La littérature sur l’économie sociale (ES) québécoise s'est diversifiée et enrichie au cours des 25 dernières années. Elle provient en partie de chercheurs et de chercheuses canadiens et québécois qui l'ont vécu de l'intérieur et ont participé à son développement avec empathie. L'intérêt du livre de Gabriel Arsenault tient au fait qu'il provient d'un chercheur qui entretient une relation distancée avec son objet d’étude, sans pour autant s'interdire l'empathie.
Caractéristiques de l'ouvrage
Le livre est issu d'une thèse de doctorat en science politique de l'Université de Toronto. L'auteur souhaite une participation plus grande de la science politique à l'analyse de l'ES québécoise, en notant que cette discipline, comparativement à d'autres, a moins participé aux recherches (11-2, 207). Le jeune politologue s'intéresse à l'action de l’État national québécois pour soutenir l'ES. Il se penche sur les politiques publiques issues du Groupe de travail sur l'ES (GTES) dans le cadre du Sommet sur l’économie et l'emploi de l'automne 1996, considéré comme le moment charnière de l'institutionnalisation de l'ES au Québec. Ce choix signifie une attention spéciale aux 25 dernières années dans une histoire de l'ES qui s’étend sur plus d'un siècle.
L'architecture du livre repose sur six chapitres et une conclusion substantielle. Le premier chapitre présente la perspective et les outils théoriques et méthodologiques utilisés. Les cinq chapitres suivants sont de nature plus empirique et constituent le cœur du livre. Ils portent sur les politiques publiques retenues pour faire l'analyse de l'institutionnalisation de l'ES depuis 1996, en distinguant des politiques transversales (chap. 2) et des politiques sectorielles (chap. 3 à 6). Quatre chapitres sont consacrés à cinq politiques sectorielles : les politiques familiales touchant les Centres de la petite enfance (CPE); la politique concernant les entreprises d’économie sociale en aide domestique (EESAD); la politique de logement social et communautaire; et deux politiques sectorielles concernant l'ES dans l'insertion à l'emploi, dans les entreprises adaptées et les entreprises d'insertion. Parmi les cinq politiques sectorielles examinées, les trois premières font l'objet d'une analyse plus approfondie. Sur un plan qualitatif, la politique concernant les EESAD dans le soutien à domicile ressort comme moins réussie que les quatre autres.
Les choix théoriques et méthodologiques présentés dans chapitre 1 et utilisés dans les chapitres empiriques renvoient aux éléments suivants :
1) L'ouvrage est fondé sur des sources documentaires riches et diversifiées, de même que sur des entretiens semi-dirigés avec 76 acteurs, dont 90 pour cent ont accepté de lever l'anonymat.
2) L'hypothèse voulant que l'ES québécoise soit une exception en Amérique du Nord est privilégiée : « Le Québec est le seul endroit en Amérique du Nord où l'ES est fortement institutionnalisée par les politiques publiques » (7).
3) L'approche d'Arsenault se situe par rapport à deux grandes interprétations dans la littérature : une première, pour laquelle « les politiques québécoises en matière d'ES sont globalement d'inspiration progressiste et résultent d'une co-construction démocratique » (19); une deuxième selon laquelle ces politiques sont « plutôt d'inspiration néolibérale » (20). Arsenault propose « une troisième lecture » qui s'apparente à une variante de la première.
4) Arsenault privilégie l'utilisation de la théorie des ressources de pouvoir (TRP) à partir de l'apport d'auteurs comme Esping-Andersen qui mettent l'accent sur le rôle des organisations syndicales et patronales et sur celui des partis politiques sociaux-démocrates classiques (22-4), puis propose des « ajustements » (24-5) pour tenir compte des « transformations de la social-démocratie » (217) et de l’émergence de coalitions et mobilisations de ressources plus complexes. Il mentionne souvent le rôle du mouvement des femmes et des groupes communautaires pour ne pas réduire la TRP à la seule division syndicale / patronale dans les coalitions. Mais cela ne l'empêche pas à l'occasion de revenir à une utilisation réductrice et artificielle de la TRP en se rabattant trop sur les seuls rôles des syndicats et des patrons (210-2).
5) Arsenault reprend à son compte le concept de co-construction des politiques publiques pour analyser l'apport de l'ES dans le développement du modèle québécois. Cette co-construction suppose des temps forts de délibération à portée décisionnelle entre les acteurs politiques élus et les acteurs socioéconomiques dans l’élaboration des politiques publiques. Arsenault demeure nuancé, notant qu'il y a eu plus de co-construction sous les gouvernements centre-gauche du PQ (1994-2003) que sous les gouvernements centre-droit du PLQ (2003-2018). Il montre que le PLQ, sans abolir la politique des CPE, l'a infléchie en renforçant la logique marchande au détriment de celle de l'ES dans la configuration du modèle de welfare mix ou d’économie plurielle.
Pour prolonger la discussion
Premièrement, le filon de réflexion lancé par Arsenault sur l'importance du référendum de 1995 pour expliquer la genèse de la majorité des politiques publiques de soutien à l'ESS étudiées dans l'ouvrage est pertinent et devrait alimenter des débats à venir : « En 1995, la gauche québécoise s'est mobilisée pour avoir un pays; elle n'a pas réussi son pari, mais sa mobilisation n'a pas été vaine. Sous les gouvernements de Lucien Bouchard et Bernard Landry, le Québec a su mettre en place un ensemble de politiques concourant à faire du Québec une société plus égalitaire que ses voisins. Parmi ces politiques se trouvent celles visant à appuyer l’économie sociale » (217-8). Cette affirmation est fondée selon nous (L'Action nationale, vol. 108, nos 6-7, 2018, p. 69-86), mais une large portion de la gauche ne la partage pas. Le référendum de 1995, à la différence de celui de 1980, a mobilisé massivement la gauche dans le camp du OUI. Cette mobilisation a amené le PQ, comme parti et gouvernement, en dépit de la défaite du OUI, à épouser de 1996 à 2003 un agenda de réformes sociales-démocrates innovantes traversées par l'apport de l’économie sociale et solidaire (ESS). Ces réformes ont fait preuve de résilience pendant les années d'austérité qui ont suivi.
Deuxièmement, ce que dit Arsenault sur le réseautage international de l'ESS québécoise gagnerait à être complété. Il fait écho aux réseaux européens associés à l'ES ancienne dont est proche le Centre international de recherches et d'information sur l'économie publique, sociale et coopérative (CIRIEC), mais il oublie d'autres réseaux internationaux qui ont contribué à l'essor de l'ESS depuis 25 ans et auxquels les forces vives de l'ESS québécoise ont été connectées, notamment le Projet franco-québécois de coopération en économie sociale et solidaire soutenu par les gouvernements français et québécois de 1999 à 2001; l’émergence du Réseau intercontinental de promotion de l’économie sociale et solidaire (RIPESS) qui va du Premier Symposium sur la Globalisation de la solidarité tenu au Pérou en 1997 aux Rencontres de Québec (2001), Dakar (2005) et Luxembourg (2009); des Rencontres du Mont-Blanc apparues en 2009 et devenues ESS Forum International depuis 2019.
En conclusion, le livre de Gabriel Arsenault constitue un incontournable pour l’étude de l'ESS au Québec, au Canada et ailleurs, au cours de la prochaine décennie.