Dans son plus récent livre intitulé L'expérience syndicale au Québec : ses rapports avec l'État, la nation et l'opinion publique, Rouillard propose, pour l'essentiel, une analyse historique comparative de deux grandes organisations syndicales, la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) et la Confédération des syndicats nationaux (CSN), en lien avec les deux premiers thèmes de son sous-titre (l'État et la nation). Cette analyse remonte à la fin du dix-neuvième et au tout début du vingtième siècles et se rend jusqu'à 2007. Il consacre aussi les deux derniers chapitres de son ouvrage à l'évolution de l'opinion publique en relation avec le phénomène syndical. Dans les rapports du mouvement syndical avec l'État, la démonstration de Rouillard porte sur «l'action de représentation, l'action politique partisane et l'action de participation au processus politique» (17) de la FTQ (jadis la Fédération provinciale des travailleurs du Québec [FPTQ]) et de la CSN (anciennement la Confédération des travailleurs catholiques canadiens [CTCC]). L'espace nous manque pour retracer cette patiente et intéressante reconstitution que Rouillard dresse de la trame événementielle qui a alimenté ces trois aspects de la vie politique syndicale de 1886 à 2006. Mentionnons qu'il ne définit pas le concept d'État. Nous y reviendrons.
Retenons de sa démonstration, fort bien documentée, que la FPTQ a vu le jour entre janvier et août 1937 (84 et 92) lors du premier mandat de Maurice Duplessis. C'est durant une période trouble, au cours de laquelle s'accentue la pression du gouvernement du Québec sur le mouvement syndical, que la FPTQ se constitue. Le 24 mars 1937, Duplessis fait voter l'inique Loi du cadenas (94). Convenons que la période n'est réellement pas propice à la naissance d'une nouvelle organisation syndicale qui va mettre de l'avant un programme à contenu social-démocrate (86). Pour combattre la sévérité de la crise qui s'abat sur les membres de la classe ouvrière, les délégués de la FPTQ réclament de manière audacieuse «un interventionnisme accru du gouvernement québécois en matière sociale» (92). De plus, ils s'opposent ouvertement au corporatisme véhiculé par les dirigeants de la CTCC. À ce sujet, les délégués de la FPTQ adoptent une proposition dans laquelle les idées corporatistes sont identifiées comme menant vers «une dictature fasciste sur les organisations ouvrières» (92).
On s'en doute, les orientations de la FPTQ n'étaient pas partagées par les porte-parole de la CTCC. Durant les années trente et jusqu'au début des années quarante, les dirigeants des syndicats catholiques seront déchirés face aux mesures sociales à revendiquer devant les divers paliers de gouvernement. Tout se passe comme si, durant ces années, la CTCC était divisée entre deux courants en matière de politique sociale. Un premier selon lequel «La loi divine ne saurait être remplacée par une loi humaine qui dit ouvertement aux enfants de ne plus s'occuper de leurs parents devenus vieux, car l'État en prendra soin» (C.-J. Magnan). Un deuxième en vertu duquel «La charité publique et privée ne peuvent plus suffire à la tâche» (CTCC, Mémoire soumis au gouvernement du Québec, octobre 1927, 3; cité par Rouillard, 185). Même si la CTCC, à cette époque, se montre jalouse de l'autonomie provinciale, paradoxalement, elle ne réprouvera pas la décision d'Adélard Godbout quand il acceptera la modification constitutionnelle qui a pour effet de permettre au gouvernement fédéral d'aller de l'avant avec un programme d'assurance-chômage. Ironique, Rouillard dira que la CTCC «donne sa bénédiction» à cette décision du gouvernement Godbout (147). Pour ce qui est du corporatisme véhiculé par la CTCC, Rouillard note ce qui suit : «Après la guerre, la CTCC met définitivement au rancart le corporatisme, qu'il soit social ou politique […]. Les leaders de la centrale veulent instaurer une orientation idéologique qui s'inscrit dans un système plus combatif» (44).
Dans les deux derniers chapitres, Rouillard dégage les grandes tendances de l'opinion publique face au phénomène syndical sur plus de six décennies. Le soutien de l'opinion publique à la cause syndicale varie et fluctue en fonction de la combativité dont les organisations syndicales font preuve. Plus les grèves seront nombreuses, plus la perception sera négative. Moins elles seront répandues, plus les syndicats profiteront d'une image positive auprès de l'opinion publique (284 et 305). Il aurait été intéressant que Rouillard prolonge les analyses de Gisèle Tremblay, de Maryse Souchard et de Robert Hackett concernant le «parti pris structurel involontaire» des médias dans le traitement de la vie syndicale (317–318). Car s'il est un facteur qui contribue à dégager une image négative des syndicats, c'est bien le discours de la presse écrite et électronique. L'image des organisations de défense des salariés qu'on transmet n'est jamais présentée sous le jour d'«une action directement nécessaire». Leur action est, le plus souvent, posée comme étant plutôt «une réaction face à certaines situations arbitraires ou injustes» (319). Pourquoi en est-il ainsi? Rouillard aurait pu avancer une ou plusieurs hypothèses de travail ici.
C'est au niveau de l'analyse des rapports des organisations syndicales avec l'État que la démarche de Rouillard nous semble critiquable. Sa vision du concept de l'État comporte des lacunes majeures. Il ramène les relations entre les syndicats et l'État à «l'action de représentation, l'action politique partisane et l'action de participation au processus politique» (17). Il nous semble que ces trois éléments relèvent d'abord et avant tout de la vie politique, c'est-à-dire de la lutte pour influencer le personnel politique au pouvoir. Or, l'État ne se réduit pas à la vie politique. L'État réfère tout d'abord à une population qui vit sur un territoire donné et qui est chapeautée par une organisation juridico-politique qui regroupe en son sein le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire. Ce pouvoir étatique n'est pas démuni, comme l'a si bien démontré Max Weber dans Le savant et le politique. Il s'agit d'un pouvoir de domination sociale qui a en sa possession rien de moins que le monopole de la violence légitime et la capacité exclusive de dire la loi (c'est-à-dire de définir, de supprimer et de modifier la loi) qui s'appliquera à tous les membres d'une société sur laquelle s'étend son pouvoir. Hélas, Rouillard n'aborde aucunement la relation des organisations syndicales avec les tribunaux depuis l'adoption de la Charte des droits et libertés. Depuis 1982, le rôle des tribunaux canadiens en matière d'élaboration du droit s'est considérablement accru. Les tribunaux ont le pouvoir de déclarer illégal un texte législatif ou une mesure qui ne respecte pas la Charte. Nous assistons depuis l'adoption de la Charte à une recomposition du lien politique qui a pour effet d'amener l'acteur social syndical à se tourner davantage vers l'arène juridique en vue d'obtenir la reconnaissance et l'application des droits associés à un régime de liberté syndicale. Depuis le début des années quatre-vingt, le conflit social syndical se déplace de la scène politique à la scène juridique. Ce phénomène oblige les organisations syndicales à s'en remettre aux spécialistes du droit, plutôt que de recourir à la force du nombre de ses adhérents, pour dénouer certains enjeux. Cette nouvelle tendance survient dans un contexte d'affaiblissement de la force syndicale et de repli sur des positions défensives. Nous assistons donc à une modification importante de la pratique du mouvement ouvrier organisé : cette modification correspond au passage du conflit ouvert à la plaidoirie feutrée devant les tribunaux. Dorénavant, de plus en plus liées à la sphère juridique, les pratiques associées à la conflictualité sociale qui se dirigent vers les tribunaux ont pour effet de confier le dénouement d'enjeux sociaux entre les mains de professionnels de la pratique juridique. L'analyste historique qui veut analyser les rapports du mouvement syndical avec l'État doit donc aussi s'intéresser, à notre avis, à la place qu'occupent les tribunaux dans le dénouement de la conflictualité sociale.
Cela étant dit, l'ouvrage de Rouillard nous permet de voir que l'histoire du mouvement ouvrier syndical n'a rien d'un récit de type linéaire. Il s'agit plutôt d'une narration qui nous montre que certaines composantes syndicales sont soit sur une poussée revendicative axée autour du changement social progressiste, soit sur une marche régressive parce qu'orientée sur la voie du corporatisme rétrograde ou de la concertation conformiste. Puisqu'il en est ainsi, le mouvement syndical est un mouvement social dont l'histoire chemine en dents de scie. Rien n'est automatique ici, surtout pas un campement indéfectible sur la gauche du pouvoir politique accompagné d'un militantisme combatif exemplaire. Aucun déterminisme théorique n'est en mesure de rendre compte de cette matière historique riche, contradictoire et complexe.
En terminant, mentionnons avec insistance que le livre de Rouillard est un incontournable pour les personnes qui enseignent ou étudient en histoire ou en science politique. Ce livre s'adresse également à tous les spécialistes en sciences sociales qui s'intéressent à l'histoire du mouvement syndical en tant qu'expression d'un mouvement social à caractère politique.