Divisé en trois parties, la première conceptuelle, la seconde méthodologique et la dernière composée d'études de cas, l'ouvrage Les frontières du politique en Amérique latine se propose de penser autrement le politique et de remettre en question ses “frontières” en développant une réflexion sur les imaginaires. Près d'une vingtaine d'auteurs et auteures ont participé à la rédaction de ce recueil issu d'une rencontre internationale tenue en 2004 sur le thème de la “clôture du politique” et organisée par le Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine (GRIPAL) de l'UQAM.
Devant les virages politiques survenus en Amérique latine, depuis le début de la décennie 2000 en particulier, c'est par l'analyse d'imaginaires recoupant le champ classique du politique et le débordant en même temps, selon plusieurs auteurs, que l'ouvrage veut repenser ses frontières. Ainsi se pose la question suivante : l'analyse du religieux, de l'émotion, du sacré, voire du miracle, mais aussi du langage, du discours, des luttes et des rites, analyse devant permettre de saisir la construction de nouveaux imaginaires, indiquerait-elle la nécessité de visualiser un nouvel “horizon” politique?
La partie conceptuelle consiste d'abord en une comparaison entre deux auteurs, Cornelius Castoriadis et Ernesto Laclau (Vanessa Molina, Julie Girard-Lemay, André Corten) dont les écrits sur l'imaginaire représentent une référence incontournable. De nombreux textes du recueil, dans la partie méthodologique comme dans celle des études de cas, se réfèrent en effet au cadre conceptuel de l'un ou de l'autre : les concepts d'émancipation, de point nodal, de signifiant, de surdétermination, d'altérité, d'autonomie et d'hétéronomie, entre autres, font l'objet d'un glossaire à la fin de l'ouvrage pour en faciliter la lecture. Un second texte de cette partie, celui d'Ernesto Laclau, entreprend ensuite de répondre à la question : Existe-t-il une “clôture” du politique? en s'appuyant sur la notion d'horizon, au sens de limite du visible, du représentable. Enfin, trois courts textes sur la place du religieux et du sacré comme instituants du politique (Michel Carrier, Estela Ferraro, André Corten) complètent cette première partie.
Sur le plan méthodologique, l'ouvrage présente une analyse sur la base de sociogrammes entre le gaucho argentin et l'immigrant juif (Viviana Fridman), puis un sondage d'opinion du GRIPAL, fondé sur des énoncés politiques et religieux, administré dans des quartiers paupérisés, catholiques et évangéliques, auprès d'un groupe contrôle composé d'étudiants universitaires, et ce dans cinq pays : le Venezuela, le Mexique, l'Argentine, le Brésil et le Chili. Selon les rapporteurs du sondage (André Corten, Thomas Lebel, Catherine Huart, Éliane Chaput), celui-ci démontre que la notion d'imaginaire religieux renvoie à des images signifiantes distinctes et que les cloisons dans les imaginaires (politique et religieux) rendent aussi compte de dynamiques différentes selon les pays.
À la lumière d'une analyse lexicométrique du discours présidentiel argentin, soit l'examen du caractère répétitif d'un ensemble de mots significatifs chez quatre présidents différents, un troisième texte de cette partie (Victor Armony) conclut que l'approche peut se révéler fort utile pour parvenir à fixer des significations sociales dans un espace politique donné et ouvrir la voie à de nouveaux questionnements sur les effets discursifs ainsi identifiés. Enfin, cette partie méthodologique se termine par une analyse qualitative du discours du président vénézuélien Hugo Chavez (Ricardo Penafiel).
La troisième partie de l'ouvrage présente des études de cas : l'éclatement de l'imaginaire de l'indianité (Pierre Beaucage); le repositionnement, notamment en ce qui concerne l'idée de nation, dans le discours du président argentin Néstor Kirchner (Gerardo Aboy Carlés, Pablo Semán); l'efficacité symbolique du discours du président brésilien Lula (Ari Pedro Oro); et les imaginaires du miracle dans un mouvement politique au Mexique (Margarita Zires). Toutefois, comme le souligne l'introduction, certains textes figurant dans la partie méthodologique sont aussi une exploration de cas concrets, tels le texte sur les discours des présidents argentins Perón, Alfonsín, Menem et Kirchner ou le texte sur le discours du président Chavez.
Chacune des trois parties est conclue par une “vue d'ensemble” (Julie Girard-Lemay et Vanessa Molina) qui cherche à dégager et à comparer les apports respectifs des auteurs à la lumière de la problématique conceptuelle retenue.
Pour qui partage une forte préoccupation concernant le rapport entre l'imaginaire (religieux, culturel, social, mystique ou symbolique) et le sens du mouvement politique dans nos sociétés contemporaines, plusieurs essais de l'ouvrage répondront sans doute, dans un sens ou l'autre, à certaines de leurs interrogations. Par ailleurs, pour qui s'interroge sur le champ politique lui-même en tant que champ distinct des autres champs, les textes pertinents de l'ouvrage seront plutôt les analyses de discours politiques au Venezuela (Ricardo Penafiel), en Argentine (Victor Armony) et au Brésil (Ari Pedro Oro), ainsi que l'essai éclairant de Pierre Beaucage sur l'éclatement de l'imaginaire des Autochtones dans les Amériques.
En effet, le texte de Pierre Beaucage fait un peu bande à part dans ce recueil. Par son objet d'abord, l'indianité dans l'ensemble des Amériques; par une perspective résolument historique, ce qui l'amène à devoir situer les représentations et l'imaginaire de l'indianité dans leur évolution et dans leurs ruptures; et aussi par une posture épistémologique quelque peu différente de celle d'autres textes du recueil, destinée davantage à mieux comprendre l'action politique autonome des peuples autochtones qu'à illustrer dans quelle mesure l'objet étudié renverrait à un corps conceptuel déterminé. Ainsi, l'auteur participe à la réflexion sur les imaginaires tout en favorisant une meilleure compréhension des changements politiques opérant chez les Autochtones. La posture est éclairante, notamment en ce qui a trait à la dimension internationale de la lutte des Autochtones. Son analyse de la portée des droits humains – entre autres du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes – dans la représentation de leur émancipation que se font aujourd'hui certains peuples autochtones, renvoie à des ruptures politiques fondamentales. Et ce, même dans des pays comme la Bolivie, par exemple, qui ont pourtant été caractérisés davantage jusqu'ici par l'“Indien-paysan” que par l'“Indien-peuple”.
Dans son ensemble, l'ouvrage aurait sans doute bénéficié d'une délimitation préalable du champ traditionnellement entendu par le ou la politique. Il se propose en effet d'en dépasser l'entendement, la “clôture”, à partir de l'étude des imaginaires, mais sans définir un point de départ de cet entendement jugé insuffisant. Poser la question de l'“horizon” du politique, de son “ouverture”, et tenter d'y répondre par l'intermédiaire des imaginaires politiques, sociaux, religieux, sacrés ou autres ne semble pas permettre de surmonter l'écueil. Cette absence conduit certains des auteurs de l'ouvrage à identifier un “dépassement” du politique, de façon peu convaincante à mon avis, au moyen de transgressions particulières comme de “nouveaux” moyens de lutte ou encore de “nouveaux” procédés discursifs. C'est le cas du texte sur la lutte des pobladores d'Atenco au Mexique (Margarita Zires), où la transgression de voies d'expression légales par l'occupation d'autoroutes, de bureaux municipaux, de médias … est vue comme illustrant un nouvel “horizon” politique. C'est aussi le cas de l'analyse de la dimension de l'émotion dans le discours présidentiel brésilien (Ari Pedro Oro). Comment cerner et ouvrir de nouvelles “frontières” du politique sans établir au préalable les frontières existantes?
S'avouant d'emblée une contribution d'un niveau d'abstraction élevé, Les frontières du politique en Amérique latine tente de réponde à la question : “Qu'est-ce que le/la politique”? C'est une question d'une grande pertinence aujourd'hui. Cependant, en adoptant un angle d'approche qui le lie un peu trop à un cadre conceptuel déterminé, ce recueil d'une vingtaine d'articles perd, à plus d'une occasion, son potentiel de conviction quant à la compréhension des transformations elles-mêmes du mouvement politique.