Compte tenu de la multitude d'ouvrages portant sur le fédéralisme canadien et son incapacité à reconnaître la spécificité nationale du Québec, est-il vraiment possible d'apporter un éclairage nouveau sur cette question ? Kenneth McRoberts a déjà démontré l'influence qu'a eue le trudeauisme sur la négation de la nation québécoise (Un pays à refaire : l'échec des politiques constitutionnelles canadiennes, Montréal : Boréal, 1999), alors que Guy Laforest a illustré les impacts similaires de la Constitution de 1982 sur le fonctionnement actuel du fédéralisme canadien (Trudeau et la fin d'un rêve canadien, Sillery : Septentrion, 1992). À première vue, il semble que la question ait déjà été discutée sous tous ses angles et qu'il soit impossible d'innover en la matière.
Or, c'est justement le tour de force que vient de réaliser Eugénie Brouillet avec son premier livre. Brouillet a une formation de juriste, mais elle a su allier à ses connaissances juridiques une littérature beaucoup plus vaste. Aussi Guy Laforest peut-il dire dans la préface qu'elle “ renouvelle le droit constitutionnel en puisant généreusement du côté de la littérature des sciences sociales ” ce qui lui a permis “ d'intégrer dans sa réflexion les résultats des meilleurs travaux contemporains sur l'identité, le nationalisme, le sens de la culture et le fédéralisme ” (p. 12).
Plutôt que d'analyser l'influence que les acteurs politiques ont eue sur l'évolution du fédéralisme au Canada, Eugénie Brouillet se concentre plutôt sur les décisions juridiques du Comité judiciaire du Conseil privé de Londres et, à partir de 1949, de la Cour suprême du Canada quant à la reconnaissance (ou la négation) de la nation québécoise à l'intérieur du système politique canadien. Forte d'une vaste connaissance de la jurisprudence, l'auteure soutient la thèse que l'acte constitutionnel de 1867 reposait sur l'idée d'une reconnaissance explicite du caractère binational du Canada, contrairement à l'analyse effectuée par McRoberts et Stéphane Paquin (L'invention d'un mythe : Le pacte entre deux peuples fondateurs, Montréal, VLB, 1999). À cet égard, la jeune auteure estime que l'on retrouvait cette reconnaissance dès la conquête au 18ème siècle, dans l'Acte de Québec, l'Acte constitutionnel de 1791 et même dans l'union législative des deux Canadas avec l'Acte d'union. Selon Eugénie Brouillet, “ Les constitutions qui ont jalonné l'histoire des colonies britanniques d'Amérique du Nord avant l'adoption d'un régime fédératif en 1867 ont, chacune à leur manière, tenté de répondre à la réalité biculturelle qui s'exprimait au sein des collectivités en présence ” (p. 147). À titre d'exemple, l'auteure affirme que dès avant 1867 des pratiques fédératives faisaient en sorte que le Parlement des Canadas unifiés post-1840 acceptait que des questions touchant l'identité culturelle, notamment l'éducation, soient traitées de manière différente dans le Canada Est que dans le Canada Ouest. La Confédération n'aurait donc fait qu'instituer de manière constitutionnelle ces pratiques d'accommodement entre les deux nations canadienne-anglaise et canadienne-française. L'auteure soutient à ce propos que les décisions du Comité judiciaire du Conseil privé “ révèlent que le principe directeur qui a guidé l'interprétation des règles relatives au partage des compétences législatives et celle concernant d'autres arrangements institutionnels est le principe fédératif ” (p. 251), ce qui a permis aux provinces, et plus particulièrement au Québec, de faire respecter leurs compétences, ainsi que leur spécificité.
Toutefois, l'auteure souligne que la première atteinte au principe fédératif remonte au remplacement du Comité judiciaire du Conseil privé par la Cour suprême en tant que plus haut tribunal au pays. En effet, dans une perspective résolument “ activiste ”, Eugénie Brouillet affirme que la Cour suprême est devenue l'outil des valeurs dominantes de la société canadienne qui étaient orientées, depuis la crise économique de 1929, vers une centralisation du système politique canadien afin de lutter plus efficacement contre les déséquilibres économiques. “ Dans son interprétation des dispositions relatives au partage des compétences législatives, dit l'auteure, la Cour suprême a favorisé plutôt un accroissement des pouvoirs législatifs fédéraux au détriment des pouvoirs provinciaux ” (p. 264). Le principe fédératif de 1867 a ainsi cédé le pas au critère d'efficacité du système. Par exemple, alors que le Conseil privé avait fortement restreint l'application du pouvoir fédéral d'empiéter, la Cour suprême en a plutôt élargi la portée, s'attaquant ainsi au principe fédéral. Il en est allé de même pour la règle de la prépondérance fédérale, le pouvoir fédéral de dépenser ou pour la compétence fédérale relative aux échanges et au commerce et l'union économique canadienne. Ce sont ces éléments qui font dire à l'auteure que “ le texte constitutionnel originaire a subi des transformations jurisprudentielles dont l'effet cumulatif est une plus grande centralisation des pouvoirs, et ce, au détriment des pouvoirs législatifs nécessaires à la survie et à l'épanouissement de l'identité culturelle québécoise ” (p. 323).
La loi constitutionnelle de 1982 n'aura fait qu'amplifier cette tendance à la centralisation, plus particulièrement en raison de la Charte des droits qui a limité la compétence du Québec en matière linguistique. Cette problématique est discutée en détail dans la dernière section du livre.
Dans cet ouvrage, l'auteure a su utiliser une infrastructure juridique offrant un regard neuf et extrêmement complet sur l'évolution jurisprudentielle du fédéralisme canadien. C'est cette innovation qui permet à Eugénie Brouillet de se distancer des thèses que nous connaissions déjà au sujet de la centralisation causée par le canadian nation building. Compte tenu de ce portrait assez sombre du fédéralisme canadien et de la [non]reconnaissance de la nation québécoise, il aurait été pertinent que l'auteure s'interroge sur la possibilité (ou l'impossibilité) de voir coexister deux groupes nationaux à l'intérieur d'un même État fédéral. Comme Ferran Requejo l'a déjà mentionné, le fédéralisme demeure affecté par l'héritage fédéral américain qui reposait sur l'idée de l'homogénéité de la nation étasunienne. L'analyse d'Eugénie Brouillet semble corroborer cette idée de l'auteur catalan. Il aurait donc été pertinent qu'elle se prononce sur cette problématique.
Il n'en demeure pas moins que ce livre va rapidement devenir un incontournable dans l'analyse du fédéralisme canadien. Espérons que la première incursion de cette jeune auteure dans l'univers du fédéralisme ne sera pas la seule.