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Les constitutions arabes et l'islam, les enjeux du pluralisme juridique., Sabine Lavorel, Québec : Presses de l'université du Québec, 2005, 202 pp.

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Les constitutions arabes et l'islam, les enjeux du pluralisme juridique., Sabine Lavorel, Québec : Presses de l'université du Québec, 2005, 202 pp.

Published online by Cambridge University Press:  08 June 2006

Ousmane Déme*
Affiliation:
Université d'Ottawa
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Abstract

Type
Recensions / Reviews
Copyright
Copyright © 2006 Cambridge University Press

L'ouvrage de Sabine Lavorel cherche à analyser les mutations politiques à l'œuvre dans le monde arabe, à travers une nouvelle approche du droit constitutionnel des pays arabes. Son objectif est de brasser dans un seul corpus analytique l'ensemble du monde arabe, malgré les quelques spécificités observables par endroit. Pour ce faire, l'auteure propose une démarche qui tend à « refuser que la religion représente le seul facteur d'explication du système constitutionnel actuel des États arabes : au même titre que l'Islam, les valeurs libérales, révolutionnaires ou socialistes s'intègrent au référent traditionnel pour former un système normatif plural » (p. 15).

En effet, le monde arabe partage un trait caractéristique de sa situation politique : il s'agit d'un recours plus ou moins marqué à des références et des valeurs propres à la démocratie libérale. Cependant, les emprunts de référents libéraux se conjuguent avec un héritage islamique qui tire ses sources et sa légitimité du Coran et de la charia. L'auteure note à ce sujet que : « Le système constitutionnel des pays arabes se caractérise en effet par la coexistence de normes d'origines diverses : leur corpus constitutionnel regroupe à la fois des règles traditionnelles de source coranique et des règles juridiques d'influence libérale » (p. 2). Ainsi, il y a une juxtaposition, voire une coexistence, entre les référents traditionnels et libéraux. En d'autres termes, c'est le tiraillement entre tradition et modernité qui prévaut dans le monde arabe. Il y règne un pluralisme juridique qui traverse tous les domaines du droit : droit civil, droit pénal, droit administratif et droit constitutionnel. Cependant, l'effectivité des différentes normes demeure dépendante de la légitimité attribuée à leur source.

Dans l'analyse des éléments endogènes au monde arabe, Lavorel mentionne le nationalisme arabe, qui à ses yeux ne se confond pas totalement avec la religion. Ce nationalisme arabe s'ajoute à la référence religieuse pour constituer le socle traditionnel auquel s'ajoutent les emprunts à la démocratie libérale. C'est pour cette raison que l'on observe une ambivalence dans les textes constitutionnels qui affirment la souveraineté de l'État et l'affiliation à une même communauté de destin : la nation arabe. Lavorel note que, malgré le nationalisme arabe, ces pays partagent un référent islamique commun, largement invoqué à des fins de légitimation, à l'exception notable du Liban. Le droit islamique qui se nourrit du Coran et de la charia confère une légitimité religieuse importante qui assure une valeur et une stabilité aux régimes politiques en place. Mais paradoxalement, « le recours à des sources de légitimation traditionnelles … permet également sa remise en cause dans la mesure où ils peuvent être appropriés par des mouvements contestataires, islamistes notamment » (p. 89).

S'il existe certes un référent islamique commun, on observe cependant dans le monde arabe des conceptions politiques diverses que l'on peut schématiquement répartir en deux groupes de pays. Le premier serait composé des pays arabes où les régimes sont bâtis sur « le modèle traditionnel du pouvoir califal » (p. 7) et ceux qui recherchent une « certaine modernité politique » (idem). Dans ce second groupe, l'auteure note qu'il existe une volonté réformatrice dont le degré varie en fonction des pays.

On peut noter que, dans sa lecture des constitutions arabes, l'auteure invoque l'histoire coloniale pour relever que c'est durant cette époque que les aspirations libérales commencent à voir le jour sous l'influence des pays européens. L'accession à l'indépendance nationale va favoriser le processus de codification des règles constitutionnelles. La mondialisation renforce l'imposition des valeurs libérales, par le truchement de processus plus subtils. Malgré les connotations nationales que revêt l'adoption du constitutionnalisme, « toutes les constitutions des États arabes organisent la répartition des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, et font référence à un certain nombre de libertés publiques et de droits fondamentaux des individus » (p. 13). Cependant, ce n'est pas pour autant que les références traditionnelles ont cessé de dicter la conduite des États. Il existe en effet des interactions permanentes entre le droit importé et le droit autochtone. Au demeurant, l'examen de la pratique politique dans les pays arabes révèle une instrumentalisation du texte constitutionnel. Loin de s'ériger en cadre d'action coercitif, le texte constitutionnel perd sa légitimité au profit de la recherche de l'efficacité. À ce niveau, l'auteure substitue à sa démarche juridique des arguments sociologiques afin de mieux interroger la pratique politique.

De plus, Lavorel souligne que la conception classique de la constitution suppose que celle-ci permet de limiter le pouvoir et de garantir les droits fondamentaux des individus. Or dans les pays arabes, elle a pour dessein « d'assurer le maintien et la légitimité de l'ordre établi dans la plus pure tradition califale » (p. 21). En dépit de ce fait, Lavorel affirme que les interactions entre le droit importé et le droit autochtone conduisent à une transformation progressive des systèmes constitutionnels arabes dans lesquels le poids des référents traditionnels s'amoindrit au profit des valeurs libérales. Les évidences et les lieux communs consacrent l'inertie et le refus de tout changement qualitatif comme caractéristiques dominantes de cette aire géographique. Mais, note Lavorel, il existe des dynamiques fondamentales qui traversent l'ensemble des pays arabes et qui sont observables dans le domaine du droit. Cette perspective conduit l'auteure à examiner le pluralisme constitutionnel comme vecteur de modernisation politique.

L'on peut penser, fait remarquer l'auteure, que le monde arabe à l'instar de l'Afrique subsaharienne s'inscrit dans le mouvement universel de « mimétisme constitutionnel ». Malgré l'absence d'effectivité de certains principes libéraux, Lavorel affirme que « le recours aux mécanismes juridiques libéraux s'est … traduit par … l'apparition d'un espace politique autonome, séparé à la fois de la sphère religieuse et de la sphère privée ». Le droit constitutionnel y est de nature à promouvoir le changement. Il entraîne d'une part la sécularisation du pouvoir étatique et d'autre part la libéralisation des régimes politiques. En d'autres mots, l'État s'impose de plus en plus « comme instigateur du changement social et politique » (p. 93). Qui plus est, le dynamisme social renforce la modernisation des pays arabes car « en se fondant sur des principes affirmés dans leurs constitutions, les citoyens des États arabes ont entrepris de contester l'autoritarisme politique et de participer de manière plus active à la conduite des affaires publiques » (Idem).

Contrairement à bien des auteurs qui reprennent infiniment la thèse de l'inertie ou du blocage du monde arabe causé par l'islam, religion perçue comme incompatible avec la modernité et tout autre progrès, ce livre apporte une contribution originale. Lavorel essaie d'expliquer la crise politique du monde arabe en explorant les constitutions arabes – leur lettre comme leur pratique – par le biais du pluralisme juridique. Elle en arrive ainsi à des conclusions plus nuancées qui mettent en évidence à la fois les blocages et les possibilités de modernisation qui s'offrent à ces sociétés. Cependant, au niveau de l'examen des processus de modernisation du monde arabe, l'on peut regretter que l'auteure accorde peu de pages à « la lente émergence de la société civile ». Elle y analyse les dynamiques associatives en mettant en exergue l'instrumentalisation de la société civile par les régimes politiques en place. Cette lecture nous paraît juste, mais elle reste insuffisante à nos yeux si elle ne rend pas compte des nombreux combats de la société civile en faveur de l'élargissement de l'espace public, comme le montrent les travaux de Olivier Roy1 et de Sarah Ben Nafissa2.

En conclusion, l'auteure note que la libéralisation politique est un processus tangible dans certains pays bien que le monde arabe soit encore « globalement marqué par l'autoritarisme et la compression des libertés » (p. 167). Elle signale tout de même que ce processus de libéralisation reste tributaire du pouvoir des États dont l'arbitraire est encore très présent. De son point de vue, seuls le Maroc et le Liban semblent s'inscrire dans un processus de démocratisation dont les assises demeurent cependant assez fragiles, comme le confirme l'actuelle crise politique libanaise3. Afin de résoudre les nombreux défis auxquels se heurte le monde arabe, l'auteure esquisse une série de pistes de réflexion audacieuses qui s'articulent sur deux points principaux. Le premier porte sur l'importance de redéfinir l'identité culturelle arabe. Le second concerne la nécessité d'inventer une modernité politique arabe.

L'ouvrage de Sabine Lavorel est une référence capitale pour tous ceux qui, dans le monde francophone, s'intéressent aux questions politiques relatives au monde arabe. Il nous sort des simplismes et des généralités très présents dans les études portant sur cette partie du monde depuis que la lutte contre le terrorisme est inscrite au premier plan de l'agenda mondial. Il est à souligner cependant que l'auteure laisse de côté l'importante littérature anglaise sur la question, ce qui demeure une grande limite pour ce travail.

References

1 Roy Olivier, L'échec de l'islam politique, Paris, Seuil, coll. «Esprit », 1992, pp. 13–43.

2 Ben Nafissa Sarah, Pouvoir et associations dans le monde arabe, Paris, CNRS Éditions, 2002, 179 p.

3 L'ouvrage est publié peu avant l'assassinat du premier ministre libanais Rafic Hariri, marquant le début d'une crise politique importante dans ce pays.