Dans Lire Platon avec Hannah Arendt, l'historienne des idées Marie-Josée Lavallée explore les nombreuses références que fait Hannah Arendt à la pensée platonicienne. Les lecteurs et lectrices d'Arendt connaissent bien ce dialogue continu avec Platon qui anime et traverse son œuvre, mais qui doit sans doute laisser perplexes bien des spécialistes de Platon. L'entreprise de Lavallée s'avère donc intéressante pour faire la lumière sur ces emprunts et lectures de Platon qui ponctuent l’œuvre d'Arendt. Elle permet de révéler, du moins en partie, la généalogie de l’œuvre arendtienne qui se construit dans ce dialogue avec Platon. En effet, si Arendt élabore sa pensée politique avec et contre Platon, la lecture de Lavallée ne permet toutefois pas d'apprécier la richesse et la pluralité des sources qu'Arendt mobilise dans son œuvre. L'accent mis sur l'importance de Platon paraît parfois un peu réducteur, voire le même type de travail herméneutique pourrait être fait avec saint Augustin ou Kant, deux autres interlocuteurs importants d'Arendt. L'ouvrage de Lavallée ne se veut cependant pas un commentaire de texte, mais bien une étude de cas « pour observer dans le détail les opérations herméneutiques et littéraires induites par la réception, et sous-jacentes aux interprétations » (15). Son étude s'attache ainsi à démontrer que la pensée grecque est demeurée une matrice féconde et que la relation arendtienne aux anciens s’élabore dans la double forme de la déconstruction et de la réappropriation.
Le chapitre 2 présente une exploration du contexte intellectuel de l’époque de Weimar à l'après-guerre. L'analyse historique de Lavallée reprend bien l'enjeu politique et éthique des interprétations multiples, et souvent contradictoires, de Platon, en les axant particulièrement sur les débats modernes. Cet ancrage historique de la réception de Platon en Allemagne permet de situer la lecture arendtienne dans un contexte historique pour le moins trouble. Comme Lavallée l’écrit : « Pendant un siècle et demi, jusqu'en 1945, comme notre survol l'a montré, Platon a été tour à tour communiste, penseur autoritaire et père du nazisme » (106). Elle conclut ce chapitre en affirmant qu’ « [e]n dépit de ses déclarations contraires, Arendt édifie un Platon politique totalitaire, non moins totalitaire que celui des lectures nazies, ou antinazies, qui évoque, par moments, celui de Popper » (110). Lavallée rapproche en effet beaucoup la lecture d'Arendt de celle de Karl Popper, qui accuse la philosophie platonicienne d'avoir nourri le totalitarisme, tout en montrant certaines limites à ce rapprochement. Les lecteurs attentifs d'Arendt pourront noter un certain flottement conceptuel chez Lavallée entre ‘tyrannie’ et ‘totalitarisme’ qu'Arendt prend pourtant bien soin de distinguer. Si la pensée politique de Platon pourrait avoir un caractère totalisant, voire tyrannique, il lui manquerait plusieurs éléments propres au totalitarisme, dont l'atomisation, la terreur et la désolation.
Dans les chapitres suivants, Lavallée approfondit les raisons pour lesquelles, selon Arendt, Platon contribue à un obscurcissement du politique et un mépris de l'action qui s'instituera dans la tradition de pensée occidentale. Lavallée s'attache à tour de rôle à la théorie des Idées, au conflit entre philosophie et politique (qui recoupe celui entre la vérité et l'opinion), au contraste entre l'action politique et la tyrannie platonicienne, à la politique de la poiesis et enfin, aux liens entre la pensée et la politique. Elle refait le fil des interprétations, citant les passages importants où Arendt commente Platon. Lavallée fait aussi un travail admirable de recherche —il faut remercier la patience de l'historienne— dans le Journal de pensée (Denktagebuch), les correspondances, les notes de cours et de conférences d'Arendt afin de révéler la généalogie des interprétations et lectures de Platon. Il nous semble qu'il s'agit là de la grande force de cet ouvrage, à savoir le caractère généalogique et historique des sources et des filiations des idées. À la fin du chapitre 3, elle situe le crédit qu'accorde Arendt à la théorie des Idées « dans la continuité des traditions exégétiques du XIXe siècle allemand » (140).
Au fil de l'ouvrage, c'est l'influence d'Heidegger sur la pensée d'Arendt qui prend de plus en plus d'importance, et qui se révèle presque finalement le véritable protagoniste de l’étude. Lavallée conclut sur la « lourde dette à l’égard de Martin Heidegger » et ajoute : « Nous n'avons pas voulu tout reconduire, ou presque, chez Arendt, à Heidegger : l’évidence c'est imposée d'elle-même » (345). Les études critiques arendtiennes regorgent de textes qui mettent en relief cette influence heideggérienne, mais il y a toujours un danger à un tel exercice qui consiste à réduire la pensée arendtienne à celle de son premier maître. Si Heidegger a évidemment influencé Arendt, et toute une génération de penseurs importants, il convient de remarquer qu'il s'agit chez Arendt d'un engagement critique. La lecture de Lavallée ne permet pas exactement de rendre compte des nuances du philosopher arendtien et de sa reprise subversive de certains concepts heideggériens. Elle passe aussi sous silence l'influence de Karl Jaspers et de Heinrich Blücher, dont Arendt admirait les qualités politiques; influence particulièrement importante pour la construction de l'idéal-type qu'incarne Socrate, que Lavallée nomme le ‘Platon éthique’.
Au final, Lire Platon avec Hannah Arendt met en relief la créativité d'Arendt qui module, au gré de ses préoccupations, ses interprétations des dialogues platoniciens afin de penser les événements de son temps. L'ouvrage s'avère ainsi particulièrement intéressant en ce qu'il montre la fécondité de l’œuvre arendtienne pour réfléchir les événements de notre temps (nous pensons par exemple au mensonge en politique, aux fausses nouvelles, à la fabrication de l'opinion publique). Une actualisation qui n'est pas faite par l'auteure elle-même, mais dont le travail généalogique permettra d'inspirer en retraçant les moments dans l’œuvre arendtienne.