La littérature sur l'Europe de la défense a connu une expansion considérable depuis que l'Union européenne s'est dotée, en 2000, d'une compétence en la matière, dans le cadre de la Politique européenne commune de sécurité et de défense (PESD), et qu'elle a commencé à mener ses premières missions de gestion de crises à partir de 2003. Le Traité de Lisbonne vient d'élargir encore le champ d'action de cette politique, non seulement en en modifiant le nom et l'acronyme (Politique commune de sécurité et de défense (PCSD)), mais surtout en rehaussant son niveau de sophistication institutionnelle, avec l'élargissement du portefeuille de la Haute Représentante pour la Politique étrangère et la Politique de sécurité et la création du Service européen d'action extérieure, et en renforçant le caractère opérationnel de cette politique par la création de l'Agence européenne de défense, la coopération structurée permanente, la clause d'assistance mutuelle et l'extension du catalogue des missions dites de Petersberg.
Le petit ouvrage collectif coordonné par Chantal Lavallée complète utilement cette vaste littérature à deux égards. Tout d'abord, il est publié en français et réunit de nombreux auteurs non français, ce qui est suffisamment rare pour le souligner, au coeur d'une littérature soit anglo-saxonne soit franco-française. Il prend en cela, dans une certaine mesure, le relais de la très belle série d'ouvrages publiés sur le même thème sous la direction de Patrice Buffotot, également à la Documentation française. D'autre part, il s'attache à ce qui fait de la PCSD (même si l'ouvrage est paru avant l'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, nous utiliserons ici le nouvel acronyme officiel) une politique tout à fait atypique, tant parmi les politiques européennes que parmi les politiques de défense.
Une PCSD doublement atypique
Les auteurs réunis par Chantal Lavallée, tous reconnus pour leur expertise dans le domaine et s'appuyant sur des sources de première main, mettent en effet en exergue la spécificité de la PCSD par rapport aux autres politiques de l'Union européenne. Ils en tirent également des leçons importantes d'un point de vue théorique qui rejoignent les travaux récents en la matière, notamment ceux de Ben Tonra et Thomas Christiansen, ou de Frédéric Mérand et René Schwok.
La PCSD constitue de ce point de vue un très beau défi pour les théories classiques de l'intégration européenne. Elle illustre à merveille ce que nous avons qualifié ailleurs d'«intégration par l'intergouvernemental», projet issu des compromis nécessaires entre supranationalisme et intergouvernementalisme dans un domaine où se combinent fonctionnalisme technologique, coopération opérationnelle et affirmation de la souveraineté nationale.
Parmi les politiques européennes, la PCSD ne ressemble à aucune autre. L'introduction de Chantal Lavallée insiste particulièrement sur ce point. Elle souligne l'originalité historique des développements qui ont amené la naissance de cette politique, laquelle était restée dans les limbes durant toute la guerre froide, ainsi que des institutions, opérations, acteurs et processus qui interagissent au coeur et autour d'elle. On s'en aperçoit également lorsque la question cruciale du financement est détaillée dans le texte d'Antonio Missiroli, qui révèle un mécanisme par lequel les États membres se sont attribué la responsabilité principale, même s'ils en concèdent quelques miettes aux institutions communes. Nous voici très loin des procédures de gestion du budget communautaire fondées sur les jeux de miroirs entre Commission, Conseil et Parlement, et guère plus proches de formules davantage atypiques comme la gestion du Fonds européen de développement. Tant il est vrai que, comme y invite Bastien Irondelle, l'on doit penser la PCSD d'abord comme une composante d'un phénomène assez complexe d'européanisation qui est aussi projection des préférences nationales et émergence d'un champ européen encore difficile à cerner voire à démontrer. L'approche sociologique choisie dans le chapitre de Frédéric Mérand offre, de ce point de vue, une importante réponse en termes méthodologiques puisqu'il nous fournit des indicateurs qualitatifs d'appréhension de l'européanisation au travers des représentations sociales des acteurs du processus décisionnel, tant les diplomates que les militaires.
Si la PCSD apparaît comme atypique par comparaison avec les autres politiques européennes, on aurait pu espérer qu'elle réponde davantage aux canons (sans mauvais jeu de mots) traditionnels des politiques de sécurité et de défense. Sans se réclamer d'une expertise en affaires stratégiques, les auteurs de l'ouvrage estiment ici aussi que l'on doit davantage plaider pour une certaine idiosyncrasie de la PCSD. Sven Biscop insiste sur ce point quand il présente la Stratégie européenne de sécurité comme un corpus programmatique tout à fait atypique, non réductible à l'addition des politiques nationales, et l'interprète comme indication d'un caractère original de l'Union européenne comme puissance postmoderne, mobilisant l'ensemble du spectre des instruments d'une approche dite «holistique» de la sécurité. Avec moins de lyrisme sans doute, mais un grand souci de rigueur analytique et de prudence dans la prospective, Laurent Scheeck évoque, pour sa part, l'autonomisation croissante de la PCSD à l'égard de l'OTAN, dans une relation de coopération compétitive qui influe sur la nature même de cette politique, en particulier sur sa difficulté à vraiment incarner une solidarité européenne.
Vers de nouvelles avancées théoriques
Barthélémy Courmont s'attache lui aussi à la relation transatlantique en revenant sur ce qui, dans la crise irakienne de 2003, révèle la capacité des États-Unis à diviser l'Europe et celle des États membres à privilégier leur positionnement à l'égard de Washington avant de construire une politique européenne commune. Dans une certaine mesure, ce constat constitue un contre-argument par rapport à la thèse principale de l'ouvrage sur le double caractère atypique de la PCSD. Dans une certaine mesure, il en est de même de la contribution de Sami Makki sur l'extension progressive vers l'Union européenne du phénomène de privatisation de la sécurité et ce qu'il révèle de dérive techniciste de l'approche de la sécurité dans le monde occidental, et même au-delà, au sein des organisations multilatérales de sécurité et de développement.
On aurait alors à s'interroger plutôt sur le fait de savoir si ce ne sont pas les conceptions de sécurité de l'ensemble des pays occidentaux qui évoluent vers de nouveaux paradigmes combinant un nouvel interventionnisme et une approche managériale de celui-ci. La prétendue spécificité de l'Union européenne en matière de gestion civile et militaire de crise n'en constituerait, dans ce cas, qu'une déclinaison certes spécifique, mais non détachée, d'un courant dominant occidental toujours déterminé en grande partie à Washington. L'insistance sur le paradigme capacitaire et la construction d'une nouvelle forme de structuration inter-agences à l'européenne (dont la coopération structurée permanente voulue par le Traité de Lisbonne constitue la nouvelle étape) et la convergence des représentations sociales et priorités politiques européennes autour de questions telles que la lutte contre le terrorisme et les armes de destruction massive, la stabilisation du voisinage, la promotion du «multilatéralisme efficace» ou le lien entre sécurité et développement, se révéleraient alors à l'usage de véritables innovations, mais pas vraiment spécifiquement européennes.
On voit que la jeune PCSD ouvre la voie à des questionnements théoriques fort importants, tant pour la compréhension de l'intégration européenne que pour celle des évolutions des politiques de sécurité. C'est sans aucun doute l'apport principal de l'ouvrage coordonné par Chantal Lavallée, et John Crowley souligne avec justesse, en introduction, combien il nous aide à mieux saisir les spécificités d'une politique pareille à aucune autre.