Avec Les juges contre le Parlement? David Sanschagrin offre un livre sur un sujet souvent discuté, mais rarement étudié–en anglais autant qu'en français–et une analyse solide de la théorie politique d'un groupe d'intellectuels de Calgary (étiqueté « école » à tort selon l'auteur) qui ont défini les contours du Parti conservateur du Canada et du gouvernement qu'il a formé jusqu'en 2015.
Ce court ouvrage présente deux arguments fort réussis, voulant d'abord qu'une critique cohérente de la politique des droits de la personne ait été développée par un groupe d'intellectuels de l'Ouest canadien (aux pages 39–51 et au chapitre 4); et ensuite que cette critique soit au cœur des politiques du gouvernement conservateur et que sa formulation par ces intellectuels ait même influencé directement certaines actions de ce gouvernement (chapitre 6).
La situation de l’« école de Calgary » parmi les autres courants idéologiques canadiens, et l'instrumentalisation par le biais de leur réinterprétation accomplie par les intellectuels de Calgary des autres critiques de la démocratie canadienne, sont admirablement rendues au cinquième chapitre, qui constitue une introduction solide à la philosophie du droit canadienne-anglaise. De même, lorsqu'il explique le Programme de contestation judiciaire et la Commission de réforme du droit du Canada, ainsi que leur démantèlement, D. Sanschagrin relève tant les discours et justifications émanant du Parti conservateur que le changement de direction qui sépare ce parti de son ancêtre, le Parti progressiste conservateur, et qui le rapproche du Parti réformiste de Preston Manning.
Cependant, une troisième interrogation présente tout au fil du livre ne trouve pas une réponse aussi heureuse. L'analyse des idéologies, si elle s'appuie sur le travail considérable de Jared Wesley dont nous avons encore beaucoup à apprendre, est à la fois trop restreinte et trop étendue. Trop étendue en ce qu'elle embrasse tout l'Ouest canadien et oublie que cette vision ne fait pas l'unanimité même en Alberta, et encore moins dans l'Ouest. Par exemple, l'aliénation ne caractérise pas l'Ouest, mais bien l'Alberta–la Saskatchewan ou le Manitoba s'accommodant assez bien depuis la Seconde Guerre mondiale du fédéralisme –, et ce, malgré l'affirmation créée par Preston Manning que « The West wants in ». Si cette poignée d'intellectuels a pu exercer une influence considérable, c'est à partir de Calgary et par des moyens très précis (les Partis réformiste puis conservateur ainsi que le Parti Wildrose et le Parti Saskatchewan). Cette influence ne s'étend pas à l'ensemble de l'Ouest, la gauche étant bien représentée par les intellectuels d'Edmonton et de Saskatoon, ou encore par les maires de Calgary et d'Edmonton.
Par ailleurs, l'analyse idéologique se fait trop étroite, se concentrant sur le seul sujet du livre, et ne permet pas sur ce point d'en arriver aux conclusions offertes. Par exemple, l'affirmation que la critique principale des auteurs rassemblés en une école est « l'utilisation du pouvoir judiciaire par une élite postmatérialiste qui cherche à faire de la réingénierie sociale en contournant la démocratie parlementaire » (149) n'est qu’à moitié vraie : c'est bien là une critique partagée par les auteurs, sans pourtant être la critique principale, ni même le sujet principal des publications des auteurs comme Flanagan, Cooper et Bercuson (ces derniers ayant été laissés de côté), mis à part Morton et Knopff ou Manfredi.
Ce n'est donc ni leur critique de la judiciarisation de la politique, ni la description de « critique libérale classique de la judiciarisation du politique » que propose D. Sanschagrin qui font leur unité en tant qu’« école de Calgary ». Leur unité vient plutôt de leurs relations au sein de structures institutionnelles et sociales d'influences mutuelles et d'influences des milieux politiques et économiques par le biais de leurs étudiants, parmi lesquels on compte non seulement Stephen Harper ou Ian Brodie, mais également Jason Kenney, Pierre Poilièvre et Danielle Smith, et par le biais d'institutions comme la Canadian Taxpayers Federation et la National Citizens Coalition, ou le Fraser Institute.
Cette position analytique développerait davantage les idées de Quentin Skinner que ne le fait D. Sanschagrin dans ce livre, qui demeure trop bref pour ses aspirations : la piste est bonne, mais reste à suivre. Ainsi orienté, on peut mieux voir comment sinon une école, du moins un mouvement avec une certaine cohésion théorique existe autour de Calgary. Si Sanschagrin a pu décrire rigoureusement, en détail et fidèlement la critique qui fait l'objet de son livre, une étude de la philosophie politique économiste, à la fois individualiste et nationaliste, livrerait la clef de l'autre interrogation, moins réussie, de son livre–et donnerait ainsi réponse à la question qu'il partage avec tant de Canadiens : que se passe-t-il, philosophiquement, à Calgary et à Ottawa–d'où viennent ces idées que l'on continue de marteler?
Il n'en demeure pas moins que la présence de cette question tout au long du livre et l'appel correspondant à une étude plus poussée de la pensée et des partis politiques de l'Ouest canadien (très peu étudiés par contraste avec ceux de l'Ontario et du Québec), combinés avec les réussites analytiques et théoriques notées ci-dessus, font de ce premier livre de David Sanschagrin une contribution valable et précieuse à la science politique canadienne.