Dans cette deuxième édition actualisée de son ouvrage, la sociologue Liora Israël s'intéresse au droit comme outil de contestation et de transformation sociale. Qu'il soit employé comme une arme offensive, permettant de faire valoir des droits ou d'en obtenir de nouveaux, ou encore comme une arme défensive qui assure une certaine protection face à une poursuite ou une accusation (8), le droit joue un rôle central dans les mobilisations politiques contemporaines. Pour cette raison, il mérite une attention particulière si nous souhaitons mieux comprendre ces dernières, les conditions qui favorisent leur succès, et les défis auxquels elles sont confrontées.
Le premier chapitre examine l'ambivalence politique du droit : on souligne qu'il peut être utilisé tant pour maintenir l'ordre établi et réprimer les mouvements qui le remettent en cause que pour protéger ces mouvements et les soutenir dans leurs luttes pour le changement social (22). Israël mentionne deux éléments importants à tenir compte pour saisir le potentiel transformateur du droit. D'une part, le fait d'avoir recours au droit peut mener les personnes marginalisées à mieux connaître leurs droits et à se sentir davantage autorisées à s'en réclamer et à les défendre (27). D'autre part, le droit joue souvent un rôle déterminant dans la traduction vers le domaine public de problèmes ou de conflits de nature privée, contribuant ainsi à « vérifier la mise en œuvre d'une promesse, la réalisation d'une politique publique » (36).
Le deuxième chapitre se penche sur l'apport des avocates et des avocats au développement du libéralisme politique et des démocraties contemporaines (42). En s'appuyant sur les travaux d'Alexis de Tocqueville et de Lucien Karpik, la sociologue montre comment s'est élaborée, dans les années 1760–1780, « au travers de leur rôle public dans des affaires célèbres, une fonction de l'avocat comme “porte-parole” du public, par le passage de la représentation d'un client à la représentation de la société tout entière » (53). Cette association, couramment soulignée dans les recherches en sciences sociales, entre les avocats et les avocates comme catégorie professionnelle et le libéralisme politique mérite toutefois certaines nuances. Elle ne rend effectivement pas compte des raisons pour lesquelles la majorité des avocates et des avocats ne sont pas engagés politiquement, ni des orientations politiques qui prédominent dans les autres professions juridiques, notamment dans la magistrature, qui est liée davantage au conservatisme politique et à l'obéissance au pouvoir (59–60).
Le troisième chapitre porte notre regard vers l'usage politique des procès. Ceux-ci ont servi à plusieurs reprises de plateformes pour délégitimer les institutions dominantes et la répression étatique. Ce fut le cas avec la « défense de rupture » promue par Jacques Vergès et d'autres avocats et avocates qui ont soutenu le Front de libération nationale pendant la guerre d'Algérie (74–76). Les procès intentés contre des participants et des participantes aux soulèvements de mai 68 ont pour leur part encouragé une « spécialisation, souvent partielle, d'avocats dans la défense des militants et de causes issues de ces mobilisations » (78), ainsi qu'un ensemble d'initiatives pour « désacraliser » le droit et le démocratiser, par exemple en offrant des consultations gratuites sur des questions de nature juridique (85–86).
Le quatrième chapitre s'intéresse aux tensions entre différentes formes de droit, parmi lesquelles nous pouvons mentionner les législations nationales, les droits ancestraux, et les textes de droit international (103–104). Israël analyse alors les luttes menées au sein des régimes considérés comme injustes ou non démocratiques, en soulignant encore une fois l'ambivalence politique du droit et de ses usages contestataires : l'utilisation de la sphère judiciaire par les mouvements sociaux contribue effectivement à « légitimer le pouvoir en place » et ses institutions, mais elle peut aussi aider ces mouvements à gagner en légitimité, notamment « en apparaissant comme des interlocuteurs sérieux, en accédant à une tribune inespérée permettant éventuellement de sensibiliser un public via le relais médiatique, en obtenant des victoires qui, même partielles sur le plan juridique, peuvent faire vaciller le pouvoir en place » (110–111). Israël explore également les enjeux soulevés par la justice transitionnelle et réparatrice (126), ainsi que la justice pénale internationale, qui « souffre à la fois de son incomplétude et de l'immensité des attentes qu'elle suscite » (132).
La sociologue conclut son livre en examinant certains des changements les plus marquants au cours des dernières années dans l'usage du droit par les luttes sociales. Elle aborde « la place grandissante reconnue, dans l'espace public, et dans une certaine mesure dans la justice, à la figure de la victime, la transnationalisation de certaines poursuites, mais aussi la persistance, voire l'aggravation, d'une criminalisation des mouvements sociaux et des mobilisations, et parfois des avocates et avocats qui les défendent » (135).
Au croisement des recherches en sciences juridiques et en sociologie, L'arme du droit offre un portrait particulièrement riche des occasions et des obstacles qui accompagnent le recours à l'institution judiciaire à des fins contestataires. Cet ouvrage, qui bénéficie pour sa deuxième édition de l'ajout de nombreux mouvements sociaux et événements juridiques qui ont eu lieu depuis sa publication initiale en 2009, met bien en lumière l'importance de mener des campagnes et des projets afin de dénoncer les difficultés d'accès à la justice et de contrer les régimes d'humiliation auxquels les personnes et les communautés marginalisées sont soumises quotidiennement (Maskovsky et Piven, 2020: 389–390). Le combat pour la justice sociale doit se concentrer à la fois sur la distribution des ressources et sur la reconnaissance des droits, en prêtant attention aux inégalités profondes qui caractérisent ces deux domaines dans nos sociétés et en identifiant des stratégies pour favoriser l’équité et la dignité, parmi lesquelles nous pouvons inclure certains usages du droit.