Les événements du 11 septembre 2001 ont incontestablement modifié les analyses du terrorisme et les cadres de compréhension de ce phénomène. La question de la continuité ou de la rupture des phénomènes terroristes a été fortement abordée au lendemain des attentats de New York (Crettiez et Sommier, Reference Crettiez and Sommier2002; Kegley, Reference Kegley2003). Dans le domaine des travaux académiques, la première «nouveauté» a sans conteste été la manière dont des sociologies et des modèles théoriques se sont saisis de l'objet terroriste qu'ils ignoraient auparavant. Malgré les nombreux débats sur les limites du concept de terrorisme (par exemple Derrida et Habermas, Reference Derrida and Habermas2004; Hoffman, Reference Hoffman1998; Merari, Reference Merari1993), on a pu observer des glissements sémantiques et une mobilisation toujours plus importante de catégories d'analyse, telles que la sociologie du risque, les analyses stratégiques et études de défenseFootnote 1 ou encore la criminologie.Footnote 2 La principale conséquence réside dans la production d'un ensemble de définitions qui, de manière récurrente, tendent à percevoir le terrorisme post-11 septembre comme un phénomène majeur de la scène internationale, notamment en raison de sa «nouveauté» présumée par rapport aux anciennes expressions de violence politique.
Rapidement, les analyses en faveur d'une évolution, voire d'une profonde rupture entre un «ancien» et un «nouveau» modèle terroriste, se sont imposées dans l'espace académique ainsi que dans les arènes politiques et professionnelles. Dans cette perspective, l'évolution de la structure des groupes (réseaux), des acteurs (amateurs) et des armes utilisées aurait conduit à la construction d'une nouvelle figure terroriste. Soutenant cette hypothèse, Bruce Hoffman appuie son analyse sur le recensement des actes terroristes perpétrés depuis une vingtaine d'années pour accréditer l'hypothèse d'une baisse du nombre d'actes, mais d'une augmentation de leur violence, notamment en raison du nombre de victimes et de leur dimension spectaculaire (Hoffman, Reference Hoffman2004). La montée du degré de violence doit alors se comprendre par rapport à l'organisation moins structurée des groupes terroristes, à l'importance accrue des décisions individuelles, au développement de l'amateurisme et à la croissance des groupes religieux. Ce dernier facteur lié à la dimension religieuse expliquerait à lui seul une part importante du degré de violence en générant à travers l'idée d'un «terrorisme sacré» l'absence de tous mécanismes d'euphémisation.
Répondant à cette argumentation, David Tucker (Reference Tucker2001) et Martha Crenshaw (Reference Crenshaw2006) estiment, à l'inverse, que ces caractéristiques s'inscrivent dans une certaine continuité. À leurs yeux, si la structure en réseau des groupes terroristes actuels a été facilitée par les nouvelles technologies de l'information et de la communication, l'organisation en réseau ne constitue pas pour autant un phénomène nouveau dans l'histoire des groupes terroristes. Quelques exemples le confirment, tels que les groupes terroristes libanais des années quarante, l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) et son network of relationships créé à partir des années soixante, ou encore la Rote Armee Fracktion (RAF) créée dans les années soixante-dix. Parallèlement, un groupe comme Al-Qaeda, malgré sa structure apparemment «éclatée», reste très fortement hiérarchisé autour de figures emblématiques, notamment lors de sa création. Sur ce point, le terme Al-Qaeda représente avant tout une «marque» de reconnaissance idéologique et médiatique plus qu'un système organisationnel. Concernant la question de la croissance de l'amateurisme, cette dimension ne représente pas une caractéristique ad hoc du nouveau terrorisme, mais plutôt a new as another manifestation of the life cycle of terrorism (Tucker, Reference Tucker2001 : 5). Une telle controverse constitue un sujet de réflexion important, car elle pose en creux la question essentielle concernant la manière d'aborder et de traiter le terrorisme comme objet de recherche.
Cette contribution a pour objectif de définir un cadre théorique grâce auquel il est possible de renouveler l'appréhension du terrorisme comme phénomène politique à part entière. Afin de construire ce cadre d'une manière satisfaisante, en articulant analyse empirique et théorique, notre réflexion prend comme point de départ l'étude des enjeux académiques et politiques du paradigme faisant du terrorisme post-11 septembre un phénomène «nouveau». C'est à travers cette problématique que nous désirons définir notre approche théorique en termes de «scène terroriste». Voulant réaffirmer l'intérêt et la pertinence des approches sociologiques relationnelles (Bigo, Reference Bigo1984; Crenshaw, Reference Crenshaw and Crenshaw1995; Crettiez, Reference Crettiez1999), notre démarche conduit à intégrer, à différents niveaux d'étude – macro et micro –, la question de la riposte judiciaire et politique ainsi que le rôle des sociétés et des médias comme éléments formatant et conditionnant l'ensemble du phénomène terroriste.
Afin de répondre à cette objectif, notre analyse consistera, dans un premier temps, à interroger concrètement ce qui est réellement «moderne» dans ce que d'aucuns ont qualifié, à la suite du 11 septembre 2001, sous diverses étiquettes, de «terrorisme postmoderne» (Laqueur, Reference Laqueur and Kegley2003) ou d'«hyperterrorisme» (Heisbourg, Reference Heisbourg2001). En effectuant une revue de la littérature anglo-saxonne et francophone, nous nous attacherons à tester les principaux indicateurs utilisés pour qualifier de «nouvelles» l'organisation et les revendications des groupes terroristes post-11 septembre (1).Footnote 3 Par la suite, notre analyse se déplacera vers les conséquences politiques et juridiques de cette distinction «ancien / nouveau». La prise en compte de cette dimension, nous conduira à interroger directement les dynamiques de légitimation des nouveaux dispositifs antiterroristes adoptées en Europe et en Amérique du Nord durant les années deux mille (2). À partir de cette double analyse, nous présenterons, dans une troisième et dernière partie, l'intérêt d'une approche relationnelle en termes de scène terroriste. Nous montrerons comment un tel cadre d'analyse offre la possibilité d'appréhender de manière pertinente le fait terroriste, en particulier via la question de sa continuité ou de sa rupture (3).
1. Le paradigme du «nouveau» terrorisme : limites empiriques et théoriques
À l'instar des arènes politiques et répressives, les travaux académiques ont donné lieu à des turbulences au lendemain des attentats du 11 septembre. De nouvelles lectures ont émergé, renvoyant à des approches du phénomène relativement différentes. Ainsi, en Europe, à un espace organisé par le passé autour de spécialistes des questions terroristes, notamment à travers le prisme des séparatismes violents en Europe occidentale (par exemple Crettiez et Ferret, Reference Crettiez and Ferret1999), succède un espace où émergent de nouvelles lectures beaucoup plus globalisantes. Le point commun de la plupart de ces lectures est qu'elles donnent au fait terroriste post-11 septembre une dimension singulière concluant de manière quasi systématique à l'idée d'un «nouveau terrorisme». Interroger la réalité de cette nouveauté conduit parallèlement à développer des éléments théoriques et méthodologiques sur le terrorisme en tant qu'objet d'analyse.
Au préalable, il est important d'évoquer la question du statut des études et des prises de position sur le terrorisme. La première remarque est que ces nombreux discours et analyses ont un statut fort différent. Les disséquer n'est pas qu'un simple exercice académique. Il est nécessaire de les prendre en considération afin de voir ce que nous apprend chacune de ces lectures dont aucune, par définition, n'est neutre. Ces catégorisations du fait terroriste sont, en effet, portées par des acteurs très divers. Décrire, par exemple, les actes terroristes comme des risques ou comme une «nouvelle guerre» est une labellisation du réel opérée par des acteurs (Bigo, Reference Bigo1984). On voit intervenir les chercheurs en sciences sociales, mais aussi les acteurs sociaux et politiques ayant en charge la gestion des affaires publiques. Ce phénomène engendre, dès lors, un brouillage des frontières et, disons-le, une confusion des genres entre analystes de l'action publique et acteurs engagés dans les politiques publiques.
Si cette dimension n'est pas au cœur de notre étude, il n'en demeure pas moins essentiel de la considérer comme un élément important et de définir, même schématiquement, les deux principaux types de productions sur le terrorisme, à savoir la littérature «journalistique» et la littérature «scientifique». Il s'agit, en réalité, de reconnaître le déséquilibre qui existe entre les deux. Renforcée depuis les attentats du 11 septembre 2001 qui ont fait du terrorisme un objet médiatique et politique singulier, voire autonome, la production journalistique occupe une place prépondérante en comparaison des analyses scientifiques (par exemple Bauer et Raufer, Reference Bauer and Raufer2002; Burke, Reference Burke2004; Ledeen, Reference Ledeen2003). Ces ouvrages monopolisent l'espace public avec de nouveaux experts, des journalistes, parfois des magistrats et des policiers qui proposent des éléments d'information plus ou moins fondés, s'auto-entretenant sous forme de savoir elliptique (Deltombe, Reference Deltombe, Bigo, Bonelli and Deltombe2008). Ainsi, la connaissance sur les questions de terrorisme se construit, en majeure partie, par l'activité de ceux qui travaillent sur ces insécurités : polices, politiques et médias. Ces champs professionnels produisent l'essentiel des discours sur les «réalités terroristes» de telle sorte qu'ils fabriquent véritablement une opinion sur les terrorismes. Dans ces conditions, et comme nous le soulignerons dans la troisième partie, il est essentiel d'intégrer cette dimension discursive et sociale dans l'analyse relationnelle du terrorisme. Pour leur part, les sciences sociales s'en trouvent désœuvrées, d'autant que l'objet terroriste se heurte à une série de problèmes d'ordre méthodologique et théorique (Schmid et Jongman, Reference Schmid and Jongman2005).
Dans le cadre de cette contribution, nous nous cantonnerons principalement aux analyses scientifiques et à leurs contenus. Nous examinerons concrètement deux dimensions qui tendent à être présentées au sein de cette littérature comme les principales «nouveautés» du terrorisme post-11 septembre : l'organisation en réseaux d'une part et le sens religieux de ce recours à la violence d'autre part.
Des dynamiques organisationnelles entre contraintes et réorganisations permanentes
L'opposition systématique, voire caricaturale, qui est régulièrement établie entre les structures hiérarchiques de type militaire des groupes ethno-nationalistes (comme l'ETA en Espagne ou l'IRA en Irlande) d'une part, et les structures «modernes» en réseaux du jihadisme international (et plus globalement des groupes islamistes radicaux) d'autre part, semble devoir être fortement atténuée. L'organisation en réseaux n'est pas apparue avec Al-Qaeda, comme l'attestent les exemples évoqués précédemment. Par ailleurs, il semble également inopportun de considérer les groupes se réclamant du jihadisme international exclusivement comme des entités éclatées et isolées donnant à l'organisation une forme de réseaux.
Retracer l'histoire de la formation du groupe originel Al-Qaeda créé en Afghanistan au début des années deux mille est instructif, car celle-ci démontre le rôle décisif des camps d'entraînement afghans dans la structuration du premier réseau jihadiste international (Kepel, Reference Kepel2003). Matrices organisationnelles et idéologiques, ces camps se caractérisent par une hiérarchie et une centralisation importantes. Retrouvé dans un camp en Afghanistan, un texte fondateur d'Al-Qaeda rédigé par l'un des responsables du jihad islamique égyptien en apporte la preuve : «Un département ou un conseil en charge de recruter les volontaires issus de l'ensemble des mouvements islamistes et du monde arabe sera créé. Il devra définir une stratégie de recrutement et mettre en place tous les moyens nécessaires dans le but de briser les barrières psychologiques qui divisent aujourd'hui les différentes tendances et ainsi les unifiera (…)» (Mégie, Reference Mégie2006).Footnote 4
Les analyses en termes de cercles concentriques produites par Javier Jordan à propos d'un réseau islamiste radical d'origine syrienne présent en Espagne illustrent également la complexité de qualifier de manière générique les formes d'organisation (Reference Jordan2005). L'auteur définit l'organisation à partir d'un système de cercles entretenant des relations fortement hiérarchisées autour d'un «noyau» composé de deux ou trois individus, dont le coordonnateur du réseau. Cet exemple montre que, malgré une certaine décentralisation, la structure hiérarchique reste néanmoins à la base de l'organisation. Les membres du premier groupe surveillent et coordonnent l'ensemble des opérations. Pour des raisons de sécurité, ils n'entretiennent cependant aucun contact direct avec les membres du troisième ou du quatrième cercle. La hiérarchie est donc très présente dans l'organisation et le quotidien de ce groupe.
Parallèlement, les organisations représentant ce qui est communément appelé «l'ancien terrorisme» sont, elles aussi, travaillées par des dynamiques de restructuration en raison des contraintes internes et externes. Dans le cas de l'ETA, on assiste, par exemple, à l'application du principe d'«itinérance» dès le début des années quatre-vingt-dix. Traditionnellement, lorsqu'une personne appartenait à un commando, elle en restait membre à vie. Aujourd'hui, la logique semble avoir évolué puisque les membres des commandos changent régulièrement afin de contrecarrer la surveillance policière (Elorza, Reference Elorza2002; Zirakzadeh, Reference Zirakzadeh2002). Dans le même temps, une autre évolution se dessine au sein de l'organisation basque avec la création d'un modèle de structuration en réseaux fondé sur des commandos autogérés et très décentralisés. Ces stratégies ont été ébauchées à partir de 1995, soit six ans avant le 11 septembre 2001.
De manière générale, concernant le modèle organisationnel, le concept de réseau est selon nous inopérant lorsqu'il s'agit de comprendre le degré de violence et de basculement dans le recours à la violence politique de la part de certains individus. En d'autres termes, si le concept de réseau offre la possibilité d'expliquer les relations individuelles et collectives structurant les groupes violents, il n'apporte aucune réponse quant à la question du recours à la violence et de son intensité.
Il est donc essentiel de comprendre que la forme organisationnelle ne résulte pas forcément d'une stratégie rationnelle pensée par les dirigeants, mais plutôt de contraintes diverses, géographiques, financières et humaines (nombre de militants, expérience). Ces dernières sont également à apprécier au regard de la lutte antiterroriste qui oblige les groupes à prendre l'habitude de cloisonner leurs niveaux et à s'inscrire dans un processus incessant de déstructuration et de restructuration. La distinction trop souvent effectuée entre deux modèles organisationnels diamétralement opposés apparaît peu opérationnelle. En réalité, l'incertitude qui entoure les connaissances sur les groupes islamistes radicaux et sur le contexte dans lequel ils se situent explique en grande partie pourquoi la piste de la rupture et de la nouveauté est fréquemment privilégiée.
Les modes de justification ou la nécessaire déconstruction du discours religieux
La seconde caractéristique distinctive du «nouveau terrorisme» résiderait dans sa dimension religieuse. Jusque-là, le terrorisme était très fortement contextualisé : il prenait son sens dans un environnement particulier le plus souvent de type nationaliste ou révolutionnaire. Or, l'hypothèse d'une décontextualisation du sens du terrorisme à la suite des attentats du 11 septembre 2001 s'est progressivement imposée dans l'analyse de l'action des groupes terroristes. Contrairement au terrorisme de type «traditionnel», il y aurait une absence d'objectif clair expliquant la violence, qui s'inscrirait dans une perspective nihiliste proche de la «folie», marquée par l'exclusion de toute euphémisation de la violence (Glucksmann, Reference Glucksmann2002). D'autres analyses plus scientifiques construisent un lien entre le degré de violence et la dimension religieuse dont se réclament les groupes radicaux (voir par exemple le numéro spécial de la revue Terrorism and Political Violence, 2002; Hoffman, Reference Hoffman1997). Si les chiffres avancés par ces études semblent irréfutables (Piazza, Reference Piazza2009), le problème réside dans la typologie permettant de classer les différents groupes en fonction de leurs revendications (groupes religieux, groupes nationalistes-séparatistes, groupes d'extrême droite, groupes d'extrême gauche). Cela nous renvoie, en réalité, à la question d'ordre méthodologique concernant les niveaux d'analyse du fait terroriste.
Si les projets terroristes sont l'objet de certaines évolutions, notamment dans le sens d'une globalisation des revendications, cela ne signifie pas qu'il faille faire l'économie d'un travail plus local sur les sociétés et leur historicité, en particulier en termes de lieu de production. Dès lors, il est fondamental de considérer les niveaux micro afin de saisir les dynamiques sociales, culturelles, historiques et politiques en présence. Cette approche interdisciplinaire par les sociétés elles-mêmes amène à étudier les mobilisations individuelles et collectives qui structurent l'engagement de certains individus dans la violence politique radicale (Fair, Reference Fair2008; Martinez, Reference Martinez2008), nous renvoyant, comme nous le verrons par la suite, à l'une des dimensions de la scène terroriste.
Dans ces conditions, ne se focaliser que sur la dimension religieuse conduit à plusieurs écueils. D'une part, le risque de stigmatiser une situation avec, d'un côté, des dirigeants qui instrumentaliseraient de façon cynique les symboles religieux et, de l'autre, des individus dont le comportement ne serait sous-tendu que par la croyance en ces symboles. D'autre part, la compréhension exclusive du recours à la violence politique par la dimension religieuse empêche d'apprécier la variété des luttes et les logiques de concurrence entre les différents groupes se réclamant d'une même idéologie (Blöm et coll, Reference Blöm, Bucaille and Martinez2007).
La distinction entre groupes islamo-nationalistes et jihadisme international apparaît sur ce point cruciale. En effet, tout en favorisant la compréhension de la diversité qui caractérise le recours au religieux (malgré une apparente unité du fait de références identiques), elle permet d'insister sur l'importance d'un autre symbole justificateur fort, le territoire. Dans le cas du Cachemire, par exemple, la justification religieuse vient légitimer une spécialisation professionnelle de combattant et l'idée d'un territoire cachemiri. Le Coran et l'ensemble du corpus sacré sont mobilisés afin d'expliquer le caractère crucial de la lutte et de donner une valeur religieuse à un combat motivé avant tout par une question territoriale. Cette adaptation d'un discours religieux prend alors une résonance importante pour des jeunes qui, n'ayant qu'une éducation religieuse sommaire, sont en grande majorité analphabètes (Blöm, Reference Blöm2003). On retrouve un tel processus de «mise en discours religieux» d'enjeux territoriaux dans les cas palestinien et tchétchène (Larzillière, Reference Larzillière2007).
Si la dimension territoriale est moins présente dans les justifications des premiers représentants d'Al-Qaeda, elle n'en demeure pas moins essentielle. La référence au besoin de constituer un «grand califat» contient une dimension territoriale indéniable. Plus concrètement, on trouve dans un grand nombre de discours et d'écrits émanant de cette organisation une autre revendication qui justifie son action : la nécessité de «chasser les infidèles des terres sacrées». Dans la logique de Ben Laden, un tel appel fait clairement référence à la présence américaine en Arabie Saoudite, qu'il combat en tant que Saoudien. Quelques années plus tard, l'allusion répétée au cas palestinien marqué par une forte dimension territoriale apparaîtra également parmi les justifications employées. La référence à la Tchétchénie et plus intensément à l'Irak, montre bien l'importance du symbole territorial pour des groupes se réclamant du jihadisme international. On se serait ainsi trop rapidement orientés vers l'idée de l'avènement d'un terrorisme global, déterritorialisé, indifférent au territoire (Delpech, Reference Delpech2002; Hassner, Reference Hassner2001).
Un autre symbole mobilisé dans la justification du terrorisme est la mise en exergue d'exemples concrets qui forment les éléments d'une mémoire collective, d'une expérience commune vécue ou simplement intégrée. Cette dimension constitue un point commun chez de nombreux groupes radicaux. Dans le cas de l'ETA, il est possible d'évoquer la transmission d'une mémoire entre les générations. Dans le cas des groupes se réclamant du jihadisme international, il semble que cette pensée se soit construite au fil des événements et conflits survenus en Afghanistan, en Algérie, en Bosnie, en Tchétchénie et en Irak, entre autres. Les justifications trouvent leurs sources dans ce quotidien qui devient rapidement un élément à part entière de la mémoire collective. Cela signifie que l'on ne peut faire abstraction du contexte géopolitique international. La propagande, par les vidéos ou les nouvelles diffusées sur Internet (scènes d'entraînement, images des massacres subis par les populations ou les «frères de lutte»), permet à cette mémoire de prendre forme et d'être mobilisée, notamment en termes de «dette de sang». Il convient en effet de souligner que, généralement, la mémoire collective partagée se nourrit avant tout d'éléments de souffrance et de violences subies. La centralité de cette mémoire comme symbole mobilisateur pose clairement la question de la relation entre le local et le global dans la compréhension des logiques d'action des groupes terroristes.
La rupture entre un «ancien» et un «nouveau» terrorisme n'est donc pas si incontestable et mérite une mise en perspective empirique précise afin de ne pas verser dans une analyse globalisante. Cela ne signifie pas que l'on doive, de manière systématique, rejeter toutes idées de changements. En réalité, il semble que si l'on doit parler d'évolution, il est essentiel de s'intéresser à la manière dont la question du terrorisme post-11 septembre a conduit à une accélération des tendances lourdes structurant les dynamiques de sécurité.
2. Les enjeux politiques et judiciaires du «nouveau » terrorisme
Comme nous l'avons déjà souligné, l'information sur les questions de terrorisme se construit principalement grâce à l'activité des personnes chargées de le combattre : polices, justice, services de renseignement. Ces espaces professionnels produisant l'essentiel des données sur ces phénomènes, les définitions et diagnostics portés par ces institutions et experts ont une résonance considérable dans les opinions publiques (Sommier, Reference Sommier and Dillens2006).
Ces discours relatifs au risque peuvent être repérés dans d'autres secteurs des insécurités nationales et transnationales (Bankoff, Reference Bankoff2003; Beck, Reference Beck1999). Le terrorisme comme le «crime organisé» ou la traite des êtres humains deviennent des catégories d'action publique à part entière, mobilisant des énergies bureaucratiques considérables. Dans un tel contexte, il est impératif d'appréhender les stratégies policières et les représentations du problème portées par les acteurs institutionnels et politiques afin de saisir l'ensemble des dimensions du phénomène terroriste (pour une analyse des relations entre «controller et controlled», voir Crelinsten, Reference Crelinsten2002). L'intérêt réside alors dans la possibilité de comprendre comment le paradigme d'un «nouveau» terrorisme a pesé sur les cadres cognitifs et les processus de légitimation des nouvelles mesures politiques et juridiques dans ce domaine.
Les changements du phénomène terroriste comme levier de légitimation politique
Jusqu'au 11 septembre 2001, les bureaucraties occidentales du renseignement ont principalement lutté contre des organisations qu'elles jugeaient identifiables et territorialisées. À l'échelle européenne, la culture professionnelle des policiers antiterroristes britanniques, espagnols et français s'est ainsi forgée face à des «ennemis» clairement identifiés, ce qui avait pour principale conséquence de connaître le projet terroriste et les capacités de négociations (Mégie, Reference Mégie2006)
Les attentats sur les sols étatsunien, espagnol et britannique ont provoqué une remise en cause profonde au sein des services antiterroristes quant à la vision des groupes terroristes et aux moyens de lutte (Murray, Reference Murray2005). Alimentant, tout en s'y référant fortement, les analyses dominantes du champ académique et médiatique, le discours professionnel et politique va également percevoir le terrorisme contemporain d'obédience jihadiste comme un acte privilégiant les projets politiques partiels et déterritorialisés. Dans cette approche, la grande majorité des représentants des services de sécurité nationaux vont soutenir l'hypothèse que contrairement aux séparatismes violents et aux ethno-nationalismes radicaux européens sur lesquels ils travaillaient auparavant, les «nouveaux terroristes» se doteraient de structures purement situationnelles existant uniquement le temps d'une opération. Ainsi, à l'image d'un terrorisme ancré territorialement et idéologiquement, s'oppose la figure d'un acteur violent sans nom et sans visage.Footnote 5
Pourtant, il est intéressant de remarquer que cette vision au sein des services de renseignement n'est pas récente puisque, dès les années soixante-dix, l'hypothèse d'un euroterrorisme d'extrême gauche s'était imposée au cœur des premières tentatives d'institutionnalisation de la coopération policière européenne (Bigo, Reference Bigo1996). Si les attentats du 11 septembre 2001 marquent indéniablement un renforcement de ces représentations, on assiste en réalité à l'affirmation d'un processus cognitif déjà existant qui s'articule autour d'une réification des phénomènes de criminalité, tels que l'immigration clandestine, le terrorisme et la criminalité transnationale organisée (CTO) (Den Boer, Reference Den Boer1998).
À l'échelle internationale et nationale, la grande majorité des discours, qu'ils soient politiques ou médiatiques, établissent régulièrement un lien plus ou moins direct entre immigration, CTO et terrorisme international (Leman-Langlois, Reference Leman-Langlois, David and Gagnon2007) autour du principe faisant de la menace un phénomène provenant de l'extérieur (Sheptycki, Reference Sheptycki2002). Cette prise en compte des phénomènes criminels comme enjeu de négociation politique à l'échelle internationale, européenne ou nationale se construit autour d'une labellisation croissante des infractions qualifiées de «criminalité transnationale organisée». Dans le Traité d'Amsterdam en 1997, la Communauté européenne fait ainsi état de «la lutte contre ce phénomène, notamment le terrorisme, la traite d'êtres humains, les crimes contre des enfants, le trafic de drogue, le trafic d'armes, la corruption et la fraude» .Footnote 6 Ce type de liste se retrouve dans la quasi-totalité des décisions ou conventions européennes.
À partir de cet ensemble de représentations, une relation causale est établie avec l'idée que face à cette menace, considérée par essence transnationale, les États connaissent, quant à eux, une perte de pouvoir dans le «nouveau système mondial globalisé». Les États sont ainsi perçus comme les perdants de ce processus, en particulier au chapitre de leur maîtrise territoriale, en raison de l'ouverture et de la redistribution des rapports sociaux et économiques à l'échelle internationale. Cette approche est largement partagée par les hommes politiques, quelle que soit leur appartenance partisane. Les discussions et décisions parlementaires à l'échelle nationale et européenne qui ont eu lieu au lendemain des attentats des années deux mille, sont significatives de cette approche (Tsoukala, Reference Tsoukala2006).
Sur le plan pratique, les membres des services de renseignement et de police estiment être confrontés à de nouvelles problématiques quant à l'appréhension épistémique du phénomène, telles que le niveau de négociation, du fait de la primauté présumée de la déstabilisation sur la revendication, ou encore les difficultés de fichage et de détection face à des structures situationnelles et éphémères. Ces représentations, qui tendent à s'imposer comme des visions objectives, contribuent fortement à alimenter un discours sur les «réalités terroristes», fabriquant une opinion sur ces phénomènes et sur les moyens à mettre en place pour y faire face. La manière de percevoir les phénomènes criminels comme des éléments transnationaux, de plus en plus organisés et puissants, a un impact direct sur la façon dont la réponse politique et judiciaire est appréhendée. À l'échelle régionale et internationale, la représentation principale s'érige à partir de l'idée d'une nécessaire adaptation opérationnelle à ces caractéristiques. Dans cette optique, les États doivent transformer leur modalité de contrôle en créant des dispositifs spécifiques autour de deux paradigmes : la spécialisation juridique et opérationnelle, en réponse à l'organisation accrue des groupes terroristes, et la coopération transnationale, comme moyen de lutter contre leur transnationalisation et leur organisation en réseaux présumée (Mégie, Reference Mégie2007).
Les dispositifs judiciaires antiterroristes comme réponse à la transnationalisation de la menace terroriste
S'insérant dans une dynamique de transnationalisation du pénal (Cappeler, Reference Cappeler1997), au sens d'un partage croissant à l'échelle régionale et internationale des normes pénales et de leurs pratiques, de nouvelles catégories et procédures judiciaires sont introduites dans les ordres nationaux. Un lien de causalité est établi entre les «nouvelles» dimensions des groupes terroristes et les dispositifs judiciaires adoptés. L'intérêt d'interroger ce lien est de pouvoir étudier les processus de légitimation tout en explicitant le contenu même de ces nouveaux dispositifs.
Face au choc des attentats du 11 septembre, la rhétorique de la guerre s'impose rapidement comme un paradigme dominant, en particulier au sein de l'administration Bush qui instrumentalise en l'espèce un ensemble de scénarios préétablis par la communauté des renseignements dès la fin de la Guerre froide (Bonditti, Reference Bonditti2008). L'utilisation d'une telle doctrine implique des orientations importantes en termes organisationnels, que ce soit au chapitre des objectifs, des budgets, du recrutement ou de la légitimité professionnelle des services mobilisés. Enjeu militaire et / ou judiciaire, les dynamiques de la lutte contre le terrorisme marquent une accélération de la confusion entre sécurité intérieure / extérieure ou sécurité publique / guerre (Dupont et Lemieux, Reference Lemieux and Dupont2005). La fluidité et l'utilisation diverse du concept de guerre tend d'ailleurs à renforcer une telle confusion (Beck, Reference Beck2003). On assiste donc à une production de sens de la part des groupes terroristes, mais aussi de la part des services en charge de la lutte.
Dans le cas des États-Unis, cette orientation se traduit par une mise à l'écart de la dimension judiciaire et une accentuation de l'unilatéralisme et du non-respect des conventions internationales. Sur le plan du droit pénal, la création de l'infraction d'unlawful enemy combatant est significative. En effet, cette nouvelle infraction a permis aux autorités étatsuniennes de créer une procédure de jugement et d'accusation en dehors du cadre pénal classique, puisque les juridictions civiles ont laissé leur compétence en la matière aux juridictions militaires. La création du camp de Guantanamo constitue un prolongement concret de cette doctrine. Les appels aux principes du droit ont été nombreux de la part des organisations internationales, des associations de défense des libertés ainsi que de certains juges de la Cour suprême des États-Unis. Néanmoins, ils n'eurent aucun effet sur les orientations politiques de l'administration Bush et sa justification juridique en termes de «nécessité». L'instrumentalisation par les conseillers juridiques de la Maison Blanche de cette doctrine de «nécessité», repose sur la menace que fait peser le terrorisme du fait de sa transnationalisation et de sa violence extrême (Lavorel, Reference Lavorel, David and Gagnon2007). Dans le même temps, l'administration étatsunienne va peser de tout son poids dans la redéfinition du cadre juridique de la lutte antiterroriste à l'échelle internationale.
Les premières répercussions de cette stratégie se retrouvent de manière manifeste dans le cas canadien. Entrée en vigueur fin décembre 2001, la Loi antiterroriste (LAT) connaît une adoption législative d'une rapidité tout à fait extraordinaire. Grâce à l'utilisation de certaines procédures exceptionnelles durant les différentes étapes de lecture au Sénat et au Parlement, le texte reçoit la sanction royale le 18 décembre 2001, plaçant le Canada juste derrière les États-Unis et la Grande-Bretagne sur le calendrier d'adoption des nouvelles mesures antiterroristes.
La principale justification politique de la Loi C-36 réside dans l'argument que face au «nouveau terrorisme international», il est nécessaire que les États coopèrent et alignent leur droit sur l'ensemble des textes internationaux de lutte contre le terrorisme. Les autorités d'Ottawa utiliseront largement ce paradigme afin de justifier les nouvelles dispositions du Code criminel et la transformation de ses institutions de contrôle et de surveillance (Mégie, Reference Mégie, Brodeur and Leman-Langlois2009). On retrouve ici la logique de légitimation présente dans les accords internationaux et européens, selon laquelle la dimension globale du terrorisme doit aboutir à une entente internationale en matière de lutte. Cette labellisation du terrorisme comme phénomène par essence international a un impact direct sur la construction des ordres judiciaires nationaux et régionaux. En effet, à l'instar de ce que l'on observe dans le cas européen, l'acceptation d'une telle définition connaît un prolongement sur le terrain des compétences des tribunaux canadiens. Depuis la Loi antiterroriste de 2001, ces derniers sont désormais compétents pour juger des actes de terrorisme perpétrés sur un autre territoire (section 7 du Code criminel). Par cette approche internationale, le gouvernement canadien désire montrer sa contribution aux principes onusiens d'une juridiction internationale.
C'est dans une perspective similaire que les États européens acceptent à l'unanimité un élargissement du domaine de compétence géographique des autorités nationales lors du sommet européen de Laeken, quelques mois après les attentats du 11 septembre. Les États membres ne sont plus seulement compétents pour les actes terroristes qui ont lieu sur leur territoire ou qui sont commis contre leur population, leurs institutions ou celles de l'Union européenne (UE), mais aussi lorsque leurs ressortissants sont concernés au-delà des frontières nationales et lorsqu'il s'agit d'une personne morale étrangère établie sur leur territoire. Les États ont, de plus, la possibilité de se déclarer compétents pour poursuivre des actes terroristes commis sur le territoire d'un autre pays membre de l'UE. C'est dans cet environnement qu'est adoptée, le 13 juin 2002, la décision-cadre européenne relative à la lutte contre le terrorisme dans le but d'établir un cadre juridique européen rapprochant les législations et imposant des règles minimales en ce qui concerne l'infraction de terrorisme. La dimension transnationale du «nouveau» terrorisme, tout en justifiant la nécessité de mettre en place des dispositifs renforçant la coopération interétatique, conduit également à légitimer l'adoption de nouveaux dispositifs à l'échelle nationale.
Après les attentats du 11 septembre 2001, le gouvernement britannique a été le premier allié des États-Unis à adopter une nouvelle législation antiterroriste. Promulgué le 14 décembre 2001, l'Anti-terrorism, Crime and Security Act accorde un ensemble important de pouvoirs aux autorités judiciaires, notamment dans le domaine de l'arrestation sans mandat, des possibilités de surveillance et des délais de garde à vue et de détention provisoire. Parmi les diverses mesures présentes dans la nouvelle législation antiterroriste britannique, l'une des plus controversées est la disposition conférant au secrétaire d'État en charge des Affaires intérieures des pouvoirs étendus d'arrestation et de détention d'étrangers présents sur le sol du Royaume-Uni. Tout étranger soupçonné de participer à une activité terroriste menaçant la sécurité nationale peut désormais être mis en détention, et ce pour une durée indéterminée si son expulsion du sol britannique est, pour des raisons de fait ou de droit, impossible. Le seul recours possible se situe au niveau de la Special Immigration Appeals Commission, qui peut annuler le certificat (Guild, Reference Guild2003). Ce dispositif, voté en 2001, trouve son fondement juridique dans les dispositions de l'Immigration Act de 1971 permettant la détention et le renvoi de toute personne n'étant pas citoyenne britannique. Il a été prolongé par le Parlement britannique au lendemain des attentats de Londres de juillet 2005.
La légitimation politique de cette pratique repose sur le consensus régnant au sein de l'ensemble de la classe politique britannique autour de la nécessité de durcir les lois d'immigration afin de lutter plus efficacement contre le terrorisme. Ce lien entre terrorisme et immigration a également été utilisé lors des tentatives gouvernementales d'imposer une carte d'identité biométrique pour l'ensemble des citoyens britanniques (Laniel et Piazza, Reference Laniel, Piazza, Crettiez and Piazza2006).
Si la grande majorité des dispositifs judiciaires adoptés à la suite du 11 septembre 2001 étaient déjà inscrits dans des dynamiques institutionnelles et juridiques antérieures, les attentats ont provoqué une accélération de leur adoption permettant aux gouvernements de légitimer ces nouvelles dispositions au nom d'une lutte contre un «nouvel ennemi». Cette accumulation frénétique de dispositifs provoque une superposition de projets de contrôle déjà existants renforcée par le développement important des niveaux de gouvernance régionaux et internationaux (Scherrer et coll., Reference Scherrer, Bigo and Guittet2009). On assiste à une sophistication des dispositifs aussi bien sur le plan juridique que technologique (Cultures & Conflits, Reference Tsoukala2006) ayant pour corollaire des incertitudes normatives contraires, par définition, à l'équilibre et à la stabilité du droit que prévoit tout régime pénal (Daniels et coll., Reference Daniels, Macklem and Roach2001).
3. La «scène terroriste»
La mise en critique de la distinction trop souvent acceptée entre ancien et nouveau terrorisme nous conduit à considérer dans une même analyse plusieurs dimensions du fait terroriste. Dès lors, l'hypothèse d'une nouvelle forme de terrorisme ne doit pas être testée uniquement par l'examen plus ou moins fiable des groupes terroristes, mais plus largement, grâce à la prise en compte des différentes relations de pouvoir structurant la «scène terroriste». Si nous démontrons que l'hypothèse d'un nouveau terrorisme est grandement discutable lorsque l'on se focalise sur l'organisation, les revendications et les modes d'action des groupes, l'analyse de la scène terroriste nous amène à poser de manière renouvelée cette question de la continuité ou de la rupture du phénomène depuis les attentats du 11 septembre 2001.
L'intérêt d'une telle analyse réside tout d'abord dans la possibilité de ne pas réduire le phénomène terroriste aux seuls groupes revendiquant l'action violente, permettant ainsi une prise de distance nécessaire avec le terme «terroriste» lui-même. En effet, en réponse aux nombreuses critiques sur la valeur objective du mot «terrorisme» pour définir les groupes utilisant la violence comme mode d'action (Sommier, Reference Sommier2000), la scène terroriste ne décrit pas uniquement ces acteurs, mais plus largement, un système de relations de pouvoir entre différents ensembles : les sociétés, les groupes terroristes, les pouvoirs politiques – autorités politiques et de sécurité – et les médias. L'utilisation du pluriel pour énumérer ces ensembles d'acteurs souligne le fait que nous ne considérons pas ces unités comme des groupes homogènes. L'extrême éclatement des acteurs terroristes évoqué dans le cas des groupes se réclamant du jihadisme international, illustre parfaitement ce postulat. Cette hétérogénéité se retrouve également au sein des institutions de sécurité ou encore des médias et des sociétés. Leur étude en tant qu'entités complexes constitue une piste de recherche importante, à l'instar de l'analyse des interactions qui structurent entre eux ces groupes d'acteurs.
Cette seconde perspective permet notamment de comprendre la dimension dynamique de la scène terroriste autour de l'idée que chaque groupe se définit et évolue en fonction des prises de position des autres. Une telle approche relationnelle s'inscrit de manière directe dans l'approche bourdieusienne du champ social en tant que configuration et espace de luttes et de relations objectives entre des positions qui s'imposent objectivement à leurs occupants, agents ou institutions (Bourdieu, Reference Bourdieu1987). La théorie du champ ouvre ainsi la possibilité d'appréhender l'ensemble des acteurs qui participent plus ou moins directement à la structuration du terrorisme comme phénomène social et politique. Dans cette perspective, l'analyse du terrorisme passe par la compréhension des écarts de positionnement entre les acteurs et des effets qu'ont ceux-ci sur les prises de position et les logiques discursives de chacun. Dans le cas de la scène terroriste, cela nous permet de comprendre comment la structuration organisationnelle et idéologique des groupes radicaux doit être mise en relation avec les pratiques des institutions de sécurité, et leur insertion dans les sociétés au sein desquelles ils évoluent.
Le choix d'une telle orientation théorique se situe dans une approche plus générale concernant la façon dont doivent être analysées les questions de sécurité dans leur globalité. En s'attachant à comprendre les processus qui donnent corps à la relation sécurité / insécurité, il s'agit d'effectuer un travail de déconstruction afin de ne pas lire la sécurité comme un concept objectif, conséquence naturelle de l'environnement politique international. Dans une perspective réflexive, la sécurité doit être vue en partie comme le produit du discours. Ole Waever appuie, par exemple, son raisonnement sur la notion de speech act (Reference Waever and Le Gloannec1998 : 91–138) s'inspirant ainsi des travaux philosophiques et linguistiques d'auteurs comme Jacques Derrida et John Austin. Dans cette démarche constructiviste, la «sécurité» se définit à travers son énonciation. Au-delà des divergences relativement fluctuantes entre les courants et écoles d'analyse (Ceyhan, Reference Ceyhan1998), l'apport principal de ces travaux est de mettre en avant la dimension discursive de la sécurité. Dès lors, l'analyse se focalise sur le travail de labellisation et sur la dimension symbolique qui structure cette relation sécurité / insécurité. Si ces études ont été novatrices, il est nécessaire de ne pas cantonner la réflexion exclusivement à la dimension discursive. Les positionnements et interactions dans lesquels s'inscrivent les «énonciateurs» doivent être considérés (Balzacq, Reference Balzacq2005; Bigo, Reference Bigo, Solomon and Sakai2006). En d'autres termes, afin d'appréhender correctement la production du discours de sécurité, la prise en compte du contexte, via les positions sociales et politiques des agents, est essentielle (C.A.S.E. collective, 2006). Notre démarche, en réintroduisant les approches relationnelles existantes du phénomène terroriste (Bigo, Reference Bigo1984; Crettiez, Reference Crettiez1999), s'intègre plus largement dans une volonté d'affirmer l'importance de la sociologie de l'international (Bigo et Walker, Reference Bigo and Walker2007) et de considérer les problématiques et les pistes de recherche stimulantes qu'elle ouvre dans le domaine de la sécurité, comme le montrent les vifs débats autour de la notion de sécurisation (pour une présentation exhaustive des concepts et des discussions, notamment des écoles de Copenhague et de Paris, voir Balzacq, Reference Balzacq2010, à paraître; Macleod et O'Meara, Reference Macleod and O'Meara2008 : 351–376).
Enfin, cette analyse de la scène terroriste conduit à mettre en avant des éléments de réflexion qui offrent d'autres perspectives de réponse à la question de la continuité ou de la rupture du fait terroriste. Dans la seconde partie, nous avons montré la manière dont les autorités institutionnelles et politiques ont orienté les dispositifs de lutte contre le terrorisme. La question de la légalité ou de l'illégalité des pratiques et usages des autorités répressives soulève de nombreuses questions quant aux principes moraux et juridiques à partir desquels ils se définissent (Bigo et Tsoukala, Reference Tsoukala2006). Parallèlement, d'autres actions ont, quant à elles, outrepassé les limites légales (Michaelsen, Reference Michaelsen2005), comme, en particulier, le système mis en place par la CIA par l'entremise du programme «Extraordinary rendition». Mise en cause par plusieurs ONG et instances politiques, comme le Conseil de l'Europe,Footnote 7 l'organisation par les États-Unis, avec l'appui de nombreux pays, de ces protocoles d'échange de suspects s'est effectuée en dehors de tout cadre légal. Ces pratiques illégales des autorités politiques et répressives ne sont pas nouvelles, comme le montrent de nombreux exemples historiques (par exemple Guittet, Reference Guittet2009). Dans une volonté de formaliser l'usage fréquent du recours à la violence étatique, certains auteurs ont remis au goût du jour la notion d'exceptionnalisme au moyen de l'hypothèse d'une affirmation des systèmes d'exception (Agamben, Reference Agamben and Gayraud2003; Ferejohn et Pasquino, Reference Ferejohn and Pasquino2004). Fort d'une longue historicité (Saint-Bonnet, Reference Saint-Bonnet2001), le concept d'exception en tant que suspension légalement adoptée de la loi (Manin, Reference Manin, Baume and Fontana2008) reste encore, pour certains auteurs, par trop réducteur, oubliant de considérer les pratiques des pouvoirs politiques (Huysmans, Reference Huysmans2008).
S'inscrivant dans des processus politiques complexes (Crenshaw, Reference Crenshaw2001), les mesures de lutte contre le terrorisme sont aussi à mettre en perspective avec les dynamiques de médiatisation via l'influence des images sur les processus de sécurisation (Williams, Reference Williams2003). On assiste à une transformation plus générale qui concerne l'utilisation des médias par les multiples acteurs (groupes violents, autorités politiques et répressives et opinions publiques). Auparavant, le jeu médiatique se caractérisait par une relation relativement fermée entre les différents groupes et les médias, notamment sous la forme d'un autocontrôle de chacun (Wieviorka et Wolton, Reference Wieviorka and Wolton1987). Or, aujourd'hui, la banalisation et la globalisation de notre relation avec les médias conduit à une nouvelle configuration par une double interpénétration, médias / groupes terroristes et médias / acteurs institutionnels. Les acteurs terroristes ne fonctionnent plus en attendant un écho médiatique du type de celui des années quatre-vingt qui, finalement, existe actuellement de façon automatique. Parallèlement, l'interaction entre acteurs médiatiques et services contreterroristes a également évolué dans une relation de collaboration plus soutenue.
Plus largement, on peut émettre l'idée que l'ultrasensibilité des opinions publiques tend, dans une certaine mesure, à modifier plus généralement le paradigme de la violence. Dans une société où la solution des conflits doit résulter de compromis et être pacifiée grâce à des processus de négociations, les phénomènes terroristes revêtent un aspect spectaculaire et singulier. À cet égard, la société civile constitue un acteur à double visage, en tant que cible et victime, mais aussi en tant que réservoir de soutien à une violence qui se présente alors soit comme un acte terrorisant, voire totalitaire, soit comme un acte politique de libération. Cette ambiguïté conduit à faire de la scène terroriste un objet d'analyse en évolution constante et dont la complexité nous permet d'appréhender des questions aussi fondamentales que la relation entre violence et politique.
Conclusion
En mobilisant différents travaux empiriques, nous avons démontré que l'hypothèse dominante dans le secteur académique, politique et médiatique faisant du terrorisme post-11 septembre un «nouveau terrorisme» est grandement discutable. Pour autant, il ne s'agit pas de rejeter totalement l'idée d'une évolution post-11 septembre. En effet, en élargissant notre analyse aux relations de pouvoir entre les différents ensembles d'acteurs que sont les pouvoirs politiques, les médias, les opinons publiques et les groupes violents, il semble opportun d'interroger plus finement l'évolution de la scène terroriste à la suite des attentats de 2001.
On observe alors une transformation du rapport du pouvoir politique avec le terrorisme se manifestant par le passage d'un moment où le pouvoir envisageait chaque atteinte à la sécurité avant tout comme une attaque contre sa personne et son autorité, à un stade où le pouvoir instrumentalise, notamment grâce à la médiatisation, le terrorisme pour justifier différentes stratégies d'action. Le fait terroriste se trouve, dans un nombre important de cas, géré comme un véritable capital politique (citons les États-Unis dans la justification de l'intervention en Irak, la Russie et son action en Tchétchénie, et l'Espagne à la suite des attentats de Madrid, avec la tentative d'instrumentalisation électorale). Dès lors, on assiste à l'accélération de tendances lourdes qui touchent directement l'organisation des autorités de sécurité et induisent par ailleurs une évolution importante des relations entre les autorités politiques et les citoyens, notamment en termes de respect des libertés publiques.