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Les réseaux militaires et la convergence de la sécurité internationale par les pratiques

Published online by Cambridge University Press:  16 December 2015

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Abstract

Western powers have created a wide range of military networks whose operating modes remain largely unknown to us. While the subfield of International Relations debates the ability of networks to generate convergence, this article addresses this debate with a longitudinal study of one such military network: the Multinational Interoperability Council (MIC). Our analysis reveals that, despite limited resources and influence, members of the MIC produce an identity, norms and capabilities for collective action that are specific to the network. They are able to mobilise them strategically in order to produce soft convergence in the area of military coalition building.

Résumé

Les puissances occidentales ont créé une vaste gamme de réseaux militaires dont nous ignorons largement les dynamiques de fonctionnement. Alors que la discipline des relations internationales débat sur les capacités de convergence des réseaux, cet article présente une première étude longitudinale d'un réseau militaire le Multinational Interoperability Council (MIC). Notre analyse révèle que, malgré une influence et des ressources limitées, les militaires du MIC produisent une identité, des normes ainsi que des capacités d'action collectives qui leur sont propres, et qu'ils ont mobilisées stratégiquement pour produire de la convergence douce, par le bas, en matière de création de coalition.

Type
Research Article
Copyright
Copyright © Canadian Political Science Association (l'Association canadienne de science politique) and/et la Société québécoise de science politique 2015 

Depuis plus de cinquante ans, les puissances occidentales ont créé une vaste gamme de réseaux militaires internationaux afin d'harmoniser leurs techniques, leurs équipements et leurs façons de faire. Par réseau militaire international, nous entendons des structures de relations formelles et informelles plus ou moins institutionnalisées, établies entre des militaires mandatés par des gouvernements nationaux et/ou des organisations internationales pour traiter d'enjeux de sécurité internationale. Ces réseaux sont une forme de coopération connue des milieux militaires, mais les études de sécurité les ont largement ignorés. Étant donné leur nombre croissant, les ressources qui leurs sont consacrées ainsi que l'importance accrue des interventions multilatérales comme mode d'intervention, il est pertinent de s'interroger sur le pouvoir réel dont ils disposent en posant la question suivante : les réseaux militaires internationaux produisent-ils du changement en matière de sécurité et de défense, et si oui, comment?

La science politique a démontré la capacité des réseaux de gouvernance à produire du changement politique par des effets de convergence. Cependant, le débat reste entier sur la façon dont cette convergence s'opère. En relations internationales, le néoréalisme parle d'une convergence par les États, où les fonctionnaires étatiques recourent aux réseaux pour projeter la puissance et les intérêts nationaux. Les néolibéraux voient, quant à eux, un nouvel ordre mondial dans la gouvernance et ses institutions (Slaughter, Reference Slaughter2004). Ces deux approches rationalistes conçoivent la convergence politique à partir du modèle principal-agent, comme étant produite par l'État lui-même (de par ses cadres politiques et législatifs), par des organisations internationales (à qui les États délèguent certaines responsabilités) ou par ses représentants nationaux, mandatés pour promouvoir la position de leurs gouvernements respectifs.

Or, d'autres approches, d'ascendance constructiviste, parlent plutôt d'une convergence douce, par le bas, où la diffusion des normes et idées entre les acteurs d'un réseau permet de produire un changement incrémental à long terme, en dotant le réseau de capacités de convergence et d'intérêts propres dont il ne disposerait pas autrement. C'est ce postulat de la convergence politique par les pratiques que cet article cherche à vérifier, en étudiant comment se construit et se produit la convergence politique au sein des réseaux de sécurité, un secteur fortement contrôlé par l'État.

Pour ce faire, nous présenterons la première étude de cas approfondie d'un réseau militaire international, le Multinational Interoperability Council (MIC), composé d'alliés occidentaux et dédié aux stratégies interopérationnelles et à la création de coalitions (coalition-building). Cette recherche longitudinale, menée sur plus de deux ans, étudie les pratiques des acteurs du MIC afin de voir dans quelle mesure ils produisent de la convergence, et si la structure du réseau constitue une source à part entière de changement politique. Les résultats démontrent que les individus membres du MIC ont fait de cette structure d'échange d'information stratégique un réseau doté de ses propres normes, de sa propre identité et de ses propres intérêts. Certes, l'existence du MIC dépend du cadre politique et financier des États, et les militaires qui le composent sont contraints par leurs mandats. Mais ses participants tirent profit de l'informalité du réseau et de la mise en commun de leurs ressources pour influencer de façon volontaire et stratégique le cours des opérations sur le terrain et la façon de traiter certains dossiers de la sécurité internationale. Ce faisant, les participants du MIC ont intentionnellement doté le réseau de capacités de convergence douce, qui lui permettent de produire des effets incrémentaux, par le bas, en matière de sécurité internationale.

1. La convergence des réseaux militaires internationaux

1.1 La convergence en théories des relations internationales

La convergence est comprise comme un accroissement des similarités entre une ou plusieurs caractéristiques de certaines politiques de différentes juridictions sur une période de temps donnée (Knill, Reference Knill2005). Trois grandes classes de mécanismes de diffusion peuvent conduire à une convergence politique : l'harmonisation des pratiques domestiques par l'adoption d'accords internationaux ou de règles du droit international; l'imposition coercitive de pratiques par des sanctions économiques et des menaces politiques ou militaires; et la diffusion indépendante et non coordonnée de pratiques par l'imitation, l'émulation ou l'apprentissage (Simmons et al., Reference Simmons, Dobbin, Garrett, Simmon, Dobbin and Garrett2008; Shipan et Volden, Reference Shipan and Volden2008). Les mécanismes de la coercition, de la compétition, et dans une moindre mesure de l'émulation, produiraient davantage de convergence forte par le haut, alors que le mécanisme de la diffusion produirait plutôt de la convergence douce, par le bas.

Dans les systèmes de gouvernance, on reconnaît généralement aux réseaux de politiques publiques de réelles capacités de convergence (Howlett, Reference Howlett2002), bien que la réalité de leurs pouvoirs soit débattue (Atkinson et Coleman, Reference Atkinson and Coleman1992; Dowding, Reference Dowding1995). En relations internationales, les chercheurs ne s'entendent toutefois ni sur la nature du phénomène–à savoir si le changement s'explique par le niveau d'analyse individuel ou étatique–ni sur l'impact réel des réseaux internationaux sur les prises de décisions nationales.

Dès les années 1970, les théories structuralistes néo-marxistes recourent à l'analyse des réseaux de façon critique afin d'illustrer empiriquement les théories de la dépendance et la théorie des systèmes-mondes, pour « étudier les déterminants structurels de l'iniquité internationale » (entre autres, Snyder et Kick, Reference Snyder and Kick1979; Peacock, Hoover et Kilian, Reference Peacock, Hoover and Killian1988). Par la suite, les néoréalistes affirment cependant que la convergence politique ne serait pas tant le produit de réseaux de pouvoir que de la volonté des États. Les réseaux ne constitueraient que des instruments politiques, au même titre que les organisations internationales qui servent l'intérêt national des grandes puissances (Krasner, Reference Krasner1999; Drezner, Reference Drezner2001). À l'inverse, les néolibéraux considèrent la somme incalculable des réseaux internationaux comme un système de gouvernance globale qui institutionnalise la coopération et atténue les conflits, en créant de la convergence par l'harmonisation des politiques et des règles, l'exportation de normes et règlements communs, la diffusion d'information en matière juridique, doctrinale, culturelle, et ainsi de suite (Keohane et Nye, 1974, Reference Keohane and Nye1987; Slaughter, Reference Slaughter2004).

Pour leur part, les auteurs constructivistes ont élargi le débat et notre compréhension de la convergence au-delà des effets de structure, en s'intéressant aux processus sociologiques par lesquels les normes, les identités, les règles communes et les groupes d'acteurs internationaux se constituent (Onuf, Reference Onuf2013 (2e édition); Wendt, Reference Wendt1992). Plutôt que de se référer à la convergence par les réseaux, ces derniers évoquent le rôle joué par les communautés épistémiques (Haas, Reference Haas1992), les communautés de sécurité (Adler et Barnett, Reference Adler and Barnett1998), les organisations internationales (Barnett et Finnemore, Reference Barnett and Finnemore2004), les cultures de sécurité (Katzenstein, Reference Katzenstein1996) ou les coalitions et mouvements transnationaux (Keck et Sikkink, Reference Keck and Sikkink1998).

Au final, certains soutiennent que le débat sur la convergence en relations internationales trouve sa synthèse dans le modèle principal-agent : la convergence serait produite par les États, qui délèguent des tâches à des fonctionnaires et des organisations, tout en contrôlant leurs rôles, leurs mandats, leurs pouvoirs formels et le cadre de leurs fonctions (Hawkings et al., Reference Hawkins2006). Ce faisant, les acteurs pourraient construire, au sein de leurs professions respectives, leurs propres perspectives normatives sur le sens de leurs fonctions, mais leurs capacités de convergence découleraient directement du pouvoir étatique (Elsig, Reference Elsig2010).

Ce point de vue rationaliste sous-estime le dynamisme des structures de relations qui existent entre les acteurs, ainsi que la part de discrétion dont ils disposent dans le cadre de leurs pratiques. Or, cela revêt une importance toute particulière au sein des structures informelles et décentralisées que sont les réseaux. Comprendre comment les acteurs individuels y déterminent leurs pratiques et s'y situent demeure un problème conceptuel, dans la mesure où nous connaissons encore mal les effets de structure des réseaux d'individus, ainsi que « les rationnels derrière les comportements observables des agents au sein des organisations internationales » (Elsig, op. cit.: 498). La suite de cet article cherche à apporter une réponse à ce défi conceptuel.

1.2 La convergence au sein des réseaux de sécurité internationale

Une première tentative de réponse a été apportée par l'analyse formelle des réseaux sociaux, une méthode qui permet de cartographier les relations de pouvoir et la structure des réseaux internationaux (Hafner-Burton et Montgomery, Reference Hafner-Burton and Montgomery2006; Hafner-Burton, Kahler et Montgomery, 2011). Ces recherches identifient un certain nombre d'effets de structure, comme des dynamiques de coopération et de compétition induites par la position occupée par les acteurs, ou la socialisation entre les acteurs individuels de ces réseaux qui produirait des effets d'apprentissage et d'émulation (idem, Maoz et al., Reference Maoz, Kjuperman, Terris and Talmud2006; Xun Cao, Reference Cao2009, Reference Cao2012; Warren, Reference Warren2010; Bach et Newman, Reference Bach and Newman2010; Wong, Reference Wong2012).

Mais qu'ils recourent à l'État, aux organisations ou à l'individu comme unité d'analyse, ces contributions ne nous indiquent pas sous quelles conditions les réseaux de gouvernance produisent des effets de convergence sur les États dans des domaines régaliens les plus sensibles, comme la sécurité et la défense. Combinant l'analyse des réseaux avec les théories de la gouvernance, d'autres chercheurs se sont penchés sur le cas de l'intégration des politiques de sécurité au sein de l'Union européenne. Ces recherches permettent alors de se questionner sur l'émergence de ces nouvelles structures de gouvernance et sur la nature du processus de convergence en lui-même (Krahmann, Reference Krahmann2005; Mérand, Reference Mérand2010; Mérand, Irondelle, Hoffman, Reference Mérand, Hofmann and Irondelle2011; Hollis, Reference Hollis2010).

Partant de ces constats, plusieurs études menées dans le cadre du tournant pratique en relations internationales nous ont plus récemment appris que le changement des relations de pouvoir et les effets de convergence en matière de sécurité et de défense ne se produisent pas nécessairement par des décisions politiques par le haut, mais par des changements incrémentaux par le bas, dans la pratique et la mise en œuvre des politiques sur le terrain (Pouliot, Reference Pouliot2010; Adler et Pouliot, Reference Adler and Pouliot2011; Forget et Rayroux, Reference Forget and Rayroux2012; Zaiotti, Reference Zaiotti2012; Adler-Nissen et Pouliot, Reference Adler-Nissen and Pouliot2014). Ces résultats démontrent que le tournant pratique permet de mieux conceptualiser « les zones grises ontologiques » des formes de gouvernance hybride (Bueger, Reference Bueger2014: 384). Ces auteurs s'intéressent spécifiquement à l'observation du changement des structures de gouvernance par la pratique des acteurs individuels en fonction de leur propre perspective, en ne partageant pas le postulat de base des modèles rationalistes qui présument un contrôle parfait des individus par le pouvoir central. Les réseaux d'acteurs de la sécurité internationale produiraient donc une convergence douce, par la mise en commun de pratiques individuelles, en donnant un sens et une réalité sociale aux politiques de sécurité et de défense au gré de leurs interactions.

Dans cet article, nous nous référons à ce tournant pratique pour aborder la question de la convergence par le bas dans le cas des réseaux militaires internationaux. Ces réseaux plutôt informels–ni organisations internationales, ni simples relations sociales dénuées d'organisations–se sont multipliés depuis plus de 50 ans. À Washington seulement, on en dénombre plus d'une dizaine. Mais comme il s'agit de réseaux fondés sur une participation volontaire et non contraignante, disposent-ils de capacités de convergence suffisantes pour produire du changement politique, et si oui, comment cette convergence se produit-elle?

2. Le cadre théorique et la méthodologie

Dans la revue de littérature qui précède, nous retenons que l'informalité des réseaux permet à ses acteurs de produire de la convergence par la mise en commun de stratégies d'action et de pratiques collectives, qu'ils peuvent ensuite reproduire auprès d'autres acteurs de la sécurité internationale, créant ainsi du changement. L'hypothèse de cette étude est que les réseaux militaires peuvent produire ce que nous appelons cette convergence par les pratiques, et que l'informalité des interactions entre les individus et la mise en commun de ressources au sein de ces réseaux offrent des capacités de convergence accrues dont ils ne disposeraient pas autrement. Cependant, affirmer que les pratiques sociales sont des déterminants essentiels de la convergence est insuffisant si nous ignorons les conditions qui leur permettent de produire ou non du changement. Il convient donc de déterminer les processus et les conditions qui permettent la réalisation de la convergence.

Les pratiques sont définies comme des modes d'action, ou des performances sociales, significatives et répétées dans le temps (Adler et Pouliot, Reference Adler and Pouliot2011). Elles sont des formes d'action structurées, cohérentes, répétées et organisées dans des contextes sociaux précis, utilisées par les acteurs à des fins stratégiques pour transformer la réalité sociale. Mais toutes les stratégies d'acteurs ne fonctionnent pas, toutes les pratiques ne sont pas innovantes et toutes n'ont pas le même impact sur les relations de pouvoir. C'est l'observation empirique qui permet de distinguer celles qui produisent des effets de celles qui sont moins significatives (idem). L’analyse doit faire la preuve non seulement de ce que les acteurs font, mais de la réalisation d'actions physiques ou discursives qui génèrent du sens et influencent l'environnement social (idem).

2.1 Méthodologie

Naturellement, il est difficile d'observer directement les interactions sociales au moment où elles se produisent. Cependant, il est possible de vérifier si les participants d'un réseau de sécurité produisent une convergence par la mise en commun des pratiques, en retraçant les débats qui ont eu lieu au cours de son histoire, les décisions qui ont été prises, ainsi que l'émergence éventuelle de stratégies collectives au sein des pratiques individuelles. Comme le souligne Pouliot, s'intéresser aux pratiques exige une combinaison de méthodes mixtes et de modes d'analyse inductifs, interprétatifs, positionnels et historiques (2013).

Pour ce faire, la démarche que nous proposons repose sur une analyse de cas approfondie, menée auprès d'un réseau militaire international, le Multinational Interoperability Council (MIC). Dans le cadre de cette recherche, nous étions à l'affût de pratiques mises en œuvre de façon coordonnée et stratégique par les individus du MIC afin de produire volontairement des effets de convergence entre ses membres et avec d'autres acteurs de la sécurité internationale. L'identification en trois temps de ces pratiques significatives fait écho à la méthodologie « 3D » proposée par le tournant pratique : elles sont à la fois situationnelles (dans un lieu social donné, dans ce cas-ci, la structure historique du MIC), dispositionnelles (chargée des nombreuses trajectoires historiques qui conduisent les individus à les adopter) et positionnelles (la position sociale des acteurs qui les mettent en œuvre) (Pouliot, Reference Pouliot and Adler-Nissen2013 : 55). Elles abordent chacune l'histoire du réseau (sa structure initiale et son évolution), le sens donné par ses représentants à leur parcours et le contenu de leurs interactions.

La praxéologie que nous proposons repose sur une démarche sociohistorique, la sociogenèse, « qui vise à rendre compte de manière systématique de la logique proprement historique » du développement d'une institution et qui, à la différence du process-tracing, s'attarde spécifiquement aux luttes, afin de souligner les possibles écartés et les systèmes de sens qui ont été adoptés (Bourdieu, Reference Bourdieu1993: 51). Il s'agit d'une démarche interprétative qui permet d'extraire de la documentation et des archives les pratiques physiques et matérielles dont elles témoignent, ainsi que les débats qui ont forgé le réseau. La sociogenèse retrace « un processus d'accumulation de différents types de capitaux, dotés par la force physique ou d'autres formes de coercition économique, culturelle, informationnelle, etc., et qui permet au détenteur d'utiliser ce pouvoir pour modifier, voire supplanter celui des autres acteurs d'un champ donné » (Kauppi, Reference Kauppi2003: 781). La méthode de la sociogenèse permet également d'isoler les pratiques routinières de celles qui ont véritablement institué un changement en étant soit réajustées, remplacées ou créées afin de résoudre l'enjeu en question (Bueger, Reference Bueger2014).

La littérature sur les réseaux identifie plusieurs types de capitaux utilisés par les acteurs dans le cadre de leurs interactions sociales. Le capital est une ressource spécifique, qui est utile et efficace dans un champ « qui permet à son détenteur d'exercer un pouvoir, une influence, et dont les agents visent l'accumulation » (Bourdieu et Wacquant, Reference Bourdieu and Wacquant1992: 74; Mérand et Pouliot, Reference Mérand and Pouliot2008). Pour cette recherche, nous en avons retenu trois : le capital social, le capital politique et le capital d'expertise. Le capital social a trait à la capacité des militaires de créer, de maintenir et de mobiliser des liens au sein des différents champs de pratiques des relations internationales (Knoke et Kaufmann, Reference Knoke, Kaufman and Knoke1994; Burt, Reference Burt2007; Hafner-Burton, Kahler et Montgomery, op. cit.). Le capital politique concerne la capacité des militaires (principalement les officiers supérieurs) à participer aux différents processus politiques de façon plus formelle (Putnam, Reference Putnam1988). Finalement, le capital d'expertise évoque les connaissances spécifiques des militaires, reconnues pour leur valeur par les autres acteurs du champ de la sécurité internationale (Knoke, Reference Knoke1993; Dezalay et Garth, Reference Dezalay and Garth2011).

Pour voir dans quelle mesure les individus qui recourent à ces ressources ont réussi à produire des effets de convergence, il convenait de se rapprocher le plus possible du lieu de performance des acteurs. Nous avons mobilisé trois méthodes de collecte de données : l'analyse d'archives, des entretiens semi-dirigés et des observations participantes. Les informations colligées dans les archives ont donc été validées et enrichies par des dizaines d'entretiens et d'échanges menés sur une période de deux ans auprès des participants actuels ou passés impliqués au sein du réseau. Les entretiens constituent une voie d'accès privilégiée aux domaines de pratique pour qui désire « démontrer l'importance de l'intentionnalité [des acteurs] ou de facteurs idéationnels comme la culture, les normes, l'éthique, les perceptions, l'apprentissage et la cognition » (Rathbun, Reference Rathbun, M-Box-Steffensmeier, Brady and Collier2008: 688), en permettant de « reconstruire la réalité du point de vue du participant » (Pouliot, Reference Pouliot and Adler-Nissen2013: 51). Quant aux méthodes d'observation, elles permettent de constater empiriquement l'existence et la performance des pratiques dans leur propre champ d'action, d'observer directement et indirectement une organisation sociale dans ses dynamiques et ses routines, sans interférence de l'extérieur (idem).

Cette forme de triangulation a permis de remplir le critère de saturation des données appliqué à la démarche interprétative. Elle permet également d'identifier un ensemble d'éléments contextuels difficiles à repérer lors d'entretiens individuels et de valider les informations recueillies par une vérification croisée, évitant ainsi au chercheur d'être complètement dépendant de ces derniers, au risque d'être instrumentalisé (Pouliot, 2012).

2.2 Présentation du cas

Créé dans les années 1990, le MIC est un réseau à budget modeste, qui a pour premier objectif de favoriser l'échange d'informations entre les nations afin d'améliorer l'interopérabilité dans le cadre d'interventions militaires multilatérales (sous le mandat de l'OTAN, de l'ONU ou lors de coalitions ad hoc). Le MIC cherche des solutions aux points de friction rencontrés sur le terrain lors de missions conjointes. Il s'agit de la seule structure d'échange d'informations militaires stratégiques connue, en dehors de l'OTAN (la plupart des réseaux militaires étant consacrés aux questions techniques ou tactiques). Il est composé des États-Unis, du Royaume-Uni, du Canada, de l'Australie, de la France, de l'Allemagne et de l'Italie. Certains pays sont intéressés à se joindre au groupe, comme la Nouvelle-Zélande qui s'y présente à titre d'observateur. Le MIC est placé sous la responsabilité d'un général trois étoiles américain, le fardeau financier est partagé entre les membres et le contrôle de l'agenda et le mode de prise de décision sont consensuels. Des organisations internationales comme l'OTAN, l'ONU et l'UE y participent occasionnellement à titre d'observateurs.

Concrètement, les membres du MIC doivent partager leurs cadres juridiques et politiques nationaux, afin de comprendre comment gérer des enjeux aussi variés que le traitement et les échanges des données biométriques, les échanges de prisonniers et les limites des règles d'engagements mutuelles. Le MIC ne constitue pas une organisation proprement formelle, car il ne possède aucun statut légal contraignant en vertu du droit international, et les membres y participent et y investissent des ressources sur une base volontaire. Néanmoins, le réseau dispose d'un bureau, d'un logo, d'un site web et de différents documents constitutifs comme une charte et un code de procédure. Il dispose aussi de sa propre structure hiérarchique. Le Comité des directeurs, composé de généraux, se réunit au minimum deux fois par an et dresse une liste de questions prioritaires à traiter dans les mois suivants. Il revient ensuite au Groupe de suivi de mettre en œuvre ces chantiers, d'organiser la distribution des tâches au sein de différents Groupes de travail, d'assurer la production et de livrer les résultats aux généraux.

Le matériel empirique de la sociogenèse inclut plusieurs centaines de pages de documents d'archives qui couvrent l'ensemble de l'histoire du réseau, du séminaire ayant conduit à sa création en 1996 aux documents internes du printemps 2012. Le MIC nous a permis d'accéder à sa base de données non classifiées à partir de ses bureaux du Pentagone. Il a été possible d'étudier l'ensemble de la documentation imprimée et électronique lors de deux séances de travail, au cours desquelles nous avons identifié les sources de notre analyse. Parmi celles-ci, nous avons d'abord retenu la documentation officielle (comme la charte du MIC qui formalise la mise en place du réseau), des transcriptions de vidéoconférences, l'ensemble des procès-verbaux, des notes internes ainsi que des politiques d'adhésion et des accords de coopération avec de nouveaux États ou des organisations internationales.

Nous avons ensuite repéré des documents formels qui régulent le fonctionnement du MIC, comme les codes de procédure et les plans stratégiques qui exposent les orientations adoptées et l'évolution des stratégies qui ont été mises en œuvre dans le temps. Les procès-verbaux des rencontres du Groupe de suivi et du Groupe des directeurs, les transcriptions de vidéoconférences et les notes de service internes complètent les documents stratégiques, en nous révélant la nature des débats qui ont conduit aux décisions, la façon d'aborder les enjeux du moment, la perspective des participants quant aux opportunités et aux contraintes de l'action du MIC ainsi que les luttes qui ont eu lieu entre les différents acteurs du réseau. Finalement, nous avons répertorié les différentes productions écrites du MIC, comme des bulletins d'information et des publications parues dans des revues spécialisées.

Nous avons établi le contact initial grâce à un entretien préparatoire avec le colonel canadien qui siégeait à l'époque au sein du Groupe de suivi, et qui a donné accès à l'ensemble du réseau. Nous avons ensuite organisé vingt-quatre entretiens formels, dont onze ont pu être enregistrés. Nous avons également profité de plus de soixante-dix heures d'observation participante, le tout mené dans le cadre de deux réunions du Groupe de suivi (à Victoria en mai 2011, et à Miami en septembre 2012) et de deux séances de travail de trois jours au Secrétariat exécutif du MIC à Washington, en mai 2011 et juin 2012. La participation à ces rencontres a permis des dizaines d'entretiens informels. Finalement, quelques entretiens individuels supplémentaires ponctuels ont complété la collecte d'information.

3. Résultats

Sans surprise, l'étude empirique a révélé que la performance du MIC dépend largement des budgets étatiques et des cadres politiques et juridiques nationaux, et qu'il ne dispose pas d'une très grande influence sur les processus décisionnels. Par conséquent, il a été possible d'écarter rapidement la possibilité de son influence sur une quelconque convergence forte par le haut. Toutefois, la sociogenèse a également montré que les participants du MIC ont, dès sa création, œuvré de façon coordonnée, intentionnelle et stratégique à élargir son mandat et sa portée afin de le doter, justement, de plus grandes capacités de convergence.

3.1 Les conditions initiales et les premières stratégies de convergence

Les officiers à l'origine du MIC voulaient créer un réseau militaire capable « de fournir une vision d'ensemble de l'interopérabilité dans le cadre de coalitions, et d'assister à la mise en œuvre d'actions approuvées » par ces États dans le cadre de missions conjointes, en étant « assistés par leurs infrastructures nationales dans la formulation de propositions et la mise en œuvre d'actions concertées » (Topic : Role of the MIC, 2000: 1). Les représentants prévoient alors « une organisation indépendante de haut niveau qui identifierait des enjeux d'interopérabilité et formulerait des moyens d'action mis en œuvre par ses propres groupes multinationaux de travail subalternes » afin de « résoudre les enjeux de très grande difficulté posés par l'interopérabilité » (idem), « comme le politique, la doctrine, la planification et le réseautage » (Rapport annuel, 19 janvier 2001: 1). Cette volonté de convergence est explicitement énoncée dans le premier plan stratégique qui prévoit diffuser l'information stratégique et participer activement à une harmonisation des pratiques en la matière (Strategic Plan 2002, 2002b)).

Mais lors de sa création, les gouvernements nationaux n'ont pas pourvu le MIC des moyens et des ressources nécessaires à la réalisation de ces ambitions. Tout au long de son parcours, les membres du réseau ont dû composer avec une tension récurrente entre leur mission initiale et les véritables moyens fournis par leurs gouvernements respectifs. Au gré des différents défis, enjeux et débats qui ont ponctué l'évolution du MIC, l'étude démontre que les participants ont alors mobilisé des ressources symboliques–le capital social, politique et d'expertise–mises en commun au sein du réseau afin de produire davantage de capacités de convergence collectives à l'interne, entre les membres, et à l'externe, auprès des autres acteurs de la sécurité internationale.

3.2 Pour une convergence accrue : les enjeux du MIC et la formulation de stratégies d'action collective

Rapidement, les représentants du MIC ont convenu de différentes stratégies d'action collective qu'il est possible de résumer en trois grands enjeux : des enjeux de légitimation, de diffusion et d'efficacité, qui ont donné lieu à la formulation de six grandes stratégies d'action collective : des stratégies de formalisation, d'expansion, de mise en marché, d'équilibre structural et de rationalisation du travail.

3.2.1 La légitimation et les stratégies de formalisation et d'expansion

Dès les débuts du MIC, les militaires ont travaillé à sa formalisation en tant qu'organisation. Les participants ont doté le MIC d'un logo, d'un bureau, d'employés permanents et d'autres caractéristiques institutionnelles, et ce, même si son mandat initial ne reposait que sur une entente de bons procédés (un Memorandum of Understanding). De même, la formalisation des règles de fonctionnement à l'interne, comme l'adoption d'une charte en 2000 (révisée en 2002) et l'adoption d'un code de procédure en 2005, a renforcé les liens entre les membres et offert le cadre institutionnel informel pour faciliter la mise en commun de leurs pratiques et de leurs processus opérationnels.

Au cours de la même période, on retrouve les traces d'un premier débat de fond lors d'une demande d'examen déposée par les directeurs quant à la possibilité d'accueillir l'OTAN comme membre à part entière. Cette proposition fut débattue pendant près de deux ans (1999–2000), au cours desquels les représentants nationaux du MIC ont tenu à rappeler l'importance de « l'exigence pour chaque membre du MIC de disposer des ressources et des capacités pour mener une coalition comme un critère clé » dans les conditions d'adhésion (Topic : Broadening MIC Membership, 2000: 2). Cette réflexion a conduit à deux innovations importantes : l'établissement d'une politique d'adhésion très sélective, avec des principes et des critères précis, et la création d'un statut intermédiaire d'observateur, puis d'associé en 2006.

Présente depuis le début, cette affirmation de soi en tant que regroupement unique, sélect et relativement important dans le domaine des réseaux militaires a permis aux membres du MIC d'incarner l'identité du réseau dans leur rapport avec les acteurs externes. Les statuts d'observateur et d'associé permettent au réseau d'accueillir des acteurs importants de la sécurité nationale et internationale, accroissant ainsi son efficacité, et ils favorisent la mobilisation de capital social par la diffusion et l'échange d'information en matière d'interopérabilité. De même, les responsables du MIC ont créé des groupes de travail supplémentaires : en projetant le capital d'expertise du MIC par le travail de ces groupes spécialisés qui œuvrent au sein des institutions nationales et internationales, les membres du MIC ont cherché à gagner en légitimité auprès d'un nombre croissant d'intervenants significatifs en matière de stratégie d'interopérabilité.

3.2.2 Maximiser la diffusion pour plus de convergence : les stratégies de communication et de mise en marché

Une fois la formalisation et la structure organisationnelle mises en place, les militaires ont produit un ensemble de documents qui systématisent l'information échangée en manuels de meilleures pratiques, guides de recommandations et listes de procédures mobilisées lors des différentes étapes d'une opération de coalition. On parle entre autres du Coalition Building Guide, du Rapid Reconnaissance Handbook for Humanitarian/Disaster and Response, etc. Ces manuels sont considérés par le MIC comme un des principaux vecteurs de diffusion du réseau et les membres ont investi beaucoup de temps et de ressources humaines afin de valoriser au maximum leur capital d'expertise. Cette production d'expertise de haut niveau, diffusée par cette documentation, a constitué une étape supplémentaire dans la mise en commun des pratiques, en donnant une existence matérielle aux recommandations stratégiques, de façon à faciliter la mise en œuvre de ces dernières au sein des armées nationales. Ces publications constituent encore à ce jour leur principal outil de convergence.

Dès lors, les membres du réseau posent une série de gestes qui vont viser à améliorer sa performance sur la scène internationale. Le réseau cherche à interagir davantage avec « les interfaces gouvernementales » (Report on Capstone SPS Meeting November 13–16 2006, 2006: 10). Plus encore, on élabore un plan de communication et de mise en marché des documents produits par le réseau. En sachant que la publication de documents et l'utilisation d'un site web public ne lui ont pas donné une visibilité satisfaisante, le plan de mise en marché vise à faire du MIC un forum multinational « de premier plan », en publicisant les « produits » du MIC auprès d'un auditoire ciblé (Talking Paper : MIC Marketing, 2007b: 1).

Les directeurs demandent aussi de renforcer les relations déjà établies auprès de partenaires, d'établir de nouveaux liens, d'améliorer de façon significative la mise en marché des produits du MIC, et d'augmenter l'implication du MIC auprès de l'OTAN, de l'UE, et de nombreuses autres institutions de commandement militaire, telles que : le United States Northern Command (USNORTHCOM), le North American Aerospace Defense Command (NORAD), le United States Central Command's Coalition Coordination Center (CCC), le United States Pacific Command's Multinational Planning Augmentation Team (MPAT), le « multiforum » de Washington (le Washington Multifora, un regroupement d'organisations militaires alliées), et des quartiers généraux nationaux. Ils publient également quelques articles au sein de revues militaires spécialisées. Mais rapidement, un constat s'impose : les plans de communication et marketing ne produisent pas les effets escomptés.

3.2.3 Le critère d'efficacité comme enjeu de survie : les stratégies de l'équilibre structural et de la rationalisation

Depuis l'émission des conditions d'adhésion et l'adoption des différents statuts, les dirigeants du MIC ont toujours été soumis à l'impératif de la stratégie de l'équilibre structural. L'équilibre structural est atteint lorsqu'un réseau bénéficie d'une proportion idéale entre les liens forts (coûteux à maintenir, mais plus puissants) et les liens faibles (plus superficiels, mais essentiels pour la circulation de ressources et d'information) (Kahler, Reference Kahler2009: 110–111). De façon corollaire, les dirigeants du MIC ont soupesé la question de l'expansion et de l'adhésion en fonction du calcul coûts/bénéfices suivant : accueillir plus de membres permettrait d'avoir une perspective élargie sur les questions d'interopérabilité et une couverture territoriale plus étendue, mais réduirait l'efficacité des processus décisionnels et de la prise de décision consensuelle, en plus d'alourdir l'administration du réseau (Topic : Broadening MIC Membership, 2000).

Ce calcul est nécessaire afin d'assurer au MIC un maximum de convergence entre les membres qui entretiennent des liens forts (soient les membres formels), tout en diffusant ses recommandations auprès d'un maximum d'acteurs internationaux pertinents. La création du statut d'observateur a permis au MIC de se faire connaître au-delà des frontières de ses membres, et ce faisant, d'accumuler davantage de capital social tout en préservant les avantages politiques, organisationnels et fonctionnels d'un réseau formellement peu étendu.

Néanmoins, la performance du réseau est jugée insatisfaisante par ses dirigeants, qui cherchent des résultats plus tangibles à ces effets de convergence. Comme le reconnaissent ses dirigeants, poursuivre une stratégie qui vise à la fois une innovation et une harmonisation des pratiques de coalition exige davantage de ressources. Face aux contraintes budgétaires exercées par les États membres, surtout après la crise de 2008, les directeurs décident d'entreprendre un exercice de rationalisation au sein de l'administration du réseau. À l'opposé des grands chantiers intellectuels du début, ils modifient l'organisation du travail, en affectant les représentants du MIC à des tâches plus ciblées, de moins grande ampleur et à l'échéancier plus serré. Ils établissent également un suivi du rendement des différents groupes de travail, qu'ils n'hésitent pas à abolir si l'efficacité n'est plus au rendez-vous (comme dans le cas du groupe de travail affecté aux procédures médicales, Report on MIC 2010, 2010).

3.3 La mise en œuvre des stratégies d'action par les pratiques de convergence

De toute évidence, toutes ces stratégies n'ont pas connu le succès espéré. Malgré les nombreux efforts déployés, le MIC tarde à se faire connaître et ses produits demeurent peu utilisés. À défaut de capital politique suffisant, les membres du MIC n'ont pu produire de la convergence forte par le haut (par les traités ou la coercition), ni à instituer le réseau comme un acteur incontournable en matière de coalition. Cependant, dans un contexte de ressources limitées, ses représentants apprennent progressivement à jouer le jeu politique des relations internationales, en adaptant leurs ambitions, leur discours et leurs façons de faire. À défaut de capital politique, le capital social et d'expertise a permis à ses représentants de produire de la convergence douce, par l'émulation, l'apprentissage ou la diffusion. Certes, les effets des pratiques se produisent plutôt indirectement, à plus long terme, mais ils peuvent tout de même être identifiés : les stratégies d'action collective que nous avons détaillées ci-dessus ont été concrétisées de façon volontaire par des modes d'action, des discours et des actes répétés et significatifs. L'étude révèle comment ces pratiques ont produit des effets de convergence incrémentaux dans le temps, à l'interne comme à l'externe. Il est possible de synthétiser nos observations dans le tableau qui suit:

En somme, l'étude des stratégies et des pratiques révèle la conjugaison de certaines conditions de réalisation des pratiques, qu'il est possible de regrouper en trois catégories : les conditions exogènes, propres à l'environnement extérieur du réseau (les liens préexistants entre les États membres, l'émergence de l'enjeu de l'interopérabilité, les ressources de l'État, les politiques et les cadres juridiques, l'actualité des conflits internationaux), les conditions endogènes, propres à l'organisation interne du réseau (la constitution d'une structure, d'une identité, de normes et de règles internes, la mise en commun de ressources et de stratégies collectives, la production de ressources) et les conditions individuelles (compétences, habiletés sociales, attachement à la cause et au réseau).

Un des effets les plus importants des pratiques internes fut sans conteste la constitution d'une identité, des normes et des intérêts collectifs propres au MIC, que portent par la suite ses représentants une fois leur affectation terminée. D'une part, le réseau permet aux généraux de s'asseoir ensemble deux fois par an au cours d'une semaine, afin d'échanger sur les enjeux de l'heure, leurs préoccupations, les façons de faire ainsi que les défis vécus dans leurs institutions nationales respectives. De la bouche même d'un général, la structure de socialisation amenée par le MIC « possède une très grande valeur » car il s'agit de moments privilégiés et fort appréciés par les généraux (extrait d'entretien).

D'autre part, en s'appropriant la mission, les normes et les valeurs du MIC, les individus qui y passent incarnent eux-mêmes des vecteurs de diffusion et d'influence à l'externe. Une fois leur mandat au sein du MIC terminé, ces militaires sont affectés à d'autres tâches et obtiennent des promotions qui les amènent à travailler dans différents postes nationaux et internationaux, formant année après année une plus grande communauté du MIC. Les liens sociaux et d'attachement tissés au sein du réseau perdurent dans le temps, comme nous le rappelle cet ancien membre du Groupe de suivi, maintenant responsable d'un collège militaire de son pays : « il existe une identité du MIC », et « une fois que vous y êtes passé, vous l'avez en vous et vous la portez avec vous » (extrait d'entretien).

Tableau 1 Pratiques de convergence internes et externes

Le soutien des officiers supérieurs est d'ailleurs un facteur déterminant dans la mobilisation des ressources symboliques, la diffusion et l'utilisation des recommandations sur le terrain. Par le pouvoir dont ils disposent dans le cadre de leurs fonctions militaires, ces officiers possèdent l'essentiel du capital politique du réseau, qu'ils peuvent ensuite mobiliser au bénéfice de l'ensemble de l'organisation. Par exemple, un général nous rapportait : « Le Coalition Building Guide fait maintenant partie des lectures obligatoires dans les cours donnés à l'académie militaire (…) parce que je l'ai ordonné » (extrait d'entretien). À l'inverse, un manque de soutien et d'attachement à la cause du MIC constitue un frein au développement de ses propres capacités de convergence.

Enfin, il est possible de retracer quelques trajectoires insoupçonnées que suivent parfois les canaux de diffusion des produits et recommandations du MIC à l'externe. Parmi des exemples anecdotiques recueillis lors de l'enquête de terrain, mentionnons : l'appel d'un officier basé en Irak qui avait entendu parler des produits du MIC par un ancien représentant maintenant posté avec lui, et qui voulait les consulter pour sa planification opérationnelle; l'adoption par l'OTAN d'une procédure médicale élaborée par un groupe du travail; l'utilisation du Coalition Building Guide par une unité australienne en Asie; l'utilisation des produits par les planificateurs logistiques du United States African Command (AFRICOM) et de l'Air Force américaine à Bagdad.

Conclusion

L'existence du MIC incarne la tendance qu'ont les États à développer des modes de coopération en parallèle à des grandes organisations fortement règlementées, afin de mieux répondre à la réalité de l'environnement international, y compris dans le domaine de la sécurité. Nous savons déjà que les réseaux constituent une forme de gouvernance décentralisée, qui englobe un nombre croissant d'acteurs, mais nous peinons encore à comprendre les processus qui leur permettent de produire ou non du changement politique en relations internationales dans des domaines très contrôlés par les États, comme la sécurité et la défense. Entre une convergence forte par le haut, produite par les États qui projettent leur politique et leur puissance au sein des organisations, et une convergence douce par le bas, par la diffusion et la socialisation entre les acteurs, comprendre la convergence par les pratiques nous permet d'observer comment s'opèrent les changements politiques qui se réalisent au sein des réseaux de gouvernance. En ce sens, la contribution de cet article est triple.

Il offre pour la première fois une vue de l'intérieur sur le fonctionnement d'un réseau militaire international. À travers l'étude de cas approfondie du MIC, la recherche dévoile comment les militaires font usage des ressources offertes par leur réseau et leur offrent des capacités de convergence dont ils ne disposeraient pas autrement, pour promouvoir leurs préférences en matière de création de coalitions auprès des autres acteurs de la sécurité. En favorisant une convergence des pratiques par le bas, les représentants du MIC participent à donner un sens à la création de coalitions, à leur mise en œuvre ainsi qu'à la gestion des nombreux points de frictions rencontrés sur le terrain des opérations de coalition. Il apparaît pertinent de se questionner plus largement sur les pratiques des autres réseaux militaires internationaux. Vérifier et comparer les capacités de convergence, les ressources formelles et symboliques ainsi que les pratiques des réseaux militaires nous permettrait de mieux saisir leur utilité pour les États et la contribution réelle de ce type particulier de réseaux de sécurité à la gouvernance de la sécurité internationale, ouvrant du même souffle un nouvel agenda de recherche.

Cet article apporte également une contribution théorique en enrichissant le débat sur la convergence des réseaux internationaux. Si la convergence forte relève du pouvoir étatique, il appert que la convergence douce par les pratiques produit des effets structurants incrémentaux, à plus long terme. Lorsque les participants d'un réseau partagent un enjeu, disposent de capitaux valorisés et les utilisent de façon habile et stratégique, il leur est possible de produire leurs propres capacités de convergence. Ainsi, même les organisations plus faibles qui disposent de ressources et de pouvoirs limités peuvent produire du changement politique en relations internationales.

Finalement, la méthodologie mixte utilisée qui permet d'observer les pratiques et leurs effets structurants dans le temps contribue à comprendre et à documenter le processus de la convergence douce. En opérationnalisant le tournant pratique, elle répond à certains besoins de la science politique, autant en relations internationales qu'en politiques publiques, lorsqu'il s'agit d'observer empiriquement le changement politique, au-delà des a priori normatifs des grandes approches déductives.

En ce sens, une approche par les pratiques offre la possibilité de mettre en dialogue les deux sous-champs, en liant les relations de pouvoir en relations internationales avec l'institutionnalisation des réseaux politiques par les pratiques. Récemment appelée institutionnalisme relationnel (ou relationalisme; Nexon, Reference Nexon2009), cette démarche se distingue aussi de l'institutionnalisme historique et sociologique car elle observe les effets des interactions sociales comme source du changement politique (plutôt que les structures historiques ou les systèmes de règles et de normes).

Dans la mesure où la multiplication des acteurs, l'effritement des frontières et la transnationalisation des enjeux complexifient la gouvernance internationale, le tournant pratique problématise la structuration des relations de pouvoir en relations internationales, au-delà des frontières de l'État, et permet ainsi de mieux appréhender la réalité complexe et le dynamisme de la société en réseau.

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Tableau 1 Pratiques de convergence internes et externes