Cette édition revue et augmentée de l'ouvrage de Vincent Lemieux sur le Parti libéral du Québec arrive à point nommé. Les Libéraux de Jean Charest viennent d'entamer un troisième mandat consécutif à la tête du gouvernement du Québec et il n'est pas inopportun, dans ce contexte, de s'interroger sur ce qui fait la force et la longévité électorale de ce parti politique, le seul à avoir survécu à près d'un siècle et demi d'évolution du système partisan provincial québécois. Une autre raison pour laquelle un tel ouvrage de synthèse est pertinent aujourd'hui tient à l'importante volatilité électorale observée au cours des récentes élections provinciales au Québec, par exemple avec la montée puis la chute de l'Action démocratique de Mario Dumont.
L'explication des hauts et des bas dans l'appui au Parti libéral qui est offerte ici par Lemieux demeure inchangée par rapport à l'édition précédente de son livre. Elle s'articule autour des relations d'alliance, de rivalité ou de neutralité que les partis politiques établissent dans le temps avec les acteurs clés de la société. Lemieux distingue trois espaces politiques : l'espace partisan, qui réfère à la dynamique interne aux partis, à leurs organisations ainsi qu'à leurs chefs; l'espace national, qui renvoie aux liens existants entre les partis provinciaux et les partis évoluant sur la scène fédérale; et l'espace sociétal, au sein duquel les partis entretiennent des relations avec les principaux acteurs de la société québécoise, tels l'entreprise privée, les syndicats, le clergé catholique, les milieux nationalistes ou encore le monde municipal.
Pour Lemieux, la clé du succès électoral d'un parti tient à l'établissement de relations d'alliance, ou à tout le moins de neutralité, avec ces acteurs dans chacun de ces différents espaces. Établir de «bonnes» relations, ou à tout le moins éviter d'entretenir des rivalités, permettrait en effet aux partis de démontrer aux électeurs qu'ils maîtrisent ce qu'il appelle le rituel politique, qui consiste à assurer et promouvoir le bien-vivre de la population. Le postulat de base de l'auteur est que les électeurs, surtout les «électeurs non constants» (c'est-à-dire ceux qui n'ont pas d'attache partisane précise), évaluent la capacité des partis à maîtriser le rituel, et donc à entretenir des alliances avec les principales sources de bien-vivre présentes au sein de la société québécoise. En ce sens, les choix électoraux dépendraient surtout de la structure (ou combinaison) des relations établies entre les partis et les acteurs dans les trois espaces.
Par exemple, la très grande domination des Libéraux sur les Conservateurs durant l'essentiel de la période 1897–1931 s'expliquerait par des alliances formées entre le Parti libéral du Québec et son homologue fédéral (au pouvoir à Ottawa lui aussi à cette même époque) ainsi qu'avec l'entreprise privée, de même que par la neutralité entretenue dans ses rapports avec le clergé catholique. À la suite du réalignement des années 1930, où l'Union nationale assure son émergence puis sa domination grâce à des alliances avec le clergé et les milieux nationalistes canadiens-français au Québec, le Parti libéral souffre grandement de son association avec les Libéraux fédéraux, ce qui le mènera d'ailleurs au tournant des années 1960 à couper tous ses ponts avec ces derniers. De nouvelles alliances formées par les Libéraux avec les syndicats et la population anglophone leur permettront de reprendre le pouvoir et de plus ou moins s'y maintenir jusqu'au réalignement des années 1970. Depuis, le Parti libéral a renoué avec ses alliés de la grande entreprise et développé de nouvelles alliances avec le Parti conservateur fédéral, surtout sous Brian Mulroney. Les passages des Libéraux dans l'opposition entre 1976 et 1985 puis entre 1994 et 2003 s'expliqueraient surtout par leurs chefs moins populaires que ceux du Parti québécois (Ryan versus Lévesque; Charest versus Bouchard) ainsi que par la rivalité entre le parti et les milieux nationalistes, alliés du PQ et fortement mobilisés par la tenue de trois référendums constitutionnels (1980, 1992, 1995).
Avec cette approche, Vincent Lemieux offre une explication de l'évolution du système partisan québécois qui va au-delà de la simple popularité des chefs ou des options constitutionnelles pour inclure tous les secteurs de la vie politique québécoise. L'importance qu'il accorde à l'effet structurant des contextes politiques et économiques sur les alliances forgées ou non par les partis avec les groupes sociaux représente une contribution non négligeable à notre compréhension des partis politiques et de leurs succès. Son analyse met aussi en lumière le rôle central du clientélisme en politique partisane, au Québec comme ailleurs. Il faut enfin saluer l'effort poussé de théorisation présenté dans cet ouvrage, effort auquel l'auteur nous a habitués tout au long de son illustre carrière.
Parmi les changements apportés à l'ouvrage pour cette deuxième édition, on doit souligner l'adoption d'un cadre opérationnel plus simple et efficace. Le nombre d'espaces politiques a en effet été réduit de quatre à trois et la terminologie employée pour les nommer a été grandement clarifiée. De même, le découpage historique en périodes a été simplifié, ce qui permet de mettre davantage à l'avant-plan la notion de réalignement partisan. La mise à jour du livre aura aussi permis d'ajouter quatre élections provinciales à l'analyse (de 1994 à 2007). Il est dommage que cette deuxième édition ait été publiée seulement quelques mois avant l'élection anticipée de décembre 2008, où les Libéraux de Jean Charest furent réélus avec une majorité de sièges. Néanmoins, l'analyse présentée par Lemieux du premier mandat libéral sous Jean Charest est éclairante en ce qu'elle permet de comprendre comment les nombreuses rivalités entretenues par le gouvernement Charest durant ce mandat ont mené à un effondrement de ses appuis électoraux en 2007 et à la perte (momentanée) de sa majorité parlementaire.
Un aspect de l'exercice de mise à jour fait par l'auteur se révèle décevant, par contre, soit la revue des écrits. En effet, le cadre théorique développé par Lemieux présente des signes de parenté évidents avec les plus récents écrits anglo-saxons sur la «politique de valence» (valence politics). Ces travaux ont considérablement développé l'idée selon laquelle les campagnes électorales et les choix électoraux reposent en grande partie sur la définition et l'entretien par les partis d'une image de compétence à gouverner et à gérer les affaires publiques et les enjeux politiques de l'heure. Les relations d'alliance, de rivalité ou de neutralité établies par les partis politiques pourraient aussi être vues sous l'angle des raccourcis décisionnels empruntés par les électeurs, tel que suggéré par les théories de l'heuristique et des effets d'information. Les nombreux liens qui auraient pu être faits avec ces écrits récents auraient permis de mieux situer théoriquement le cadre d'analyse proposé dans cet ouvrage et d'enrichir ainsi davantage cette nouvelle édition.
L'analyse de Lemieux se concentre surtout sur les électeurs non constants, selon l'idée que chacun des principaux partis détient un plancher d'électeurs qui lui sont acquis. Les travaux des dernières décennies sur le désalignement électoral tendent à montrer que le nombre d'électeurs sans attache partisane a considérablement augmenté au sein des démocraties occidentales. Il n'y a pas de raison de croire que le Québec soit différent à cet égard, comme l'a montré la récente volatilité des Québécois observée aux dernières élections provinciales. Ce portrait contraste avec celui que trace Lemieux, qui avance que le nombre d'électeurs non constants est resté sensiblement le même de 1981 à 2007 : 19 pour cent des électeurs inscrits (164), une proportion même légèrement inférieure à celle estimée pour la période précédente (23 % pour 1939–1966) (97). Quoi qu'il en soit, on constate ici la principale faiblesse liée au recours par l'auteur à des données macrosociologiques pour analyser les résultats électoraux : ces données masquent les mouvements d'allégeance des individus, mouvements qui sont vraisemblablement plus fréquents et importants depuis la seconde moitié du vingtième siècle.
Une dernière limite de l'analyse offerte dans cet ouvrage, et concédée d'emblée par l'auteur (172), tient au fait que le modèle développé semble mieux capable d'expliquer l'évolution du vote libéral en situation de bipartisme que lorsqu'il y a plus de deux partis en compétition. Le fait que le modèle explicatif de Vincent Lemieux demeure perfectible ne devrait toutefois rien enlever à la force et à la pertinence de cet ouvrage, l'une des rares synthèses qui existent du système de partis provincial québécois et de ses transformations au fil du temps.