Les études métisses au Canada prennent un tournant décisif avec l'arrêt Powley de la Cour suprême du Canada en 2003. Jusqu’à ce moment, l'essentiel de la recherche universitaire sur les Métis avait tendance à se concentrer sur leur histoire, leur culture et leurs grandes figures historiques (Trémaudan, Reference Trémaudan1936 ; Giraud, Reference Giraud1945 ; Howard, Reference Howard1974 ; Bumsted, Reference Bumsted1996 ; Barkwell et coll., Reference Barkwell, Dorion and Préfontaine2001 ; Peterson et Brown, Reference Peterson and Brown1985 ; Woodcock, Reference Woodcock2003). Dans son jugement qui reconnait l'existence de droits constitutionnels autochtones à la communauté métisse de Sault Ste Marie, la Cour établit les critères que doivent désormais employer les tribunaux pour statuer juridiquement sur l'existence des collectivités métisses titulaires de droits. D'après cette décision, une personne ou une communauté qui réclame des droits constitutionnels en tant que Métis doit s'auto-identifier comme Métis, démontrer un lien familial ancestral à une collectivité métisse historique et être acceptée par les membres de la communauté contemporaine (CSC, 2003 : para. 30). En réponse au jugement Powley, divers intervenants sollicitent l'expertise de chercheurs pour témoigner sur les phénomènes identitaires qui permettraient aux tribunaux d'identifier des collectivités métisses titulaires de droits constitutionnels autochtones. Sous la pression d'un tel contexte, les études métisses se sont fortement judiciarisées et politisées (Grammond et coll., Reference Grammond, Lantagne and Gagné2012 : 331). Comme le soulignent Louis-Pascal Rousseau et Étienne Rivard, « les chercheurs qui s'avancent en matière d’étude sur les Métis [depuis 2003] doivent être conscients que leurs constats sont susceptibles d'avoir une incidence considérable sur l'issue des débats concernant la reconnaissance et, conséquemment, sur le quotidien des groupes métis » (Reference Rousseau and Rivard2007 : 6). Dans la mesure où les conclusions des chercheurs qui servent d'experts dans les causes portées devant les tribunaux ont le potentiel d'avoir des conséquences concrètes sur les jugements rendus, il est important d'examiner les théories et les méthodes que ces recherches emploient dans la production du savoir sur l'identité métisse.
Cet article cherche à cartographier l’évolution des études métisses au Canada depuis 2003 à partir d'une analyse des réseaux intellectuels formés par les publications sur l'identité métisse. À travers une analyse qualitative de ces réseaux, nous identifions les fondements épistémologiques et méthodologiques autour desquels se rassemblent et se divisent les chercheurs en études métisses. Notre analyse révèle la présence de deux principaux regroupements intellectuels au sein des études métisses qui proposent deux conceptions opposées de l'identité métisse. D'une part, les chercheurs associés au paradigme de l'hybridité présentent le Métis comme issu d'une ascendance mixte. D'autre part, les chercheurs associés au paradigme de l'ethnogenèse conçoivent le Métis comme appartenant à un peuple ou à une nation autochtone distincte. Notre contribution vise à mettre en lumière les principaux auteurs de ces paradigmes, leurs affiliations institutionnelles, les lieux de publication privilégiés, les collectivités étudiées et les paradigmes utilisés, tout en mesurant le poids respectif de leurs contributions au sein des réseaux intellectuels en études métisses au Canada. Notre analyse des variables qui structurent la production du savoir en études métisses permet d'exposer les relations de pouvoir qui animent les débats politiques, juridiques et culturels sur l'identité métisse.
Cet article compte quatre sections. La première présente la méthodologie de l’étude et identifie les principaux auteurs responsables de la résurgence des recherches sur l'identité métisse depuis l'arrêt Powley. Les deuxième et troisième parties présentent les fondements épistémologiques et méthodologiques des deux paradigmes identifiés à partir de l'analyse qualitative des réseaux intellectuels en études métisses. La quatrième partie s'intéresse aux « chocs » qui sont occasionnés par les débats entre ces deux camps adverses. En conclusion, nous réfléchissons aux conséquences des choix paradigmatiques des chercheurs et à leurs responsabilités vis-à-vis de la décolonisation des études métisses au Canada.
1. L'analyse des réseaux : les publications en études métisses depuis Powley
1.1 L'approche de l'analyse des réseaux
Cet article propose une réflexion paradigmatique sur l’évolution des études métisses au Canada à partir d'une analyse de réseauxFootnote 1. Surtout utilisée en sémiologie, l'approche paradigmatique permet de dégager les prémisses épistémologiques qui regroupent des chercheurs au sein de réseaux intellectuels. Selon cette perspective, les spécialistes en études métisses constituent une arène relativement autonome où de nouvelles idées prennent forme et sont jugées, discutées et sanctionnées. L'analyse de réseaux, en retour, permet de représenter visuellement cette arène en illustrant les relations qui s’établissent entre les chercheurs par leurs contributions à la production du savoir sur l'identité métisse. Comme l'explique Jean-Pierre Couture et Jean-Marc Piotte, un « réseau intellectuel » se forme par « le fait de signatures ou d'affiliations partagées » qui tissent des « liens entre les revues, groupes, instituts, journaux et ouvrages collectifs » (Reference Couture and Piotte2012 : 150). L'approche de l'analyse des réseaux nous permet de reconstituer ces réseaux intellectuels par le bas, c'est-à-dire à partir des contributions individuelles des chercheurs (Berkowitz, Reference Berkowitz1982 : 3).
Afin d'identifier les réseaux qui animent la production de savoir en études métisses au Canada, nous avons compilé une base de données qui recense les publications évaluées par les pairs rédigées en français et en anglais depuis la décision Powley (2003–2019). Ce corpus a été recueilli à partir d'une recherche contenant le mot-clé « Métis* » effectuée dans les plateformes de recherche Érudit, Scholars Books et Scholars Journals. Cette première étape nous a permis d'identifier plus de 650 publications. Comme notre recherche est de nature juridico-politique et se concentre sur l'identité métisse, nous avons éliminé les publications qui abordent principalement les thèmes de l’éducation, de la littérature, de la santé et de l’économie. L’échantillon retenu contient 83 auteurs appartenant à diverses disciplines, dont l'anthropologie, les études autochtones, la science politique, la sociologie, les études culturelles et le droitFootnote 2. À partir des données recueillies, nous avons identifié six variables qui sont représentées dans les réseaux de publications en études métisses : les auteurs, leurs affiliations institutionnelles, la langue de publication, la collectivité métisse étudiée, le lieu de publication et le cadre théorique utilisé (voir figure 1)Footnote 3. Bien que cet échantillon ne cartographie pas toutes les publications en études métisses (les réseaux ne représentent que les études recensées par les moteurs de recherche ciblés), le corpus est cependant assez représentatif pour nous permettre de faire des constats généraux quant aux tendances qui structurent la production du savoir sur l'identité métisse depuis l'arrêt Powley Footnote 4.
Afin d'analyser les réseaux intellectuels en études métisses, nous avons utilisé le logiciel UCINet (Borgatti et coll., Reference Borgatti, Everett and Freeman2002) pour représenter visuellement les liens entre les six variables retenues et calculer leurs mesures de centralité respectives. En analyse de réseaux, les mesures de centralité sont des données statistiques qui dénotent la position structurelle que chacun des nodules occupe dans le réseau. Notre étude en mobilise deux : le degré (degree) et l'intermédiarité (betweenness) (Freeman, Reference Freeman1979)Footnote 5. Le degré additionne le nombre de liens que possède chaque nodule. Un degré élevé indique ainsi qu'un auteur est particulièrement actif dans la production scientifique en études métisses. L'intermédiarité calcule le potentiel que possède chaque nodule de jouer un rôle d'intermédiaire entre deux autres nodules qui ne sont pas directement reliés. En occupant une position structurelle d'intermédiaire, un chercheur peut assurer un rôle de coordination et/ou de contrôle. Une intermédiarité élevée indique alors qu'un auteur joue un rôle important dans la diffusion d'une approche épistémologique particulière. Cette dernière mesure s'avère particulièrement importante pour notre analyse puisqu'elle dénote le pouvoir et l'influence que les acteurs peuvent exercer par leurs publications et leurs affiliations institutionnelles au sein du réseau intellectuel. Pour faciliter l'interprétation des réseaux, le logiciel UCINet représente visuellement la mesure d'intermédiarité obtenue par chaque nodule en ajustant sa grosseur. Les nodules les plus gros sont donc plus centraux ou influents dans le réseau.
1.2 Deux approches paradigmatiques de production du savoir en études métisses
Notre enquête révèle que les réseaux intellectuels en études métisses s'organisent autour de deux paradigmes de recherche principaux qui se distinguent par leurs approches épistémologiques et méthodologiques. Le premier, que nous nommons le paradigme de l'hybridité, place l'hybridation ou la mixité au fondement de l'identité métisse. Le second, que nous nommons le paradigme de l'ethnogenèse, postule que les relations vécues sont au cœur de l'identité métisse. Ces paradigmes sont principalement organisés autour de deux approches méthodologiques distinctes. D'un côté, l'ethnographie permet aux chercheurs de l'hybridité de découvrir l'identité métisse dans le discours véhiculé par les organisations et les individus. De l'autre, l'ethnogenèse permet aux chercheurs de situer l'identité métisse dans les relations de parenté.
Les mesures de centralité élevées que ces deux paradigmes obtiennent indiquent que ceux-ci exercent un pouvoir central et une influence déterminante sur la production du savoir en études métisses. Dans la figure 2, qui représente l'ensemble des variables retenues pour l’étude, le paradigme de l'ethnogenèse obtient des mesures d'intermédiarité nettement plus élevées que celles du paradigme de l'hybridité. Le pouvoir et l'influence du paradigme de l'ethnogenèse s'expliquent par le fait qu'il est mobilisé par un plus grand nombre d'auteurs, qui sont eux-mêmes affiliés à un ensemble institutionnel plus diversifié et qui diffusent leurs recherches dans un éventail plus large de publications.
La figure 2 illustre le fait que la production du savoir et le déploiement des deux approches paradigmatiques en études métisses orbitent principalement autour de deux pôles de recherche distincts. Le pôle de recherche de l'hybridité, qui regroupe 27 chercheurs, s'articule autour de deux institutions. L'Université de Saint-Boniface (« USB ») obtient des mesures de centralité élevées parmi les institutions universitaires en regroupant cinq chercheurs. La position centrale de cette université s'accorde avec le fait qu'elle a hébergé la Chaire de recherche du Canada sur l'identité métisse (CRCIM) de 2004 à 2014. Son titulaire, l'anthropologue Denis Gagnon, représente le chercheur le plus central du paradigme de l'hybridité. Les mesures de centralité confirment la déclaration de Gagnon selon laquelle la CRCIM « est devenue le noyau canadien de recherche et de formation en anthropologie du métissage » (Reference Gagnon, Gagnon and Giguère2012 : 333). Ce dernier a dirigé, avec sa collègue Hélène Giguère, un numéro spécial de la revue Anthropologie et Sociétés (« AS ») sur l'identité métisse (Reference Gagnon and Giguère2014), l'une des publications les plus centrales du paradigme de l'hybridité. Ce numéro présente les travaux d'un réseau international de chercheurs qui s'intéressent au phénomène du métissage au Madagascar, à l'ile de La Réunion, en Nouvelle-Calédonie, au Mexique, au Brésil, en Russie et en Belgique. Dans ces études, les réflexions associées au métissage se réfèrent principalement à l'idée de mixité ou d'hybridation comme résultat des contacts interculturels entre le sujet minoritaire et la société dominante (Gagnon et Giguère, Reference Gagnon and Giguère2014 : 19–20). Pour comprendre le processus de formation de ces formes d'identités métissées, Gagnon et Giguère mettent l'accent sur l’« agencéité » des acteurs, c'est-à-dire sur leurs habiletés à réimaginer, recomposer et reconstituer – (ré)agencer – les catégories, concepts et stratégies identitaires dont ils peuvent librement disposer pour se faire reconnaître en tant que Métis (Reference Gagnon and Giguère2014 : 15, 19–20). Appliqué au contexte canadien, le phénomène du métissage est conçu comme une construction identitaire subjective qui est « métisse » ou hybride dans la mesure où elle puise auprès de deux cultures pour produire une identité distinctive, à la fois de celles de leurs descendants autochtones et euro-canadiens (Gagnon et Giguère, Reference Gagnon and Giguère2014 : 15).
L'Université Laval (« UL ») obtient cependant des mesures de centralité plus élevées que l'Université de Saint-Boniface et la CRCIM au sein du réseau intellectuel en études métisses en regroupant pour sa part sept chercheurs. Ce sont également des chercheurs associés à l'Université Laval, Étienne Rivard et Louis-Philippe Rousseau (Reference Rousseau and Rivard2007), qui ont dirigé la publication la plus influente du paradigme de l'hybridité. Rivard est d'ailleurs le chercheur le plus central du réseau puisque, fidèle à ses propres recherches sur l’« entre-deux » et l’« intermédiarité », il parvient précisément à occuper cette position structurelle au sein des études métisses en diffusant ses publications en français et en anglais. Paru dans Recherches amérindiennes au Québec (« RAQ »), le numéro spécial s'intéresse au concept de « Métissitude », défini comme l’élaboration d'une démarche scientifique capable de rendre compte des dimensions historique et contemporaine du fait métis au Canada afin de répondre aux besoins de recherche suscités par l'arrêt Powley (Rousseau et Rivard, Reference Rousseau and Rivard2007 : 6). En adoptant cette perspective pour étudier des communautés métisses au Québec, en Ontario et au Labrador, ces articles examinent des cas spécifiques de construction identitaire qui révèlent la présence d'une culture hybride intégrant des éléments culturels autochtones et euro-canadiens (Rousseau et Rivard, Reference Rousseau and Rivard2007 : 5). Les Presses de l'Université Laval agissent elles aussi comme un puissant véhicule pour la diffusion du paradigme de l'hybridité, grâce au collectif (« PULC ») dirigé par Denis Gagnon et Hélène Giguère (Reference Gagnon and Giguère2012), ainsi qu'aux monographies (« PULM ») de Denis Gagnon (Reference Gagnon2019), d’Emmanuel Michaux (Reference Michaux2017), de Laurier Turgeon (Reference Turgeon2003) et de Michel Bouchard et coll. (Reference Bouchard, Noël, Marcotte and Malette2019). Le paradigme de l'hybridité regroupe ainsi des travaux interdisciplinaires publiés principalement en français, qui ont tendance à interpréter le phénomène récent de l’émergence de l'identité métisse dans l'Est du Canada comme une forme d'hybridation culturelle.
Le pôle de recherche de l'ethnogenèse, qui regroupe pour sa part 57 chercheurs, s'articule lui aussi principalement autour de deux institutions. Parmi les chercheurs qui mobilisent ce paradigme, celles qui obtiennent les mesures de centralité les plus élevées sont affiliées à la Chaire d’études métisses (CÉM) de l'Université d'Ottawa (« UO »). La titulaire, Brenda Macdougall, et sa collègue, Nicole St-Onge, doivent ainsi être considérées comme celles qui ont le plus contribué à la diffusion du paradigme de l'ethnogenèse. En compagnie de Carolyn Podruchny, elles ont dirigé le collectif Contours of a People (Reference St-Onge, Podruchny and Macdougall2012), la publication qui reçoit les plus hautes mesures de centralité en études métisses (« UOPC »).
Dans l'introduction au volume, ces auteures formulent une conception du métissage qui ne se résume pas à la simple mixité ou hybridité culturelle :
Dans certaines situations spécifiques, lorsque les enfants possédant un héritage double commencent à se marier entre eux et à créer des familles et des communautés qui les relient et à développer une culture distinctive qui se fonde sur de nouvelles pratiques – telles qu'une nouvelle langue, production artistique ou activité économique – et surtout lorsqu'un sens partagé de la collectivité est exprimé, l'ethnogenèse, c'est-à-dire la naissance d'un nouveau peuple, peut se produire (2012 : 3, traduction des auteurs).
Cette conception de l'identité métisse sert de fil conducteur aux recherches de Macdougall qui se démarque de loin par ses mesures de centralité comme la chef de file du paradigme. Dans son livre One of the Family (« UBCPM »), cette conception se trouve formulée dans le terme cri wahkootowin, qui exprime la vision du monde spécifiquement autochtone des relations de parenté, dont le sens s’étire pour inclure tous les êtres – humains et non-humains, vivants et morts, physiques et spirituels – comme étant reliés sous une forme de parenté (Reference Macdougall, St-Onge, Podruchny and Macdougall2012 : 3). Selon cette perspective, l'identité métisse se constitue par, et est inséparable, des relations vécues que l'individu entretient avec son territoire, son foyer, sa communauté et sa famille.
L'Université de l'Alberta (« UA ») obtient cependant des mesures de centralité plus élevées que l'Université d'Ottawa et la CÉM. Parmi les chercheurs affiliés à l'institution albertaine, le sociologue métis Chris Andersen est celui qui a le plus contribué au déploiement du paradigme de l'ethnogenèse. En plus d'avoir signé un chapitre portant sur la définition du terme « communauté » dans l'arrêt Powley paru dans le collectif dirigé par St-Onge et coll., son livre (« UBCPM ») critique le paradigme de l'hybridité en défendant une conception circonscrite de l'identité métisse fondée sur les liens de parenté avec la communauté historique des Métis de la rivière Rouge (Reference Andersen2014 : 6). S'opposant au discours qui met de l'avant l'hybridation entre cultures, Andersen soutient que le terme « Métis » doit conserver sa connotation spécifiquement politique puisque cette identité puise ses origines dans les relations historiques qui ont donné lieu à l’émergence du peuple métis (Reference Andersen2014 : 11). Son collègue, le politologue métis Adam Gaudry, poursuit dans la même veine. Selon Gaudry, l'identité métisse réside dans les pratiques culturelles, politiques et les obligations de parenté qui ont été transmises de génération en génération pour former une chaîne vivante qui relie les communautés métisses contemporaines dans une continuité historique ininterrompue à la nation métisse telle qu'elle existait avant que le Canada ne colonise l'Ouest (Reference Gaudry2018 : 164). Le paradigme de l'ethnogenèse regroupe ainsi des travaux publiés majoritairement en anglais, qui examinent surtout l'existence et l’évolution de communautés métisses dans l'Ouest canadien. Nous présentons dans les sections qui suivent les principales assises théoriques et méthodologiques de ces paradigmes.
Le paradigme de l'hybridité
Le paradigme de l'hybridité est apparu en études métisses pour saisir le processus de construction identitaire des personnes et des communautés qui revendiquent le titre de Métis depuis l'arrêt Powley de 2003. Selon Gagnon, l’élargissement de la définition de l'identité métisse par la Cour suprême agit comme « catalyseur principal » du mouvement de revendication du statut de Métis par des individus d'ascendance mixte dans l'Est du Canada (2019 : 9, 39). Emmanuel Michaux précise que si ce jugement a provoqué « l’éveil des consciences » chez ces individus qui adoptent ces nouvelles normes juridiques pour légitimer et protéger leur identité culturelle distinctive, la valorisation de cette nouvelle catégorie identitaire se fait parfois au détriment d'anciens ethnonymes, désormais relégués à l'arrière-plan parce qu'ils n'accordent aucune protection constitutionnelle (Reference Michaux2017 : 64, 168)Footnote 6. Les chercheurs du paradigme de l'hybridité cherchent ainsi à comprendre les stratégies et les pratiques discursives par lesquelles les individus qui revendiquent le titre de Métis s'engagent dans un processus de construction identitaire subjective dans le contexte du multiculturalisme canadien marqué par les luttes pour la reconnaissance entre les groupes culturels qui le constituentFootnote 7.
L'anthropologie historique est l'approche privilégiée pour saisir ce processus. L'avantage de cette approche épistémologique, selon Gagnon, réside dans le fait qu'elle permet d'examiner le processus de construction identitaire des Métis de l'Est sans émettre de jugement sur leur « authenticité » (2019 : 30). Michaux rappelle à cet effet que « l'objectif de cette recherche […] n'est pas de révéler une vérité unique en concluant si oui ou non il existe des Métis dans l'Est, mais de proposer une description du culturalisme métis au moyen d'une compréhension de l'imagination des acteurs sociaux et des enjeux qui se jouent » (Reference Michaux2017 : 98). Cette démarche se trouve au centre du collectif L'identité métisse en question (Gagnon et Giguère, Reference Gagnon and Giguère2012). Ces auteurs analysent les réclamations identitaires des communautés métisses de l'Est sans prétendre remettre en question l'existence de collectivités métisses historiques ni évaluer les revendications identitaires de ces groupes (Gagnon, Reference Gagnon, Gagnon and Giguère2012 : 333). Les chercheurs du paradigme de l'hybridité adoptent ainsi une « vision intégrative et inclusive » du métissage (Gagnon et Giguère, Reference Gagnon and Giguère2012 : 6).
L'anthropologie historique s'intéresse avant tout aux représentations des acteurs et à la manière dont ils agencent leurs ressources symboliques pour définir leur propre conception de l'identité métisse. Michaux utilise la notion de « culturalisme » pour comprendre la genèse de l'identité métisse dans l'Est du Canada comme le résultat d'une « interaction culturelle asymétrique » entre le groupe minoritaire et la société dominante qui met « en jeu des univers symboliques, des imaginations, des interprétations, des mémoires et des intérêts différents » (Reference Michaux2017 : 5). L'identité métisse apparaît comme une « construction mentale » subjective née de l'imagination et du travail de réinterprétation des catégories identitaires disponibles (2017 : 93). L'approche de l'anthropologie historique permet alors aux chercheurs d'analyser la construction identitaire comme un processus subjectif de manipulation de ressources symboliques – un réagencement – qui vise à créer un sentiment d'appartenance. Il devient ainsi possible d'examiner les pratiques contemporaines mobilisées par les individus d'ascendance mixte pour s'affirmer et s'engager dans un processus d'ethnicisation.
Pour recueillir les données nécessaires à ce type d'analyse, les chercheurs du paradigme de l'hybridité ont recours aux méthodes de l'ethnographie (Michaux, Reference Michaux2017 : 89). Sous l'initiative de la CRCIM, qui a développé une grille d'inventaire de tradition orale et un guide d'entrevue (Gagnon, Reference Gagnon2019 : 53), divers chercheurs, tels Fabien Tremblay (Reference Tremblay, Combet, Gaboury-Diallo and Gagnon2009, Reference Tremblay, Gagnon and Giguère2012) et Emmanuel Michaux (Reference Michaux, Gagnon and Giguère2012, Reference Michaux2017), ont mené des recherches de terrain auprès de communautés qui s'identifient comme métisses dans l'Est du Canada. Les données récoltées grâce aux méthodes ethnographiques permettent de constater que le métissage avec les Autochtones occupe une place importante dans « l'imaginaire collectif québécois » (Tremblay, Reference Tremblay, Gagnon and Giguère2012 : 143). En analysant ces discours, les chercheurs découvrent l'hybridation comme fondement identitaire des individus d'ascendance mixte revendiquant le titre de Métis. Par exemple, dans l’étude de Tremblay sur la communauté métisse de la Gaspésie, un membre de l'organisation métisse régionale lui confie : « Moi je me considère comme un Métis, parce que l'on descend de deux cultures, de deux nations. Donc, on n'est pas Indien, on n'est pas Européen, on est Gaspésien » (Reference Tremblay, Gagnon and Giguère2012 : 142). Dans ce contexte, le métissage fait référence à une construction identitaire subjective, une « synthèse créative », qui emprunte des éléments aux cultures autochtones et euro-canadiennes (Charest, Reference Charest2007 : 61).
Les chercheurs du paradigme de l'hybridité considèrent que la création ou l’élargissement de la catégorie identitaire métisse avec l'arrêt Powley les oblige désormais à développer de nouvelles démarches scientifiques adaptées à l'histoire particulière du métissage dans l'Est du Canada (Rousseau et Rivard, Reference Rousseau and Rivard2007 : 6 ; Gélinas, Reference Gélinas2011 : 147 ; Michaux, Reference Michaux2017 : 86). Malgré le ton parfois engagé de ces recherches, elles ne recommandent pas la reconnaissance de droits autochtones pour toutes les communautés d'ascendance mixte (Gagnon, Reference Gagnon2019 : 4). S'il ne s'agit donc pas de « voir des Métis partout », ces chercheurs demeurent convaincus que les pratiques d'affirmation identitaire et culturelle des Métis de l'Est représentent un sujet digne de recherche (Michaux, Reference Michaux2017 : 90).
Le paradigme de l'ethnogenèse
Contrairement au paradigme de l'hybridité, qui est apparu en études métisses dans la foulée de l'arrêt Powley, le paradigme de l'ethnogenèse prend son essor au moment où les Métis sont reconnus comme peuple autochtone par la Loi constitutionnelle de 1982. En réponse à la création de la nouvelle catégorie juridique « Métis », que la Loi constitutionnelle n'a pas clairement définie, les pionnières en études métisses de l’époque, Jacqueline Peterson et Jennifer Brown, dirigent la publication du premier collectif qui s'intéresse spécifiquement à l'identité métisse en Amérique du Nord, The New Peoples (Reference Peterson and Brown1985). Ces auteures s'appuient sur l'ethnogenèse pour expliquer l’émergence d'une conscience collective, politique, culturelle et ethnique distincte parmi les Métis (Peterson et Brown, Reference Peterson and Brown1985 : 5–10). Peterson et Brown introduisent une distinction, qui deviendra particulièrement influente, entre l'utilisation de métis pour désigner les individus d'origines mixtes et de Métis pour désigner les communautés qui forment une nation autochtone distincte possédant une histoire, une culture et un territoire communs dans l'Ouest du Canada (Reference Peterson and Brown1985 : 5–7).
L'approche de l'ethnogenèse élaborée par Peterson et Brown sera ensuite reprise par les chercheures de la CÉM de l'Université d'Ottawa, Brenda Macdougall et Nicole St-Onge, qui obtiennent les mesures de centralité les plus élevées au sein du paradigme de l'ethnogenèse, avec la parution de Contours of a People (Reference St-Onge, Podruchny and Macdougall2012), le collectif qui reçoit les plus hautes mesures de centralité de toutes les publications en études métisses. Celles-ci attribuent l’émergence de la nation métisse non pas à la seule hybridation qui résulte des unions entre Autochtones et Euro-Canadiens, mais aux relations vécues qui s’établissent entre des individus possédant un héritage double et qui forment un réseau de rapports suffisamment dense pour mener au développement d'un mode de vie distinct (St-Onge et coll., Reference St-Onge, Podruchny and Macdougall2012). Parmi cet ensemble relationnel qui a donné naissance au peuple métis dans l'Ouest, ce sont les relations de parenté qui sont privilégiées pour expliquer la formation de cette nouvelle identité (Macdougall, Reference Macdougall2010 : 1–2 ; Gaudry, Reference Gaudry2018 : 164, 168 ; Leroux, Reference Leroux2018 : 30 ; Saunders et Dubois, Reference Saunders and Dubois2019 : 9). Ces relations de parenté sur lesquelles se fonde l'identité métisse ne renvoient cependant pas à une conception purement généalogique, telle l'existence d'un descendant autochtone lointain avancée par le paradigme de l'hybridité. Elles désignent plutôt les pratiques contemporaines de responsabilités réciproques qui sont actualisées dans les relations quotidiennes entre les membres d'une communauté métisse (Gaudry, Reference Gaudry2018 : 168 ; Leroux, Reference Leroux2018 : 30 ; Payment, Reference Payment2009 : 42 ; Saunders et Dubois, Reference Saunders and Dubois2019 : 42). Dans cette perspective, l'appartenance à une communauté métisse est une expérience qui est vécue en s'acquittant des responsabilités liées aux relations de parenté (Gaudry, Reference Gaudry2018 : 168).
Tout en conservant la dimension relationnelle prisée par les chercheurs du paradigme de l'ethnogenèse, Chris Andersen situe l'identité métisse dans un contexte plus proprement politique. Il mobilise le concept de « peoplehood » pour définir le caractère politique de l'identité métisse. Andersen argumente que les Métis de la vallée de la rivière Rouge se sont constitués en tant que peuple distinct lorsque les relations de parenté et les responsabilités qui y sont associées ont contribué à l’émergence d'un horizon commun d'action politique légitime auprès des familles métisses (Reference Andersen2014 : 13, 92 ; voir aussi O'Toole, Reference O'Toole2010 : 41). En s'appuyant sur cet horizon commun, les Métis ont réussi à négocier des normes intersociales à l'intérieur du vaste réseau d'alliances diplomatiques des nations autochtones et des marchands euro-canadiens du Nord-Ouest qui reconnaissaient leur existence politique en tant que peuple distinct (Andersen, Reference Andersen2014 : 105–106).
Misant sur les relations diplomatiques que les Métis ont historiquement établies avec les autres peuples autochtones et la Couronne britannique, Andersen présente l'identité métisse comme un phénomène politique qui se distingue de l'auto-identification subjective des Métis de l’Est (Reference Andersen2014 : 107). C'est également de cette conception politique que les revendications de droits constitutionnels de la nation métisse puisent leur légitimité puisqu'elle rappelle que la présence, la possession et le lien des Métis au territoire précèdent l'imposition militaire de la souveraineté de l’État colonial dans l’Ouest (Reference Andersen2014 : 130). Selon Andersen, seuls les individus ou les groupes qui peuvent retracer leurs origines au noyau historique de la colonie de la rivière Rouge peuvent légitimement revendiquer le titre de Métis (Reference Andersen2014 : 6, 128–129, 132).
Le choc des paradigmes
Dans un contexte où les conclusions des chercheurs sur l'identité métisse ont le potentiel d'avoir des conséquences concrètes sur la reconnaissance juridique de droits constitutionnels, les études métisses deviennent fortement judiciarisées et politisées à la suite de l'arrêt Powley (Grammond et coll., Reference Grammond, Lantagne and Gagné2012 : 331). L’émergence de deux approches paradigmatiques donne lieu à des relations tendues et conflictuelles entre les spécialistes des études métisses. Le choc des paradigmes est le plus clairement illustré par la langue des publications.
La recherche anglophone domine le réseau en études métisses avec 61 auteurs, alors que la recherche francophone ne compte que 26 auteurs. La figure 3 montre que les deux camps linguistiques tendent à être associés à des paradigmes distincts : les auteurs anglophones de l'ethnogenèse (en rouge) et les auteurs francophones de l'hybridité (en bleu). Bien entendu, tous les chercheurs ne correspondent pas à cette catégorisation, ce qui contribue à complexifier la production du savoir en études métissesFootnote 8. Ceux qui ont publié leurs recherches dans les deux langues, Étienne Rivard et John Kennedy, obtiennent les mesures de centralité les plus élevées de ce réseau. Si ce champ disciplinaire est bel et bien marqué par un clivage linguistique, les deux paradigmes n’évoluent cependant pas en solitude absolue. En règle générale, les références bibliographiques suggèrent que si les auteurs francophones ont pris connaissance des travaux rédigés en anglais, la plupart des auteurs anglophones ne semblent pas lire le français (Gagnon, Reference Gagnon2019 : 57).
Le réseau des publications en études métisses révèle aussi qu'il existe un choc entre les paradigmes au niveau des collectivités métisses étudiées (les carreaux roses du réseau). Comme l'illustre la figure 4, les chercheurs du paradigme de l'hybridité s'intéressent principalement aux collectivités métisses de l'est du CanadaFootnote 9. En revanche, si l'intérêt des chercheurs du paradigme de l'ethnogenèse se répartit sur un plus grand territoire, la majorité de leurs études se concentrent sur les collectivités métisses de l'Ouest et sont majoritairement publiées en anglais. Le fait que la recherche sur les collectivités métisses de l'Est et de l'Ouest tend à se distinguer à la fois par le paradigme employé et la langue de publication suggère encore une fois qu'il existe peu d'interactions entre les chercheurs de ces réseaux.
La rivalité des paradigmes est cependant plus évidente chez les chercheurs qui étudient les collectivités métisses de l'Est. L'intérêt suscité par l'arrêt Powley pour les Métis de l'Est, ainsi que l'intérêt croissant des chercheurs anglophones mobilisant le paradigme de l'ethnogenèse pour les étudier, explique pourquoi cette région obtient les mesures de centralité les plus élevées dans ce dernier réseauFootnote 10. Une lecture plus attentive de ces travaux révèle cependant que les chercheurs de l'ethnogenèse, majoritairement anglophones, s'intéressent surtout aux collectivités métisses de l'Ontario, alors que les chercheurs de l'hybridité, majoritairement francophones, s'intéressent aux collectivités métisses du Québec et des Maritimes. Il existe donc une lutte de pouvoir entre les chercheurs des deux paradigmes pour définir le cadre théorico-méthodologique propre à examiner les collectivités métisses de l'Est.
Notre analyse des réseaux met en lumière la tension entre les chercheurs anglophones de l'ethnogenèse qui étudient surtout les collectivités métisses de l'Ouest et les chercheurs francophones de l'hybridité qui étudient presque exclusivement les collectivités métisses de l'Est. Les principales critiques adressées de part et d'autre ciblent les fondements épistémologiques des conceptions divergentes du métissage comme hybridation ou comme ethnogenèse. Si les auteurs de l'ethnogenèse reconnaissent que les Métis d'aujourd’hui sont les descendants d'une population d'ascendance mixte qui a émergé à l’époque de la traite de la fourrure, ils estiment que la simple hybridation biologique et culturelle ne suffit pas pour expliquer la création historique d'une conscience politique spécifiquement métisse dans l'Ouest. Situant la genèse de l'identité métisse au sein de relations vécues entre familles unies par des responsabilités réciproques, ces chercheurs condamnent la propension des individus dans l'Est à saisir la découverte d'un ancêtre autochtone lointain comme élément déclencheur d'un périple personnel de découverte de soi et de croissance spirituelle qui culmine avec l'affirmation d'une identité métisse (Gaudry, Reference Gaudry2018 : 163 ; Leroux, Reference Leroux2018, Reference Leroux2019a). Ce rapport généalogique avec un ancêtre qui se fonde sur la mémoire du sang et l'hypodescendance révèle, selon Gaudry, une préférence pour la communion avec les morts plutôt qu'une volonté d’établir une relation avec les communautés métisses vivantes (Reference Gaudry2018 : 185).
En réponse à cette critique, les chercheurs de l'hybridité rappellent que les individus d'ascendance mixte souhaitant revendiquer le titre de Métis sont contraints par l'arrêt Powley de prouver leurs origines autochtones (Michaux, Reference Michaux2017 : 142). La démarche généalogique représente la voie privilégiée par ces individus pour fournir la preuve de leur ascendance mixte afin de répondre aux critères formulés par la Cour (Michaux, Reference Michaux2017 : 146). Ce travail généalogique représente une étape cruciale dans le processus de construction identitaire subjective puisqu'il leur permet de se (ré)approprier leur héritage autochtone (Michaux, Reference Michaux2017 : 147). L'enquête ethnographique auprès de ces individus révèle cependant que leurs origines généalogiques représentent une dimension « très secondaire, sinon complètement négligée » de leur identité en tant que Métis (Michaux, Reference Michaux2017 : 148)Footnote 11. Ceux-ci insistent davantage sur leur héritage culturel mixte qui, contrairement à leur héritage biologique qui a été perdu de vue dans certaines familles, assure la continuité historique de leurs communautés au niveau des pratiques culturelles distinctives, telles la chasse et la pêche (Michaux, Reference Michaux2017 : 149). Si la découverte d'une mémoire généalogique participe pour les Métis de l'Est à la production de leur identité et à la redécouverte de leur héritage culturel, il demeure néanmoins que le développement d'un sentiment d'appartenance avec leur ancêtre autochtone décédé depuis des siècles (« mon Indienne ») est conceptuellement incompatible avec la conception de l'identité métisse des tenants du paradigme de l'ethnogenèse, qui trouve ses origines dans la chaîne ininterrompue de relations vécues reliant les Métis de l'Ouest contemporains avec leurs ancêtres de la rivière Rouge.
Le fond du problème qui suscite l'opposition des chercheurs du paradigme de l'ethnogenèse à l'hybridation comme fondement de l'identité métisse ne se résume pas à critiquer cette théorie parce qu'elle est « mauvaise » ou « erronée » (Andersen, Reference Andersen2014 : 12). Il s'agit plutôt pour eux de dénoncer le danger inhérent qu'ils perçoivent dans cette conception. Les chercheurs de l'ethnogenèse craignent que la compréhension de l'identité métisse comme étant le produit d'une hybridation entre les races blanche et autochtone contribue à miner le statut du peuple métis dans ses rapports politiques avec l’État canadien et les autres peuples autochtones (Leroux, Reference Leroux2018, Reference Leroux2019a ; Gaudry, Reference Gaudry2018 ; Andersen, Reference Andersen2014). En effet, dans la mesure où les Métis sont perçus comme un peuple hybride, qui se situe dans un « entre-deux » ou une position « intermédiaire » entre les Premières nations et les Euro-Canadiens, leur statut en tant que peuple pleinement autochtone est compromis (Andersen, Reference Andersen2014 : 105). Contrairement aux Métis de l'Est qui se conçoivent en termes d'hybridité, les Métis de l'Ouest s'identifient entièrement en tant que peuple autochtone distinct.
Les chercheurs du paradigme de l'hybridité, pour leur part, reprochent à ceux du paradigme de l'ethnogenèse « l'absence presque complète de tout cadre théorique » (Gagnon, Reference Gagnon2019 : 24). Ces auteurs retracent l'origine de l'approche de l'ethnogenèse aux recherches de Marcel Giraud, menées dans les années trente, dans un contexte où les notions de race et de nationalisme sont en vogue en sciences humaines (Michaux, Reference Michaux2017 : 66). Récupéré dans les travaux de Peterson et de Brown dans les années quatre-vingt, le concept d'ethnogenèse aurait ensuite été repris par les chercheurs de l'ethnogenèse « sans aucun esprit critique » dans la mesure où ce modèle correspond à un contexte de recherche pré-Powley, dont les « outils d'analyse ne leur permettraient même pas de prouver l'existence de la communauté métisse de Sault-Sainte-Marie » sur laquelle porte cet arrêt (Gagnon, Reference Gagnon2019 : 4). Les auteurs de l'hybridité critiquent ainsi le fait que le cadre théorique de l'ethnogenèse a été calqué sur l'exemple historique unique des Métis de l'Ouest. En formulant les conditions nécessaires à l'ethnogenèse métisse à partir du seul modèle des Métis de la rivière Rouge, il devient impossible de conclure à l'existence de communautés métisses historiques ailleurs au pays (Gagnon, Reference Gagnon2019 : 4). Les chercheurs du paradigme de l'hybridité préfèrent alors adopter une vision inclusive de l'identité métisse, qu'ils opposent à la vision exclusive des chercheurs du paradigme de l'ethnogenèse (Gagnon et Giguère, Reference Gagnon and Giguère2012 : 6). Le paradigme de l'hybridité leur permet ainsi de considérer la possibilité que les individus d'ascendance mixte se soient engagés dans des formes de construction de consciences identitaires autres qu'ethniques ou nationales (Michaux, Reference Michaux2017 : 6, 69, 71).
La vision exclusive engendrée par la conception de l'ethnogenèse représente le cœur du problème pour les chercheurs du paradigme de l'hybridité. Gagnon dénonce l’« Histoire officielle » des chercheurs du paradigme de l'ethnogenèse qui consiste à sélectionner consciemment des éléments historiques pour construire un « mythe fondateur » (2019 : 12, 50). Ce dernier critique vivement ce qu'il caractérise comme la « version hégémonique des Métis de la rivière Rouge » parce qu'elle imprègne ce modèle historique unique d'une authenticité qui « en fait les seuls vrais Métis au Canada » (2019 : 51). Il conçoit ce phénomène d'exclusion comme une réponse logique à la violence symbolique dont les Métis de l'Ouest ont eux-mêmes été victimes, mais qu'ils reproduisent désormais envers d'autres groupes minoritaires métis qu'ils perçoivent comme une menace pour leur caractère distinct (2019 : 2).
Les chercheurs du paradigme de l'ethnogenèse défendent la dimension exclusive de la conception de l'ethnogenèse comme étant une conséquence inévitable de tout processus de construction identitaire politique et nationale. Andersen reconnaît que certains chercheurs en études métisses vont prendre « ombrage » du récit national des Métis de l'Ouest parce qu'il repose sur une représentation particulière de l'histoire de la rivière Rouge (Reference Andersen2014 : 132). Il rappelle que les pratiques par lesquelles les Métis de l'Ouest ont réussi à établir des critères d'inclusion pour créer une unité autour d'une identité en tant que peuple vont nécessairement ériger en contrepartie des frontières qui excluent d'autres individus de l'appartenance nationale (2014 : 92). Gaudry ajoute que ces frontières sont essentielles pour assurer la pérennité de la nation métisse qui serait menacée si l'adhésion s'ouvrait à tous les individus s'auto-identifiant comme Métis (Reference Gaudry2018 : 185). Ce dernier précise également qu'il existe un principe d'inclusion à l’œuvre dans la mesure où les communautés métisses de l'Ouest s'engagent activement dans le rapatriement des Métis qui ont été coupés du réseau de relations vécues qui forment le noyau du peuple métis, notamment en conséquence des politiques coloniales (Reference Gaudry2018 : 167). Cette pratique inclusive qui vise à permettre aux individus de redécouvrir leurs liens avec des communautés vivantes se distingue cependant de la vision inclusive du paradigme de l'hybridité qui consisterait au contraire à créer des « nécro-communautés » par la redécouverte d'ancêtres lointains (Reference Gaudry2018 : 175). L'acte de rapatriement respecte ainsi une responsabilité issue des relations de parenté dans la mesure où les critères d'adhésion demeurent liés aux pratiques culturelles des communautés historiques métisses qui se sont perpétuées jusqu’à aujourd'hui (Gaudry, Reference Gaudry2018 : 185).
Conclusion
Notre analyse des réseaux intellectuels formés par les publications en études métisses révèle une ligne de fracturation qui suit les choix épistémologiques et méthodologiques des chercheurs. La Commission royale sur les peuples autochtones (1996) nous invite à réfléchir à ces choix en fonction de leur contribution à la décolonisation de la recherche. L'héritage colonial du Canada rend cette réflexion essentielle puisque, comme le soulignent Karen Lawford et Veldon Coburn (Reference Lawford and Coburn2019), plusieurs paradigmes de recherche actuels reproduisent des logiques colonialistes et racistes. Pour encourager les chercheurs à s'engager dans cette réflexion, le Conseil de recherches en sciences humaines propose des principes sur l’éthique de la recherche autochtone qui font valoir la nécessité d’établir des partenariats avec des communautés autochtones, d'appuyer la production de connaissances autochtones et de susciter l'intérêt pour la recherche autochtone auprès des chercheurs autochtones et non autochtones (McNaughton et Rock, Reference McNaughton and Rock2003 ; CRSH, 2018). La communauté universitaire commence ainsi à reconnaître le besoin de décoloniser les pratiques scientifiques et d'adopter des méthodes qui privilégient les connaissances, les expériences et les voix des autochtones (Battiste, Reference Battiste, Lynne Bell and Findlay2002 ; Smith, Reference Smith2012 ; Kovach, Reference Kovach, Strega and Brown2015).
Notre analyse révèle que les acteurs au sein des paradigmes de l'ethnogenèse et de l'hybridité se conçoivent comme des participants actifs dans le combat pour décoloniser la recherche au Canada en identifiant l'un et l'autre les angles morts de l'approche adverse. D'une part, les chercheurs de l'hybridité estiment que le concept de l'ethnogenèse contribue à « enfermer les Métis dans l'ethnicité » et à s'opposer à la reconnaissance des communautés métisses de l'Est du Canada (Michaux, Reference Michaux2017 : 69 ; Gagnon, Reference Gagnon2019 : 18). Les chercheurs du paradigme de l'ethnogenèse, d'autre part, accusent le discours de l'hybridité de miner les revendications légitimes des peuples autochtones en permettant à des individus issus de la culture dominante d’évoquer un ancêtre ayant du « sang autochtone » pour nier leur part de responsabilité et de complicité dans l'appropriation d'une identité autochtone (Gaudry, Reference Gaudry2018 ; Leroux, Reference Leroux2018, Reference Leroux2019a ; Vowel, Reference Vowel2016). Les critiques lancées de part et d'autre risquent toutefois de ne pas contribuer à la décolonisation de la recherche en études métisses dans la mesure où les chercheurs demeurent campés dans leurs cadres conceptuels et cantonnés à l'intérieur de leurs réseaux intellectuels.
L'examen des assises épistémologiques et méthodologiques des deux paradigmes ne laisse pas non plus entrevoir la possibilité d'accomplir une prouesse intellectuelle qui permettrait de réconcilier leurs nombreuses incompatibilités. La distance à franchir semble trop grande entre ces paradigmes qui ont été élaborés pour examiner des phénomènes identitaires fondamentalement distincts. Devant l'impasse, des compromis ont été proposés pour soulager les tensions au sein des études métisses. D'après Gagnon, une partie des difficultés seraient réglées si « les Métis de l'Ouest adoptaient le nom de Métis de la rivière Rouge, au lieu de revendiquer le terme générique de Métis pour eux seuls » (2019 : 44). En retour, Gaudry suggère que la découverte d'un ancêtre autochtone lointain n'oblige pas à s'engager dans un processus de redéfinition identitaire qui culmine avec la revendication du statut constitutionnel de Métis (Reference Gaudry2018 : 184). Dans la mesure où les auteurs eux-mêmes ont peu d'espoir de se réconcilier avec l'autre partie et que le ton général des débats n'est pas à la conciliation, la production du savoir continuera d'orbiter autour des deux paradigmes rivaux en solitude relative. Les chercheurs vont continuer de se regrouper autour de leurs propres figures de proue et de diffuser leurs recherches dans des lieux et des langues de publication différents à partir de foyers institutionnels distincts.
Les enjeux culturels, politiques et juridiques qui animent les débats sur l'identité métisse au Canada dépassent toutefois le cadre de la production du savoir académique en études métisses. En 2003, l'arrêt Powley a démontré que l'arène juridique représente un site de pouvoir particulièrement puissant qui structure ces questions en érigeant de nouvelles balises à l'intérieur desquelles les débats sur l'identité métisse se prolongent désormais. Il reste maintenant à voir comment les témoignages des chercheurs experts qui importent dans l'arène juridique les connaissances générées par les deux paradigmes adverses vont en retour influencer les jugements rendus par les tribunaux.
Dans l'arrêt Powley, la Cour précise que le jugement « ne vise pas toutes les personnes d'ascendance mixte […] indienne et européenne, mais plutôt les peuples distincts qui, en plus de leur ascendance mixte, possèdent leurs propres coutumes, façons de vivre et identité collective reconnaissables et distinctes de celles de leurs ancêtres Indiens et Inuits d'une part et de leurs ancêtres européens d'autre part » (CSC, 2003, para. 50). Depuis le début des années 2000, les tribunaux ont statué contre plus d'une centaine de causes portées par des communautés d'ascendance mixte revendiquant des droits autochtones comme Métis dans l'Est du Canada (Leroux, Reference Leroux2019b). Gagnon (Reference Gagnon2019 : 11) et Michaux (Reference Michaux2017 : 156–158) estiment que les critères légaux dictés par l'arrêt Powley, la démonstration de l'existence d'une communauté métisse historique en particulier, sont impossibles à atteindre pour les personnes engagées dans un processus de construction identitaire subjectif. Dans le même souffle, les chercheurs du paradigme de l'ethnogenèse doutent eux aussi d’être capables de convaincre les instances juridiques d'adopter entièrement leur conception de l'identité métisse dans la mesure où la configuration raciale du système juridique canadien, qui légitime la compréhension de l'identité métisse comme mixité, rend impossible de ne reconnaître qu'un seul peuple métis (Andersen, Reference Andersen2014 : 10).
Bien que l'avenir seul nous dira comment les tribunaux vont statuer sur l'identité métisse, notre analyse suggère que la proposition de critères identitaires par la Cour a entraîné l’émergence d'un nouveau paradigme qui prend de l'ampleur en études métisses. Pour le moment, les conclusions des chercheurs du paradigme de l'hybridité semblent avoir eu un effet mitigé dans l'arène juridique et politique. Aucune instance juridique n'a encore reconnu l'existence de droits constitutionnels autochtones aux communautés d'ascendance mixte. Aucun gouvernement provincial ne reconnaît les organismes de ces communautés comme représentants de détenteurs de droits (Leroux, Reference Leroux2019b : 111). C'est aussi le cas du gouvernement fédéral qui négocie à ce jour uniquement avec les gouvernements de la nation métisse ancrée dans l'Ouest canadien (Saunders et Dubois, Reference Saunders and Dubois2019). Il demeure néanmoins que les revendications des communautés d'ascendance mixte de l'Est du Canada résonnent de plus en plus dans divers contextes institutionnels canadiens qui cherchent à favoriser l'inclusion au nom de la réconciliation (Leroux, Reference Leroux2019b).
Ce constat nous invite à réfléchir aux conséquences des choix méthodologiques et épistémologiques sur l'engagement de la communauté scientifique envers la décolonisation et la réconciliation. En cartographiant les relations entre les chercheurs et leurs publications, il est possible de mieux comprendre comment les choix des chercheurs influencent l’évolution de la production du savoir en études métisses. Notre analyse de la configuration actuelle des réseaux intellectuels en études métisses indique que les débats sur l'identité métisse opèrent sous l'ombrage du choc de deux paradigmes adverses fondés sur des assises épistémologiques et méthodologiques irréconciliables.
Matériel complémentaire
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Remerciements
Les auteurs aimeraient remercier Brieg Capitaine, Jean-François Lauzon et Martha Walls pour leurs commentaires sur des versions antérieures de l'article.