Pierre Rosanvallon s'efforce depuis plusieurs années non seulement de comprendre l'histoire du développement et des métamorphoses de la démocratie dans les sociétés occidentales, mais également de poser les conditions de possibilité d'un renouvellement à l'exercice de la participation civique des citoyens dans le monde contemporain. Il est sur ce point l'un des penseurs, du moins dans le monde francophone, les plus originaux, féconds et stimulants.
Son dernier ouvrage, Le bon gouvernement, s'inscrit dans ce projet. Après avoir examiné la démocratie-citoyenne, la démocratie-régime et la démocratie-forme de société, il aborde maintenant ce qu'il appelle la quatrième dimension de la démocratie, c'est-à-dire la démocratie-gouvernement au sein de laquelle la figure de la présidentialisation du pouvoir est centrale. Rosanvallon n'est certes pas le premier auteur à s'alarmer de la concentration de l'action politique dans les mains d'un seul homme. Mais il démontre de manière judicieuse qu'il n'en a pas toujours été ainsi. Lors de la Révolution française, les Jacobins s'étaient fait un devoir de refuser la création d'un pouvoir exécutif puissant. L’élaboration de la Constitution de l'An 1 est là pour le démontrer (chapitre 1, 45). Aux yeux de Rosanvallon, il faudra attendre le déclenchement de la Première Guerre mondiale pour voir surgir ce phénomène de croissance du pouvoir exécutif (70). Ce pouvoir va, du moins en France, avec l’élection du Président de Gaulle au cours des années cinquante, croître de manière exponentielle pour atteindre son apogée dans le contexte actuel.
Mais là n'est pas le propos le plus intéressant du sociologue français. Il faut, affirme-t-il, pour redonner vie à nos régimes démocratiques déficients, définir derechef les traits d'une démocratie d'exercice, celle-ci s'étant évanouie au cours des dernières décennies. Dans cette relation des gouvernants aux gouvernés, cette démocratie doit se développer selon deux conditions : mettre d'abord en œuvre la démocratie d'appropriation (chapitre 3) et fonder, en second lieu, une démocratie de confiance (chapitre 4). La première doit suivre trois principes : « la lisibilité, la responsabilité et la réactivité »; la seconde met en relief la notion « d'intégrité et de parler-vrai ». Examinons la première. Selon Rosanvallon, l'une des difficultés majeures à l’égard de laquelle se heurtent les démocrates pour redynamiser la participation citoyenne, c'est l'opacité du social. La société moderne semble de plus en plus opaque à elle-même. La pluralité des acteurs, l'internationalisation des événements rendent la société difficilement lisible. Or, l'action civique n'aime guère les ténèbres. Comment rendre limpide le social, la trame des rapports sociaux? Sur ce point, l'auteur reconnaît lui-même que cette « révolution de la connaissance » (252) attend toujours ses acteurs.
Le deuxième principe, la responsabilité politique (condition à l'exercice de la démocratie d'appropriation), est confronté à un autre écueil : celui de l'opinion publique véhiculée par les réseaux sociaux. Diffuse, plurielle et versatile, cette opinion nourrit l'opacité du social. Là encore, l'auteur n'est guère en mesure de clarifier ce manque de limpidité et donc de la rendre intelligible. Avec le troisième principe–la réactivité, l'intellectuel français tente de dessiner les « figures d'une démocratie interactive » (297). Ici, il offre davantage de solutions. Il propose ainsi de mettre sur pied des conférences ad hoc (99) qui soulèveraient des questions relatives aux grands enjeux sociaux et auxquelles le gouvernement devrait répondre. Pour sa part, l'auteur, nous le savons, a développé l'idée d'une démocratie narrative dans son livre Le Parlement des invisibles, constitutif de son projet « Raconter la vie ». Ces solutions apparaissent sans doute maigres, mais Pierre Rosanvallon admet lui-même qu'il ne fait que poser les balises nécessaires et pratiques à la reconstruction démocratique de nos sociétés. Le travail qui reste à effectuer demeure donc colossal.
S'il est difficile aux gouvernés de se réapproprier le vivre-ensemble, la tâche qui consiste à redonner confiance aux citoyens–la démocratie-confiance, seconde condition à la démocratie d'exercice, envers leurs élus s'avère tout aussi difficile. Pour l'historien français, il faut retrouver ici le « parler-vrai ». Englués dans le langage électoral et le langage gouvernemental, les discours des hommes politiques tournent en rond et sont donc vides et insipides. Pour renouer avec la parole authentique, il faudrait ni plus ni moins, à suivre Rosanvallon, redécouvrir Démosthène, l'orateur par excellence chez les Grecs (341–342). La fondation de cette démocratie-confiance a également besoin d'un maintien de l'intégrité des représentants du peuple. Dans ce sens, l'auteur voit dans le travail accompli par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique française un bon exemple de ce qui peut être réalisé dans ce domaine. Cela dit, le propos de Pierre Rosanvallon reste sur ce point peu original.
Des cinq principes retenus par l'intellectuel français pour rebâtir la démocratie d'exercice (la lisibilité, la responsabilité, la réactivité, le parler vrai et l'intégrité), il est curieux de constater que ceux-ci s'actualisent finalement davantage au sein de la conclusion de l'ouvrage, intitulée La deuxième révolution démocratique–la première étant la conquête du suffrage universel. L'auteur suggère en effet de développer certaines institutions propres à cette démocratie d'exercice. Dans ce sens, elles seront peut-être en mesure de nous redonner « un rapport positif à l'avenir » et par là de réaliser une société des égaux.