Mise à l'avant-scène intellectuelle avec son ouvrage Le désenchantement du monde, publié en 1985, Marcel Gauchet a décidé de produire une suite à son opus magnum. C'est ainsi que sont parus en 2007 La Révolution moderne et La crise du libéralisme, suivi par À l’épreuve des totalitarismes en 2010. Il aura fallu attendre dix ans entre la parution du premier et du dernier tomes de L'avènement de la démocratie.
Le désenchantement du monde expliquait comment les sociétés occidentales sont lentement sorties de l'hétéronomie qui a caractérisé durant des millénaires les sociétés humaines : c'est le propre du christianisme d'avoir été une religion de la sortie de la religion. Sa tétralogie cherche à rendre intelligible comment s'est vécu, à l’époque moderne, la relation à l'autonomie qui caractérise les sociétés sorties de cette hétéronomie. Le nouveau monde s'intéresse à la période historique actuelle, soit celle qui débute dans les années 1970 et va jusqu’à aujourd'hui.
Si les tomes précédents ont réussi à apporter un éclairage intéressant et novateur, qui permet de renouveler l'intelligibilité de l’évolution moderne, ce n'est pas ce qui se dégage de ce dernier tome, très descriptif, inutilement long et concentré uniquement, ou presque, sur l'Europe, quand pourtant on sait que la « sortie de la religion » n'est pas une caractéristique unique au continent européen, loin de là. La première partie de l'ouvrage est consacrée à expliquer l’évolution économique des quarante dernières années : décentrement imposé par la mondialisation, « impasses » du keynésianisme, victoire des thèses néolibérales, politique convoquée au service de sa propre négation, succès du thatchérisme, néoconservatisme aux États-Unis inauguré avec Reagan, et effacement du socialisme et de la classe ouvrière. Tous ces éléments sont déjà bien connus et Gauchet n'apporte rien de nouveau à la compréhension. D'ailleurs, son propos s'appuie essentiellement sur quelques auteurs spécialistes en histoire économique qui ont produit eux-mêmes des sommes sur le sujet (Angus Maddison, Jeffry A. Frieden, Charles Asselain et Herman Van der Wee, et cetera). On termine la lecture de cette première partie avec le sentiment d'avoir eu droit à une revue de la littérature sur un thème qui n'est pas le domaine de prédilection de Gauchet, mais qui apparait davantage comme un passage obligé considérant l'incontournabilité de la sphère économique dans le paysage contemporain. L'auteur conclut que : « l'avenir est sans visage assignable en raison même de la réflexivité dont le présent est chargé, réflexivité qui nous signifie que l'avenir sera forcément autre que tout ce que nous pouvons aujourd'hui nous représenter ». Nous serions rendus à un moment où « l'histoire nous est devenue impensable selon un but ou une fin » (p. 135). On en arrive ainsi au constat, largement dominant et étudié, selon lequel « la société ne se présente plus comme constituée de classes, elle se donne comme composée d'individus » (p. 143).
Si le communisme et le nationalisme, comme religions séculières, ont consacré les difficultés et les limites de l'autonomie, cela ne signifie pas que celle-ci disparait de l'horizon des modernes. S'il est vrai que « c'en est fini, semblablement, de l'impression d’être entrainé par un devenir irréversible vers une destination providentielle » (p. 636), il faut comprendre, nous dit Gauchet, qu'il y a eu une méprise prolongée sur la signification de ce qu'est l'autonomie: « elle se présentait sous les traits de l'entrée de l'humanité en pleine possession d'elle-même » (p. 636). Elle était pensée sur la base de l'hétéronomie, ce qui était recherché était en réalité un renversement « de l'ordre hétéronome en son contraire [et] reprenait à son compte la figure de l'Un engendré par la subordination à l'Autre » (p. 638). L'ambition de la première modernité aurait été le dégagement des moyens de l'autonomie; le défi de la modernité actuelle serait celui de l'apprentissage de l'emploi de ces moyens.
L'auteur soutient que les expressions directes de l'autonomie ont commencé à poindre voici cinq siècles, elles sont devenues un programme explicite il y a deux siècles. Reste à savoir combien de temps sera nécessaire à l'apprentissage adéquat des moyens de l'autonomie. Gauchet explique que « c'est à une démarche pacifique, ponctuelle, graduelle qu'il faut s'en remettre pour avancer vers la pleine autonomie. Elle ne réclame ni plan d'ensemble prétentieux, ni troupes prêtes à en découdre, ni main de fer pour mener l'assaut et opérer le passage salvifique ». Il ajoute que « c'est dans l'effort quotidien de chacun vers l'horizon qu'indiquent les prémisses reçues de tous que se joue la réalisation de la promesse inscrite dans notre monde » (p. 646). Le dernier tome de L'avènement de la démocratie peut surprendre par sa vision programmatique, une vision qui demeure vague quant au devenir qui serait en cours d’élaboration (mais comment peut-il en être autrement en envisageant le temps sur la longue durée et en se projetant ainsi dans l'avenir?). Ceux qui ont déjà lu les tomes précédents voudront sans aucun doute se faire un jugement par eux-mêmes de cet ultime ouvrage. Par contre, pour ceux qui ne se sont pas attaqués préalablement à la lecture des tomes précédents, ils auraient grand avantage à ne pas aborder la pensée de Marcel Gauchet par ce dernier volume fastidieux et qui n'est certainement pas un grand cru par rapport à d'autres ouvrages du même auteur.