. En effet, il demeure vrai que des nations majoritaires –telle que la nation flamande– ou des nations souveraines –telles que les nations lettone, estonienne, lithuanienne, polonaise, ou encore israélienne– peuvent aussi évoluer dans des contextes ayant pour effet de les rendre fragiles. Cette fragilité peut alors découler, par exemple, d'une domination historique, politique, économique, culturelle, voire militaire, de la part d'une nation voisine, avec laquelle elle partage, ne partage plus ou n'a jamais partagé le territoire d'un même État.

Toutefois, en comparaison avec les nations majoritaires ou souveraines, les nations minoritaires font généralement état d'un niveau de fragilité particulier, car elles ne disposent pas nécessairement de l'ensemble des leviers juridico-constitutionnels nécessaires permettant de protéger leur culture sociétale distincte. Ainsi, en plus de prêter le flanc aux mêmes menaces ou obstacles que les nations majoritaires ou souveraines, elles doivent, en général, composer avec une latitude constitutionnelle et institutionnelle considérablement plus limitée lorsque vient le temps de consolider leur culture sociétale.

Pour toute communauté nationale –minoritaire, majoritaire ou souveraine– rappelons qu'une culture sociétale renvoie à l'ensemble des institutions sociales, politiques et juridiques qui lui permet de « faire société » à partir de ses paramètres privilégiés, et ainsi favoriser une vie citoyenne et démocratique équitable, de même qu'un vivre-ensemble pacifique (Kymlicka, Reference Kymlicka2001). Dans le cas d'une nation minoritaire, cette capacité de développer et de renforcer sa culture sociétale est directement tributaire de la force de ses institutions nationales, ou encore de ce que Raymond Breton appelle son degré de « complétude institutionnelle » (Breton, Reference Breton1964). Selon ce dernier, la complétude institutionnelle atteint son plein potentiel lorsqu'une communauté est en mesure d'offrir elle-même tous les services essentiels à ses membres (Reference Breton1964 : 194). Ainsi, le développement de la culture sociétale d'une nation minoritaire évolue dans une certaine concomitance avec son degré de complétude institutionnelle, soit sa capacité à posséder « des institutions qui lui sont accrochées » (Thériault, Reference Thériault2014 : par. 5).

Recoupant en bonne partie la définition de nation que nous offre Louis Balthazar, Will Kymlicka (Reference Kymlicka2001 : 34) suggère qu'une culture sociétale s'exprime généralement par l'intermédiaire d'une langue spécifique, comme elle est aussi territorialement concentrée dans un espace précis ou défini. Ainsi, la culture sociétale est « une culture qui offre à ses membres des modes de vie, porteurs de sens, qui modulent l'ensemble des activités humaines, au niveau de la société, de l’éducation, de la religion, des loisirs et de la vie économique, dans les sphères publiques et privées » (Kymlicka, Reference Kymlicka2001 : 115).

Or, il est raisonnable d'indiquer que la capacité légale, pour une nation minoritaire, de développer de manière autonome les institutions clefs de sa culture sociétale apparaît comme une condition nécessaire pour qu'elle puisse « faire société », et potentiellement s’émanciper, tant sur le plan politique que culturel. En d'autres termes, la culture sociétale d'une nation minoritaire, substrat essentiel à son émancipation et à sa pérennité, peut être renforcée ou fragilisée en fonction de la marge de manœuvre et de la capacité constitutionnelle de cette nation à développer des institutions autonomes à l'intérieur du cadre multinational.

La fragilité d'une nation minoritaire peut ainsi découler directement de caractéristiques observables qui ont trait à sa capacité légale et constitutionnelle contemporaine à développer une culture sociétale suffisamment riche sur le plan institutionnel pour lui permettre non seulement de croire à son avenir, mais également, jusqu’à un certain degré, de le contrôler. Cela étant, il importe aussi de souligner que la fragilité nationale, pour une nation minoritaire, n'est pas qu'objective ou institutionnelle, mais se rapporte également à son imaginaire collectif et à ses mythes directeurs.

2.1.2 L'imaginaire de la fragilité nationale

Les nations minoritaires évoluent dans le cadre d'une multination où, la plupart du temps, on se représente l'association politique à travers le prisme du modèle de l’État-nation moderne « normal » (cf. McRoberts, Reference McRoberts2001 : 711). Ainsi, la domination objective du groupe majoritaire face à la nation minoritaire –par l'intermédiaire d'une capacité plus ou moins limitée de celle-ci à développer sa culture sociétale de manière autonome– s'ajoute souvent à une domination subjective du fait qu'un peuple/demos écrase symboliquement et politiquement la réalité sociologique de la présence effective de peuples/demoi. Ainsi, pour paraphraser Milan Kundera, on dira que pour les acteurs sociaux qui se réclament d'une appartenance à une nation fragile, l'existence de leur nation n'est pas à leurs yeux « une certitude qui va de soi, mais toujours une question, un pari, un risque » (Kundera, Reference Kundera2005 : 47). À l'inverse, lorsque les citoyens des « Grandes nations » (Kundera, Reference Kundera2005 : 48), ou encore les citoyens du groupe majoritaire dans le cadre d'une multination, se représentent symboliquement leur communauté politique d'appartenance, ils auraient plutôt à l'esprit des idées de « grandeur » et d’« éternité ».

Ce faisant, dans sa dimension subjective, la fragilité d'une nation s'exprime par l'intermédiaire de l'inquiétude existentielle de la disparition possible et potentielle de la communauté nationale. En bref, les acteurs sociaux et politiques qui se sentent appartenir à une nation fragile ont ce sentiment que les pages que l'Histoire écrira ont très peu à voir avec leur expérience nationale spécifique, et craignent par conséquent pour la pérennité de celle-ci. On dira donc que la dimension subjective de la fragilité nationale s'exprime à travers la conscience d'un destin national fragile dans cet « âge des incertitudes » (Gagnon, Reference Gagnon2011).

Précisément en ce sens, il apparait alors évident que des nations souveraines –généralement des petites nations souveraines telles que celles mentionnées précédemment– peuvent parfaitement éprouver ou ressentir un degré important de fragilité. En effet, l'imaginaire de la fragilité nationale, bien souvent tributaire de l'histoire de ces États pourtant souverains, dépasse alors le cadre unique du nationalisme minoritaire et peut également s'appliquer aux expériences de nations majoritaires ou souveraines. Encore une fois, au risque de nous répéter, les nations minoritaires n'ont pas le monopole de la fragilité nationale.

Tout ceci semble caractéristique de ce que nous entendons par la dimension subjective de la fragilité nationale. Néanmoins, l'expression ordinaire d'un sentiment de fragilité, pour une communauté nationale minoritaire, ne doit pas être entendue comme une fatalité indépassable, mais bien davantage comme l'un des défis majeurs que les démocraties complexes contemporaines doivent surmonter et apprendre à gérer. À cet égard, l'ordre constitutionnel de l’État multinational a une influence majeure, celui-ci pouvant avoir un impact significatif, autant du point de vue de la culture sociétale que de l’imaginaire de la nation minoritaire fragile.

2.2 L'influence de l'ordre constitutionnel sur la fragilité des nations minoritaires

Dans un État démocratique multinational souhaitant développer un espace suffisant pour permettre aux nations minoritaires y évoluant de consolider leur culture sociétale, il apparaît nécessaire que ce souhait soit reflété dans l'ordre constitutionnel global. En effet, les fondements positivistes des institutions sociales, politiques et linguistiques d'une nation minoritaire, soit sa liberté d'action et son degré de complétude institutionnelle (Breton, Reference Breton1964 ; Bourgeois et Bourgeois, Reference Bourgeois and Bourgeois.2012), trouveront inévitablement leurs fondements dans l'ordre constitutionnel de l’État multinational auquel elle appartient. Ainsi, ce dernier exercera une influence significative sur le développement de la culture sociétale d'une nation minoritaire. Pour en faire état, nous présenterons d'abord les différents domaines dans lesquels l'ordre constitutionnel englobant peut avoir un impact direct sur la culture sociétale d'une nation minoritaire fragile (2.2.1), puis nous aborderons les dimensions à la fois objective et subjective de cette influence sur la fragilité des nations minoritaires (2.2.2).

2.2.1 Les différentes sphères d'influence de l'ordre constitutionnel englobant

La Constitution d'une société est un instrument qui a un impact significatif sur la vie d'un peuple et sur la conduite de ses dirigeants. Loi suprême de l’État, elle régit la division des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire et donne aux citoyens un ensemble de droits fondamentaux. C'est aussi elle qui définit les règles du partage de la fonction législative entre différents ordres de gouvernement. Ainsi, s'il nous apparaît évident que la nation préexiste nécessairement à la Constitution (Nootens, Reference Nootens2016 : 91–100), il nous l'est tout autant que cette dernière exercera une influence majeure sur le développement et l’évolution nationale, et ce, à plus forte raison pour une nation minoritaire (Watts, Reference Watts, Burgess and Pinder2007 : 234).

Cette influence peut être multiforme et peut se manifester de diverses manières et sur différents aspects. À ce titre, Mathieu et Guénette (Reference Mathieu and Guénette.2018) ont introduit un Index des cultures sociétales (ICS) afin de dégager un cadre d'analyse qui permet de mesurer la force relative de la culture sociétale d'une nation minoritaire à travers sa liberté d'action dans différents domaines. A contrario, nous suggérons que l'ICS peut également constituer un outil méthodologique fiable et valide afin de jauger la fragilité d'une telle nation minoritaire. En accord avec les six variables constitutives de l'ICS, nous croyons que les domaines de la reconnaissance nationale, des droits linguistiques, de la compétence en matière d'immigration, de l’autonomie fiscale, de l’autodétermination interne et de l’autodétermination externe sont des enjeux essentiels sur lesquels l'ordre constitutionnel de l’État multinational aura indéniablement un impact, eu égard à la capacité légale relative de la nation minoritaire à développer sa culture sociétale de manière autonome. Ces six piliers juridico-constitutionnels, de même que les 12 indicateurs qui les opérationnalisent, constituent ainsi les fondements à partir desquels nous croyons que la culture sociétale d'une nation minoritaire peut se renforcer ou se fragiliser encore davantage dans l'ensemble multinational (Mathieu et Guénette, Reference Mathieu and Guénette.2018). En effet, l'ICS ayant pour objectif d’évaluer la force relative de la culture sociétale d'une nation minoritaire, il permet par le fait même de renseigner significativement quant à la fragilité relative de celle-ci. À ce titre, nous reprendrons ici les éléments constitutifs de l'ICS pour démontrer leur influence éventuelle sur la fragilité d'une nation minoritaire.

En premier lieu, la reconnaissance nationale est un facteur fondamental pour une nation minoritaire, de même que pour la force de sa culture sociétale. En effet, l'absence de reconnaissance, pour une nation minoritaire en contexte multinational, est susceptible de représenter un tort moral et politique sérieux en ce qu'elle aura pour effet de remettre en cause son existence même (Seymour, Reference Seymour and Gagnon2010). À cet égard, il nous semble évident qu'une nation en quête de reconnaissance sera grandement influencée dans son sentiment d'insécurité existentielle, si on lui nie constamment celle-ci (Bouchard, Reference Bouchard and Bouchard2013; Boucher, Reference Boucher and Seymour2016 : 28). Ainsi, pour constater qu'il y a bel et bien reconnaissance d'une nation minoritaire dans un État multinational, il est non seulement nécessaire que la Constitution de celui-ci (i) mentionne la nation minoritaire, mais également qu'elle (ii) aménage une certaine asymétrie en sa faveur.

En deuxième lieu, les droits linguistiques représentent eux aussi un enjeu de premier rang pour une nation minoritaire. Au cœur du développement de sa culture sociétale, ils constituent le socle à partir duquel celle-ci parviendra à « faire société » dans son particularisme (Thériault, Reference Thériault2007 : 153). De même, c'est ultimement via une langue commune et standardisée que la culture sociétale peut être diffusée et partagée (Gellner, Reference Gellner2008 : 26) et que la communauté nationale peut en venir à s’imaginer comme telle (Anderson, Reference Anderson1983 : 44–45). Ainsi, la nation minoritaire doit être en mesure, à tout le moins, (i) de faire de sa langue nationale la langue officielle sur son territoire, de même que (ii) d’éduquer sa population dans cette même langue (Woehrling, Reference Woehrling2004 : 127–128).

En troisième lieu, la compétence en matière d'immigration représente, de la même manière, un mécanisme d'une grande utilité pour les nations minoritaires. Celle-ci est de nature à leur permettre d'exercer un contrôle sur le volume de l'immigration arrivant sur son territoire et sur les termes de l'intégration des nouveaux arrivants, sans quoi ils pourraient a fortiori s'intégrer à la culture majoritaire (Kymlicka, Reference Kymlicka2001 : 285–286). Afin de permettre à une nation minoritaire de protéger et renforcer sa culture sociétale en matière d'immigration, il doit être prévu que celle-ci soit en mesure (i) d’établir une politique générale en matière d'immigration, de même que (ii) d'imposer des critères relativement à l'intégration des nouveaux arrivants.

En quatrième lieu, il est primordial pour une nation minoritaire de jouir d'une autonomie fiscale. Cette autonomie est d'une importance fondamentale afin que la communauté nationale ait les moyens de financer ses programmes publics et d'ainsi consolider sa culture sociétale (Gagnon, Reference Gagnon2011 : 15). En effet, un système financier efficace et stable est l'un des facteurs décisifs pour la mise en œuvre d'un régime politique autonome fonctionnel sur le territoire d'une nation minoritaire (Benedikter, Reference Benedikter, Woelk, Palermo and Marko2008 : 108). Ainsi, celle-ci doit (i) détenir un pouvoir de taxation et (ii) pouvoir bénéficier d'un système de redistribution financière –c.-à-d. un système de péréquation– lorsque sa capacité fiscale tombe sous le seuil de la moyenne étatique.

En cinquième lieu, pour éviter d’être prise dans ce que Tully (Reference Tully1999 : 17) appelle une « camisole de force », la nation minoritaire doit jouir d'une certaine autodétermination interne, c'est-à-dire qu'elle doit minimalement être en mesure de participer aux débats constitutionnels de l’État multinational auquel elle appartient. À cet effet, il apparaît nécessaire qu'elle puisse à tout le moins (i) initier une révision de la Constitution, tout comme elle doit (ii) être apte à bloquer une modification constitutionnelle qui mettrait en péril ses droits en matière de protection de sa culture sociétale.

En dernier lieu, une nation minoritaire doit également être en mesure d'exercer une certaine pression en matière d’autodétermination externe. Ultimement, nous croyons en effet qu'une nation minoritaire, en carence de reconnaissance et dont les droits fondamentaux pour la consolidation de sa culture sociétale apparaissent insuffisants, a le droit légitime d'entamer un exercice démocratique pour une éventuelle sécession, et ce, dans l'esprit général du droit à l'autodétermination des peuples (Gagnon, Reference Gagnon2011 : 6). À cet effet, elle doit (i) être en mesure d'organiser une consultation populaire sur son territoire, tout comme elle doit in fine (ii) pouvoir déclarer son indépendance de l’État multinational auquel elle appartient.

Ces six piliers institutionnels ou variables et 12 indicateurs, qui proviennent tous de l’Index des cultures sociétales (Mathieu et Guénette, Reference Mathieu and Guénette.2018), représentent un portrait relativement complet des divers enjeux sur lesquels l'ordre constitutionnel englobant exercera nécessairement une influence significative quant à la construction et la consolidation de la culture sociétale d'une nation minoritaire. En fait, plus une nation minoritaire jouit d'une grande latitude relativement aux enjeux identifiés par l'ICS, moins elle est susceptible d’être fragile. Il va sans dire que le contraire est également vrai.

En résumé, peu importe le modèle d'aménagement de la diversité sociétale qui prévaut, si l'ordre constitutionnel englobant prend en considération l'importance, pour les nations minoritaires, des enjeux mentionnés ci-haut, il met en place les mécanismes nécessaires à une gestion constructive de la diversité sociétale profonde et permet un développement positif de la culture sociétale de la ou des nations minoritaires. Cela est d'autant plus vrai que ces diverses sphères d'influence de l'ordre constitutionnel de l’État multinational sur la culture sociétale des nations minoritaires ont des répercussions autant de nature objective que subjective.

2.2.2 Les dimensions à la fois objectives et subjectives de l'influence de l'ordre constitutionnel sur la fragilité nationale

Nous avons argumenté précédemment que l'ordre constitutionnel englobant aura des conséquences sur la culture sociétale des nations minoritaires dans les domaines de la reconnaissance nationale, des droits linguistiques, de la compétence en matière d'immigration, de l’autonomie fiscale, de l’autodétermination interne et de l’autodétermination externe. Cette influence aura pour effet soit de renforcer la culture sociétale de ces nations minoritaires, soit de la fragiliser encore davantage, et ce, autant d'un point de vue objectif que subjectif.

En effet, la fragilité d'une nation minoritaire prend ses racines autant dans les mécanismes constitutionnels à la disposition de celle-ci pour défendre, institutionnaliser et renforcer son particularisme, que dans la confiance collective de ses membres que ces mécanismes peuvent effectivement assurer sa pérennité. Ainsi, ces dimensions objective et subjective, lorsqu'elles sont juxtaposées, nous informent sur le degré d'institutionnalisation de la culture sociétale des nations minoritaires fragiles. Une nation minoritaire est alors fragile lorsqu'objectivement elle ne possède pas les leviers nécessaires pour s’émanciper culturellement et politiquement et que ce contexte crée chez elle un sentiment collectif et subjectif de fragilité.

Cette appréciation à la fois objective et subjective de la fragilité de la nation prend notamment son ancrage dans les diverses sphères d'influence de l'ordre constitutionnel que met de l'avant l’Index des cultures sociétales. En effet, d'un point de vue objectif et tangible, la reconnaissance constitutionnelle peut valoir à une nation minoritaire des pouvoirs spécifiques au sein de l’État multinational, notamment à l'aide de traitements asymétriques. Les droits linguistiques, la compétence en matière d'immigration et l'autonomie fiscale, pour leur part, lui permettent de posséder des compétences constitutionnelles importantes et de les exercer suivant son bon vouloir. Enfin, l'autodétermination interne et externe lui offre la possibilité d'influencer son avenir, tant à l'intérieur du cadre constitutionnel multinational qu’à l'extérieur de celui-ci. Ainsi, objectivement, ces domaines sont effectivement à même de renforcer la culture sociétale des nations minoritaires.

D'un point de vue plus subjectif et abstrait, la reconnaissance constitutionnelle, même sans qu'elle ne s'accompagne de conséquence directe ou concrète, demeure largement susceptible de rassurer la nation minoritaire dans sa peur existentielle de disparaître. Étant reconnue comme partie intégrante et constitutive de l’État multinational, celle-ci pourra alors mieux assumer sa situation minoritaire dans une dynamique de confiance avec le groupe majoritaire. Les droits linguistiques, la compétence en matière d'immigration et l'autonomie fiscale, quant à eux, donnent à la nation minoritaire non seulement la capacité objective de défendre son particularisme, mais également l'impression subjective d’être en mesure d'assumer pleinement sa destinée au sein de la multination –donc sans être sous la tutelle ou la domination de l’État central. Enfin, le droit à l'autodétermination interne et externe lui assure, d'une part, le sentiment d’être en mesure d'influencer sa trajectoire et sa gouvernance à l'intérieur de l’État multinational, et, d'autre part, la sécurité d'avoir une porte de sortie pour rejeter le cadre constitutionnel englobant, si celui-ci devait ne plus lui convenir.

Ainsi, la fragilité nationale sera grandement influencée –soit exacerbée, soit apaisée– par l'ordre constitutionnel englobant, et ce, tant de manière objective que subjective. En ce sens, il importe non seulement pour la nation fragile de posséder objectivement les leviers nécessaires à son épanouissement culturel et au renforcement de sa culture sociétale, mais également d'avoir l'impression subjective que ces leviers institutionnels sont suffisamment « complets » pour lui permettre d'assurer sa pérennité.

Conclusion

Dans cet article, nous avons cherché à formaliser une discussion théorique, conceptuelle et normative afin de circonscrire et de préciser le concept de nation minoritaire fragile. Présentée en deux temps, la contribution que nous avons proposée consiste en un effort de clarification conceptuelle pour l’étude de la fragilité des nations minoritaires. En premier lieu, nous avons discuté des différentes définitions et des conceptions de la nation, de même que des diverses formes et modalités de la cohabitation multinationale, lesquelles participent (in)directement à la fragilité relative des nations minoritaires. Puis, en second lieu, nous nous sommes intéressés plus spécifiquement à la fragilité nationale et au rapport symbiotique qu'elle entretient avec la culture sociétale des nations minoritaires, à son assise juridico-constitutionnelle et aux dimensions à la fois objective et subjective qu'elle revêt. Ce faisant, nous avons cherché à alimenter les réflexions normatives sur les manières par lesquelles il est souhaitable, raisonnable et surtout légitime de penser le vivre-ensemble en contexte de diversité sociétale profonde, c'est-à-dire pour les États multinationaux.

Plutôt que de faire l'apologie d’un seul modèle d'aménagement de la diversité sociétale, nous avons soutenu que le contexte social, culturel, historique, politique et constitutionnel dans lequel les nations minoritaires fragiles évoluent constitue le socle fondamental à partir duquel il est nécessaire de penser les rapports entre groupes nationaux minoritaires et majoritaires. Ainsi, nous avons indiqué que peu importe le modèle d'aménagement de la diversité sociétale qui prévaut, si l'ordre constitutionnel englobant met à la disposition de la nation minoritaire les mécanismes nécessaires à la protection et au développement de sa culture sociétale –c'est-à-dire les six piliers institutionnels de l’Index des cultures sociétales–, il pose dès lors les conditions nécessaires pour un vivre-ensemble hospitalier de l'ensemble des partenaires qui participent à l’édification de l'association politique multinationale. Ce faisant, il concourt indéniablement à une meilleure gestion du pluralisme sociétal et ethnoculturel.

Les nations minoritaires fragiles constituent un ensemble de communautés nationales qui est non seulement numériquement considérable, mais qui pose aussi un vaste ensemble d'enjeux politiques, sociologiques et juridiques d'une envergure significative. Il est ainsi nécessaire de s'y attarder sérieusement pour mieux penser le vivre-ensemble dans les sociétés complexes et fragmentées de notre époque. Il importe également de ne pas voir en celles-ci un frein ou une contrainte à la cohabitation multinationale, mais bien une opportunité d'organiser l'architecture institutionnelle des États multinationaux démocratiques de sorte que l'ensemble des citoyens de ceux-ci ait les mêmes opportunités et se retrouve devant un contexte de choix comparable, peu importe le groupe national auquel ils appartiennent. Il en va de l'essence même du principe démocratique et de la gestion du pluralisme démotique.

Pour conclure, si nous avons tenu, tout au long de la présente discussion, à circonscrire notre cadre d'analyse aux nations minoritaires pouvant s'avérer fragiles, c'est que nous avons fait le choix d'aborder précisément les enjeux et défis qui transcendent l'existence de telles nations. Néanmoins, nous avons également précisé que les nations de toutes catégories peuvent être affectées par ce sentiment de fragilité nationale. À ce titre, nous croyons modestement que le présent article permet également d'ouvrir plus largement sur l’étude de la fragilité des nations majoritaires ou souveraines. Bien que les éléments objectifs de cette fragilité nationale seraient alors fort probablement différents, la subjectivité de la fragilité, elle, pourrait bien répondre d'impératifs similaires et donc revêtir une forme semblable. Et si cette hypothèse s'avère fondée, elle affirmerait encore une fois qu'il existe une trame de fond comparable, des éléments communs ou un parcours analogue à toutes les existences nationales, que celles-ci soient minoritaires, majoritaires ou encore souveraines.

Footnotes

Les auteurs souhaitent remercier chaleureusement la professeure Mélanie Bourque, codirectrice de la Revue canadienne de science politique, ainsi que les évaluateurs anonymes pour leurs judicieux commentaires.

1 À l'automne 2015, les sociologues Joseph-Yvon Thériault et Jean-François Laniel ont organisé un Symposium international sur la question des « petites nations ». Nous invitons les lecteurs intéressés par les enjeux propres aux petites nations – souveraines et non-souveraines – à consulter l'ouvrage qui fait suite à ce symposium, La question des petites nations. Culture, politique et universalité (Thériault et Laniel, Reference Thériault and Lanielà paraître).

2 Pour un tour d'horizon récent du concept de complétude institutionnelle, voir le récent numéro thématique à ce sujet : « La complétude institutionnelle en perspective », Politique et Sociétés, vol. 36, no 3, 2017.

References

Références

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