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Le démantèlement de l'État démocratique, Ezra Suleiman, Paris : Le Seuil, 2005, 398 pp.

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Le démantèlement de l'État démocratique, Ezra Suleiman, Paris : Le Seuil, 2005, 398 pp.

Published online by Cambridge University Press:  08 June 2006

Donald Lévesque*
Affiliation:
Université Laval
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Abstract

Type
Recensions / Reviews
Copyright
Copyright © 2006 Cambridge University Press

Professeur de science politique à l'Université de Princeton, en sus rattaché à l'Institut d'études politiques de Paris, Ezra Suleiman peut être vu comme une sorte d'oiseau rare. Voilà, en effet, un Américain (né, il est vrai, au Moyen-Orient et ayant fait une partie de ses études en Europe) qui prend passionnément fait et cause pour l'idée d'un nécessaire rôle régulateur de l'État dans nos sociétés complexes (58) et fait de l'actuelle tendance à remettre en cause cette idée son cheval de bataille.

Il faut le mentionner d'entrée de jeu, ce n'est cependant que de façon médiate que l'ouvrage de Suleiman porte sur le démantèlement de l'« État démocratique » dans son ensemble. L'objet d'étude plus direct de ce livre, c'est plutôt la mise à mal, depuis le début de la décennie 80, d'une des constituantes de l'appareil étatique occidental moderne : l'administration publique. Comme, dans l'optique de l'auteur, cette constituante demeure, aujourd'hui encore, essentielle au bon fonctionnement de l'État (lire, de l'État régulateur de type keynésien), mettre par trop à mal la première équivaut par définition à « démanteler » à terme le second – à le rendre progressivement incapable de remplir convenablement toute une série de tâches dont il tire sa raison d'être ainsi que sa légitimité auprès des populations. D'où le titre de l'ouvrage, qui ne relève pas d'une de ces trop grandes libertés que se permettent souvent les traducteurs.

Par administration publique, Suleiman entend « classiquement » le corps, en principe professionnalisé, de fonctionnaires de l'État chargé tant de la préparation éclairée des projets de lois d'un gouvernement que des différentes dimensions de leur éventuelle mise en application. Tout au long de son livre, Suleiman n'éprouve aucune gêne à nommer cette administration publique « bureaucratie ». L'habituelle connotation négative par le terme ne tient aucune place dans le discours de l'auteur (en cela aussi, peut-on-dire, ce dernier fait figure d'oiseau devenu bien rare).

Pour Suleiman, lorsque les commentateurs et analystes discutent des attaques, le plus souvent « néo-libérales », dont a été victime l'État occidental de type interventionniste au cours des vingt-cinq dernières années, c'est plus précisément d'attaques contre une administration publique compétente, capable d'agir et politiquement « neutre » qu'ils devraient parler. Alors, en effet, que « d'autres institutions essentielles à la bonne marche de la démocratie, comme les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, les gouvernements régionaux et locaux, ne tendent qu'à faire l'objet de débats feutrés » (p. 11), qu'il « existe un accord universel sur l'importance de leur existence et sur les fonctions minimales qu'elles doivent remplir » (p. 32), la « bureaucratie » est « la seule à avoir connu un tel travail de sape que sa contribution à la bonne marche démocratique est mise en péril. » (p. 33)

Ce travail de sape a été effectué partout dans le monde développé, avec des intensités variables, il est vrai, par deux grandes forces parallèles, plus ou moins indépendantes l'une de l'autre, mais agissant de façon simultanée et conjuguant par là leurs efforts respectifs pour n'en ébranler que mieux les fondements de l'administration publique de type « wébérien ». Ce sont, d'une part, les disciples du New Public Management (NPM), influent courant de pensée économiste originaire des États-Unis, et d'autre part (eh oui), les gouvernements élus eux-mêmes (de toutes allégeances), à travers leurs efforts pour se soumettre plus étroitement fonction publique leur en la “politisant” respective.

« Nouveau management public », « réinvention du gouvernement », « reingeneering de l'État », ce sont là différentes formules qui, aux dires de Suleiman, expriment toutes une même orientation idéologique fondamentale : celle de pousser le plus loin possible l'alignement de la logique de fonctionnement de l'action publique sur celle de l'entreprise privée (pp. 12, 26, 28, 44, 63, 70–74 etcFootnote 1). Diagnostiquant, entre autres tares, dans les grandes machines administratives publiques de nos sociétés complexes, des excès d'inertie, un manque général de réactivité face aux défis posés par un environnement en constante mutation, des coûts d'opération inutilement élevés eu égard à la valeur réelle des services rendus aux citoyens (plus volontiers nommés contribuables ou, mieux encore, clients), les défenseurs du NPM posent que de tels maux ne peuvent être convenablement traités que pare une sorte de révolution dans la façon de concevoir l'administration publique – ses objectifs tout autant que ses modes concrets de fonctionnement.

À cet effet, le NPM fait généralement siennes deux prémisses axiologiques popularisées dans les années 60 et 70 par l'école économique de Milton Friedman et de ses « Chicago Boys » (p. 127) : d'abord, le marché est, de nos jours, le meilleur mécanisme qui puisse se concevoir d'allocation juste et efficace des ressources rares dans nos sociétés; ensuite, il n'est pas de secteur de l'activité humaine que ce mécanisme ne sache réguler (p. 68). Partant de là, et s'appuyant « sur des méthodologies de gestion enseignées dans les grandes écoles de commerce » (p. 159), le NPM propose une redéfinition restrictive des missions légitimes de l'administration publique : d'une part, toute une série d'activités industrielles et commerciales que l'État, le plus souvent avec des préoccupations stratégiques de développement, avait cru bon s'annexer au cours des dernières décennies doivent être rendues à la société (la justification étant ici que le secteur privé saura toujours, mieux que l'État, s'occuper de ces sphères d'activité et les faire prospérer pour le plus grand bien de tous); d'autre part, le reste de sphère publique ainsi obtenu doit être radicalement « réinventé » dans son mode de fonctionnement, de sorte que le client-contribuable en ait finalement pour son argent et cesse de voir ses taxes et impôts dilapidés par un monstre bureaucratique tout à la fois glouton, liberticide et peu efficace. Réductions des effectifs dans la fonction publique, décentralisation, tassement des structures hiérarchiques rigides au profit de modes plus souples d'organisation du travail, nouvelles inhibitions à « fausser les prix » des différents services proposés, mise en concurrence de ces derniers, voilà quelques conséquences pratiques de cette philosophie de la privatisation du domaine public.

Suleiman ne leur oppose pas, à toutes, une fin de non-recevoir : « on demande depuis longtemps à la bureaucratie d'être moins gaspilleuse, plus efficace et plus prévenante pour les gens; ce sont des demandes d'une incontestable légitimité. » (p. 71) Mais l'auteur refuse l'idée qu'il n'y ait pas entre les logiques d'action publique et privée une différence fondamentale de nature et de visées. L'État, dans son rapport à l'action, ne peut bien sûr pas ignorer la rationalité économique, mais il ne doit pas non plus se laisser guider par la seule maximisation du rapport coûts/bénéfices pour décider ce qu'il fait (ou ne fait pas) et de comment il le fait. Souder une communauté, assumer le prix à payer pour que triomphent certaines valeurs éthiques et morales, réparer les différents pots cassés (entre autres, par la dynamique de l'économie de marché), aider l'éclosion de toutes sortes d'initiatives culturelles non ou peu rentables (mais répondant à des besoins réels des populations), ce sont là des tâches qui, le plus souvent, ne se justifient pas selon une stricte logique d'action économique. Elles n'en demeurent pas moins essentielles à la bonne marche de sociétés civilisées et solidaires. En ne voyant dans l'État qu'un fournisseur de services à des individus privés, et dans le citoyen qu'un consommateur-client cherchant légitimement à ne payer que pour les services qu'il réclame (de même qu'à toujours obtenir pour ceux-ci le meilleur rapport qualité/prix possible), une mouvance de pensée comme le NPM encourage aussi le développement d'une culture correspondante chez les individus empiriques. Ce faisant, c'est la généralisation d'une sorte d'égoïsme utilitariste, peu soucieux de l'extra-privé et du sort d'autrui qu'elle valorise : « un consommateur n'a rien à faire des autres » (p. 79). À moins de vraiment rechercher l'éclatement des communautés et l'avènement de sociétés atomisées, peuplées d'« électrons libres » calculateurs et autocentrés, les solutions aux ratés contemporains des grandes administrations publiques ne peuvent se trouver dans la philosophie économiste que proposent des théories comme celle du NPM. C'est en tout cas la conviction que Suleiman exprime de multiples façons tout au long de son livre, et que le lecteur ne peut décidément pas ignorer.

Alors que la pression pour que le secteur de l'activité publique se mette à l'école des objectifs et méthodes de l'entreprise privée est portée par une théorisation articulée et qu'elle est en général ouvertement revendiquée par ses protagonistes, la seconde grande tendance ayant affecté au cours de deux dernières décennies sur l'administration publique de type classique – la politisation de la haute fonction publique – est, elle, beaucoup moins franchement thématisée par ceux qui s'efforcent de la mettre en pratique (pp. 234, 257, 390). Politisation, dans l'esprit de Suleiman, est ici synonyme de « déperdition professionnelle » ou de « déprofessionnalisation » des échelons supérieurs de la bureaucratie d'État (pp. 28–32). Aux dires de l'auteur, le phénomène résulte de la tendance, aujourd'hui généralisée chez les groupes appelés à former le gouvernement de tel ou tel espace politique, à vouloir s'assurer de la bonne collaboration de l'administration en nommant, à différents postes stratégiques de celle-ci, une série (souvent longue) de personnes sûres, qui veilleront par exemple ensuite à ce que l'appareil bureaucratique ne fasse pas obstruction à la réalisation des différents objectifs contenus dans le programme électoral (p. 309). La démarche relève donc au fond du souci, chez les politiques contemporains, de se prémunir contre l'administration en tant que pouvoir parallèle potentiel, susceptible de chercher à faire contrepoids au pouvoir légitimement constitué par le verdict du suffrage universel (p. 311).

Pour Suleiman, une pareille stratégie a cependant son revers : elle prive tendanciellement les communautés démocratiques d'un outil qui leur est bien plus indispensable que les discours à la mode ne le laissent généralement entendre. Ce n'est en effet pas un hasard si, dans un monde devenant rapidement de plus en plus complexe, l'ensemble des pays industriels (Japon y compris) a ressenti le besoin, dès la deuxième moitié du 19e siècle, de se doter « d'élites à la formation supérieure » et de mettre à cette fin progressivement sur pied de grandes écoles d'administration publique (pp. 56–57). Veiller à la réalisation concrète des grandes missions de l'État, respecter ce faisant les équilibres fragiles existant par exemple, dans nos sociétés, entre liberté privée et intérêt public, production et redistribution de la richesse, développement économique et protection de l'environnement – essayer de réaliser tout cela au mieux, par l'entremise d'un catalogue jamais simple de politiques incitatives ou contraignantes, est une affaire qui ne s'improvise pas, mais réclame plutôt, dans de multiples champs d'analyse, des connaissances fines et longues à acquérir. Face aux desirata partisans du monde politique, le haut fonctionnariat doit être en mesure d'opposer, lorsque cela paraît indiqué, un savoir spécialisé relativement neutre; il doit entre autres pouvoir rappeler à des élus qui cherchent à remplir leurs engagements (ou plus prosaïquement, à se faire réélire) que les choses, souvent, ne sont pas si simples.

Dans l'organigramme de l'État occidental moderne, il existe, bref, une tension entre le monde politique proprement dit et l'élite administrative. Vouloir supprimer cette tension, à la fois saine et insurmontable d'un point de vue normatif (p. 284), en remplaçant la compétence professionnelle par la fidélité partisane, n'est pas une bonne chose. Cela équivaut à court-circuiter en grande partie un outil indispensable que la démocratie moderne a su se donner progressivement – autant pour assurer l'efficacité de son action que pour éviter les aventures irréalistes, les projets par trop marqués du sceau de l'opportunisme électoral, etc.

Le propos que viennent de résumer les paragraphes précédents tient pour l'essentiel tout entier dans la première des trois parties que compte l'ouvrage de Suleiman. Après avoir exposé – en se répétant beaucoup! – les différentes dimensions de sa « thématique jumelle » (26) sur l'évolution problématique de l'administration publique dans nos sociétés, après avoir aussi insisté sur les répercussions plus générales de cette évolution sur la qualité de vie des communautés démocratiques, l'auteur choisit d'analyser, dans les deux parties subséquentes de son livre, l'impact différencié que cette évolution a eu jusqu'ici dans l'ensemble du monde développé.

La seconde partie de l'ouvrage passe ainsi en revue l'usage concret qu'une série représentative de pays a choisi de faire des théories du NPM. De cette observation, il ressort que si à peu près partout, le discours sur la réinvention de l'État a su trouvé des oreilles disposées à l'entendre l'aptitude de ce même discours à stimuler des projets de réforme qui soient à la hauteur de la radicalité de la théorie a été, elle, très variable selon les grandes aires socio-culturelles et selon, aussi, la capacité (ou l'absence de capacité) effective des différents gouvernements d'imposer sur leurs territoires respectifs, en passant par leurs systèmes institutionnels propres, des changements controversés. (pp. 154–181). D'une façon générale, il appert que le monde anglo-saxon a été bien plus réceptif à la philosophie concernée que l'Europe continentale et scandinave. Aux extrémités du spectre réformiste inspiré par le NPM, on trouve d'un côté la Nouvelle-Zélande (de loin, selon Suleiman, l'élève la plus zélée) et l'Angleterre de l'époque Thatcher; à l'autre extrémité, le Japon et la France (pp. 108, 208). La Suède, l'Allemagne et la Finlande sont des exemples d'appropriation sélective et d'application somme toute modérée de la problématique de la Nouvelle Gestion publique. Dans le but, surtout, de parvenir à contrôler la croissance endémique des déficits publics, on y a dans ces pays effectivement puisé dans le catalogue de solutions proposées par le NPM Ce recours, dans l'ensemble, est cependant demeuré pragmatique; il n'a été porté par aucun enthousiasme idéologique. Les États-Unis, enfin, occupent dans ce tableau une position en quelque sorte paradoxale. Foyer culturel incontestable du mouvement de privatisation de l'activité publique (pp. 60, 118), l'espace américain, du fait entre autres de l'éclatement de sa structure étatique de pouvoir, n'a pu réaliser que très partiellement la révolution administrative proposée par les ténors du NPM (pp. 174, 180). Il a été démontré une fois de plus que le système très particulier de contre-pouvoirs qui existe aux États-Unis rend dans les faits très difficile la menée à terme de quelque project ambitieux de réforme que ce soit – et cela, même lorsque les modifications proposées vont en principe largement dans le sens d'un réalignement sur les « grandes valeurs » de la culture nationale (pp. 157, 180–181).

Usant d'une démarche analogue, Suleiman s'efforce de documenter, dans la troisième partie de son étude, le phénomène, selon lui moins tapageur mais plus universel encore (p. 236), de la politisation des hautes fonctions publiques. La méthode de démonstration ici utilisée est à la fois indirecte et directe. À l'aide d'une série de chiffres, graphiques et tableaux comparatifs (pp. 237–255), l'auteur croit d'abord pouvoir étayer indirectement sa thèse en dirigeant les projecteurs sur deux ensembles de données. Le premier de ces ensembles semble confirmer la perte contemporaine de prestige d'une carrière dans la fonction publique (la preuve en serait, selon Suleiman, le nombre toujours déclinant des candidats aux concours d'entrée des grandes écoles d'administration); le second ensemble parait rendre compte d'une démoralisation diffuse mais importante des fonctionnaires de carrière (en témoignerait, le nombre important de ceux qui, un peu partout, cherchent aujourd'hui à quitter la fonction publique avant l'âge de la retraite). Un procédé d'approche plus direct cherche ensuite à instruire le fait de la politisation elle-même, qui peut prendre deux grandes formes : la nécessité pour les fonctionnaires de formation d'avoir désormais des fidélités partisanes s'ils veulent accéder aux plus hauts échelons de l'administration, et puis l'insertion, entre le personnel gouvernemental et les fonctionnaires proprement dits, d'une couche intermédiaire de gens venus de l'extérieur de la fonction publique, c'est-à-dire du privé ou de la société civile.

La première forme correspond, pour l'essentiel, au modèle de politisation « à la française » (pp. 267, 281–295) Celui-ci fait en sorte que les hauts fonctionnaires entrent dans l'administration publique et en sortent au gré des changements de majorité et que, dans les intervalles, les appareils partisans respectifs se débrouillent, usant de leur influence dans différents milieux, pour procurer à ce personnel spécialisé des postes et traitements qui conviennent à son rang. (On le devine, pour Suleiman, c'est moins ici le professionnalisme de ce type de grands commis de l'État qui fait problème que sa neutralité.) La deuxième grande forme de politisation est elle-même divisible en plusieurs sous-variantes (pp. 302, 308). Elle comprend bien sûr le recours aux « think thanks » et à toutes sortes de proches conseillers extérieurs au fonctionnariat de carrière pour élaborer concrètement les politiques gouvernementales. Elle inclut aussi la nomination directe, par les responsables gouvernementaux, du personnel de haut rang de ce secteur en expansion rapide que sont les agences gouvernementales ainsi que les organismes parapublics en tous genres. Arrivé au terme de son exploration comparative, Suleiman conclut que c'est le Japon qui, jusqu'ici, à l'intérieur du monde développé, a su le mieux résister à la tentation de politiser sa fonction publique (pp. 301, 309). À l'autre extrémité, on trouve les États-Unis (pp. 297, 317). Des pays comme l'Angleterre, la France, l'Allemagne et l'Espagne viennent, chacun selon son mode propre, se loger quelque part entre ces pôles.

Toutes ces données (celles fournies en particulier dans la deuxième partie de l'ouvrage) présentent sans doute un intérêt. Il reste cependant qu'elles sont susceptibles de laisser le lecteur sur sa faim, étant donné les développements que la première section aurait en principe exigés, et qui ne viennent finalement jamais. En mettant bout à bout les idées et postulats que l'auteur disperse au long du premier tiers de son ouvrage (et cela, selon une progression logique qui n'est pas toujours très précise), on peut bien sûr, comme la chose a été faite ci-dessus, reconstruire une problématique générale qui a sa cohérence. Cette problématique repose toutefois sur des axiomes normatifs et descriptifs qui ne vont pas toujours de soi et qui, pourtant, ne sont souvent qu'affirmés sur le mode de l'évidence, pour ne pas dire de la formule ou du slogan. Deux remarques serviront à illustrer cette constatation et mèneront à un bref jugement-conclusion.

S'agissant d'abord de l'importance primordiale de la « bureaucratie » pour le bon fonctionnement de nos sociétés démocratiques, Suleiman aurait certainement pu s'efforcer de mieux nous en expliquer la nature. Dans un contexte culturel général où, même au niveau académique, le sens de l'État se perd au profit de visions « société-civilistes » diverses et où, par exemple, le terme « bureaucratie » côtoie en général celui de « technocratie » dans la banque des mots repoussoirs qu'il est de bon ton d'utiliser à toutes les occasions, il faut désormais certainement, pour qui décide de ramer à contre-courant de cette sensibilité très répandue et de défendre une philosophie politique plus classique de l'État de droit et de ses principales constituantes commencer par éclairer toute une série de postulats dont on ne peut plus présupposer qu'ils fassent évidence pour le lecteur potentiel. De l'administration publique, Suleiman nous dit pêle-mêle qu'elle est un « complément indispensable de l'État moderne » (p. 26), qu'elle « reste une institution clé dans le fonctionnement des sociétés démocratiques » (p. 35), qu'elle est un « instrument crucial de la bonne gouvernance » (pp. 16–17), que « son absence, son inefficacité ou sa politisation peuvent avoir des effects spectaculaires sur la (bonne) gouvernance d'une société » (p. 39), qu'elle est le « bras civil de l'État » (p. 33), qu'elle est « indispensable à la préservation des libertés » (p. 54), que l'État démocratique moderne s'est édifié sur une structure : la bureaucratie » (p. 17), etc.. Mais la démonstration de toutes ces affirmations ne va en général pas plus loin que l'affirmation elle-même. C'est là une carence dont on peut présumer qu'elle n'aide pas à faire avancer une cause ayant au départ contre elle un large segment de l'esprit du temps.

Dans un ordre d'idées complémentaire, le discours de Suleiman aurait assurément fait montre de plus de profondeur s'il s'était (sérieusement) efforcé, avant de condamner les tendances contemporaines à la privatisation ainsi qu'à la politisation de l'administration publique, de considérer d'abord la perspective de ceux qui s'en font les avocats, question de rendre ainsi plus compréhensible des raisonnements et pratiques qui, la plupart du temps, sont au moins en partie sensés parce qu'ils font référence à de véritables problèmes que doivent affronter nos sociétés et gouvernements : explosion des coûts, manque effectif de réactivité des grands appareils administratifs, rigidité excessive des relations de travail dans le secteur public, etc. Un tel procédé n'aurait bien sûr en rien exclu que Suleiman contre-argumente ensuite sur le bien-fondé des solutions proposées par lesdits avocats, ni qu'éventuellement il conteste leur façon de poser les problèmes. Au lieu de cela, l'auteur se contente le plus souvent de s'asseoir sur des schémas d'interprétation très courts comme « l'opportunisme et la démagogie des politiciens », qui, « pour parer et détourner les critiques leur reprochant d'être incapables de résoudre les problèmes urgents de la société », se défausseraient « du mécontentement des citoyens en l'imputant à la bureaucratie » (pp. 12, 13, 25, 35, 81, etc). L'alliance avec les théoriciens du NPM (eux-mêmes simples suppôts des grands intérêts économiques) pour s'en prendre à l'État et sa gestion ne relèverait en bout de ligne que d'un tel opportunisme. La question de la politisation de la fonction publique est elle aussi une affaire très complexe qui aurait bénéficié de ce qu'on accorde à ses partisans plus ou moins déclarés un traitement plus compréhensif, au sens wébérien. Fondamentalement, Suleiman considère aproblématique la tension dont il a été fait état plus haut entre le pouvoir des élus et celui de l'élite administrative. Rappelant par exemple les appréhensions, dans les années 60 et 70, de gens comme John Kenneth Galbraith au sujet de la montée en puissance, partout en Occident, d'une « technostructure » étatique marginalisant à toutes fins pratiques le rôle décisionnel des élus dans la formulation des orientations de politique publique, Suleiman note simplement que « rarement menace perçue sur la démocratie provoqua autant d'inquiétudes destinées à se révéler finalement sans le moindre fondement » (p. 260). Peut-être est-ce bien le cas, mais, encore une fois, la chose n'est ici qu'affirmée. Aucun travail sérieux de démonstration ne vient appuyer un pareil énoncé.

Ce sont des carences de cet ordre qui, en définitive, laissent au lecteur du Démantèlement de l'État démocratique l'impression de se retrouver devant un ouvrage militant, somme toute assez superficiel dans sa capacité de justification de ce qu'il avance et, peut-être surtout, de ce qu'il présuppose, tant d'un point de vue descriptif que normatif. Sans doute le livre de Suleiman a-t-il le mérite de sensibiliser à des tendances évolutives de nos systèmes institutionnels qui peuvent effectivement avoir un caractère problématique et que le discours critique contemporain, très peu porté à trouver quelque vertu que ce soit à l'administration d'État, n'est pas enclin à thématiser. Il n'en reste pas moins que, si l'on veut approfondir sa réflexion sur toutes ces questions, c'est plutot vers d'autres ouvrages qu'il faut se tourner, et peut-être aussi vers d'autres auteurs.Footnote 2

References

1 La bible de cette orientation idéologique reste aujourd'hui encore, selon Suleiman (74), l'ouvrage de David Osborne et Ted Gaebler : Reinventing Government. How the Entrepreneurial Spirit is Transforming the Public Sector, New-York, Plume, 1992.

2 Ainsi, à tire d'exemple et dans une perspective relativement sympathique à l'évolution post-classique : Jacques Chevalier, Science administrative, Paris, PUF, 3è éd. refondue, 2002; L'État de droit, Paris, Montchrestien, 3è éd., 1999, et l'État post-moderne, Paris, L.G.D.J., 2è éd., 2004.