Hostname: page-component-7b9c58cd5d-dlb68 Total loading time: 0 Render date: 2025-03-16T12:59:55.101Z Has data issue: false hasContentIssue false

La famille et l'État dans La République de Jean Bodin, Ginevra Conti Odorisio, L'Harmattan, coll. Bibliothèque du féminisme, 2007, 140 pages

Published online by Cambridge University Press:  09 October 2008

Diane Lamoureux
Affiliation:
Université Laval
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Reviews / Recensions
Copyright
Copyright © Canadian Political Science Association 2008

Voici un ouvrage décapant sur Jean Bodin, connu dans l'histoire des idées politiques pour son rôle de théoricien de la souveraineté étatique. L'homme qui est réputé avoir jeté les bases pragmatiques de la tolérance religieuse, afin de maintenir la paix civile, nous apparaît ici sous un jour bien différent, à la lecture que nous en propose Ginevra Conti Odorisio, professeure de philosophie politique à l'Université de Rome III . Elle présente un Bodin intolérant, misogyne et patriarcal et s'explique de la façon suivante : «[c]'est justement pour cerner les points aveugles de la théorie, ses contradictions, sa construction idéologique, que je me suis attachée à étudier le parallèle entre famille et État au fondement de la République» (8).

À l'appui de sa thèse centrale, cet ouvrage s'attache à «montrer que la place des femmes n'est pas cet impensé de la politique dénoncé par certains courants du féminisme de la différence. Il faut au contraire la lire comme l'envers, dûment pensé et réfléchi, de la politique exercée entre pairs» (10). Tout en reconnaissant le rôle majeur de Bodin dans l'établissement du principe de souveraineté, l'auteure cherche également à nous montrer que le principe de souveraineté étatique cache un autre phénomène, celui de la réitération de l'autorité patriarcale, et que ces deux éléments sont consubstantiels. À cette fin, le travail est divisé en quatre parties : relation État/famille, pouvoir paternel et pouvoir souverain, nature du pouvoir et gynocratie, continuité entre La République et La Démonomanie.

Le premier chapitre met en lumière la complexité du binôme État/famille chez Bodin, laquelle tient aux éléments suivants. Premièrement, l'État n'est pas de même nature que les autres associations humaines, comme la famille. Cette dernière relève de la nature, alors que l'État est une institution créée par l'homme et revêt donc un caractère artificiel de construction sociale. Deuxièmement, il existe une certaine identité entre le pouvoir souverain et le pouvoir paternel; cependant, la forme de pouvoir souverain qui ressemble au pouvoir paternel est le pouvoir exercé par le seigneur sur ses sujets, soit par le supérieur sur l'inférieur. Troisièmement, la République, comme société des égaux, exclut par le fait même ce qui est «naturellement» inférieur, c'est-à-dire les femmes. Il s'ensuit qu'on ne peut faire dériver l'État de la famille, comme s'y efforcera Filmer. Au contraire, «c'est la famille qui dérive de l'État» (25). De la même façon, «[e]n dehors de la sphère privée, le chef de famille perd sa qualité de maître pour devenir un citoyen, égal de ce fait aux autres pères de famille et comme eux sujet de l'État» (28). Ainsi, la communauté politique est fondée sur l'amitié (au sens de la philia grecque qui suppose l'égalité) et la famille est naturellement hiérarchique. Odorisio est donc amenée à conclure que, selon Bodin, la véritable «obligation mutuelle» liant le souverain et le sujet, c'est le fait que le sujet, «sur la base de sa loyauté et de son obéissance sociale, reçoit protection et soutien pour exercer son autorité dans la sphère domestique» (29).

Le deuxième chapitre condense l'essentiel de l'argumentation de cet opuscule. Après avoir rappelé le contexte historique, soit les guerres de religion d'une part, puis l'exercice du pouvoir politique par trois souveraines, Elizabeth d'Angleterre, Jeanne d'Albret en Navarre et Catherine de Médicis à titre de régente en France, Odorisio souligne que le travail de Bodin s'inscrit dans le cadre du long travail d'unification juridique entrepris par la monarchie française. La lecture que fait Bodin du droit privé romain et son utilisation de ce droit contrastent avec certaines lectures du droit coutumier beaucoup plus favorables aux femmes, dont celle de Cornélius Agrippa, qui sera d'ailleurs assimilé à un sorcier dans La Démonomanie. Il existe donc une continuité entre la réaffirmation de la loi salique, interdisant aux filles l'accès au trône, et le fondement du pouvoir marital, comme pouvoir privé, dans le livre trois de La République. À partir d'une lecture unilatérale de la Genèse, Bodin postule que le pouvoir de l'homme sur la femme a une origine divine. Toutefois, parce qu'il est juriste, il trouve dans le droit romain toutes les justifications de la puissance maritale et ne critique celui-ci que lorsqu'il accorde trop de pouvoir aux femmes (comme c'est le cas à la fin de l'empire concernant le divorce et l'héritage). Ce système d'autorité dans la famille est la fondation nécessaire au règne de l'ordre dans l'État. Ainsi voit-il la famille comme un régime d'autorité où le mari a plein pouvoir sur son épouse, ses enfants et ses domestiques, sans aller toutefois jusqu'au ius vitae necisque des Romains. Le patrimoine familial ne doit pas être transmis aux filles, mais plutôt «géométriquement» aux garçons selon leur ordre de naissance.

Cet argument sert de base au troisième chapitre, qui fustige le pouvoir exercé par les femmes et attribue à ce phénomène une part des malheurs qui pèsent sur l'Europe occidentale sous le nom de guerres de religions. En effet, la religion protestante a plus facilement été embrassée par les femmes dans les classes dominantes. Deux souveraines de l'époque étaient de religion réformée, Jeanne d'Albret et Elizabeth d'Angleterre, espérant de la nouvelle religion une amélioration de leur condition. On retrouve, d'ailleurs le même mode d'introduction du christianisme dans l'Occident latin. Alors que la loi salique est soumise à plusieurs critiques, Bodin en réitère la nécessité puisque la souveraineté étatique ne peut être exercée par une personne (une femme) soumise à l'autorité de son mari. Certes, Bodin savait bien qu'Elizabeth était célibataire et que Jeanne d'Albret et Catherine de Médicis étaient veuves, mais la logique de son argumentation est la suivante : s'il est naturel que le mari exerce l'autorité dans la famille, au nom d'une inégalité naturelle entre les sexes attestée par la version de la Genèse qui fait procéder Ève d'Adam, on ne saurait supporter qu'une femme accède au trône. Les malheurs des temps sont ainsi attribuables au fait que nombre de royaumes sont «tombés en quenouille» (69). C'est pourquoi il n'est pas question pour Bodin de renoncer à la loi salique, pourtant critiquée par son contemporain Postel.

Ce détour par la critique de la gynocratie permet de mieux comprendre le quatrième chapitre consacré aux rapports entre deux ouvrages de Bodin, La République et La Démonomanie. «Les deux ouvrages ont pour point commun leur hostilité au pouvoir des femmes, qu'il soit l'émanation de la reine ou de la sorcière, et cette hostilité s'enracine dans une conception anthropologique négative de la nature féminine» (83). En bon politique, Bodin pense qu'il peut être dangereux d'associer le royaume à une seule religion et, à cet égard, il adopte, dans les conflits religieux qui ensanglantent alors la France, une attitude de tolérance pragmatique. Cependant, sa position ne peut être assimilée ni à celle de Montaigne, ni même à celle de Michel de l'Hospital. Tout ce qui le préoccupe, c'est la paix du royaume, déjà mise à mal par la régence de Catherine de Médicis. Dans La Démonomanie, Bodin reprend donc toutes les idées les plus éculées sur l'infériorité naturelle des femmes pour critiquer et les reines et les sorcières, deux phénomènes contre nature, selon lui.

Il manque à ce texte une conclusion, l'ouvrage original italien n'ayant pas entièrement été traduit. Odorisio nous fait cependant bien voir qu'à cette époque charnière de constitution de la pensée politique moderne, le discours sur la légitimation du pouvoir politique s'accompagne de nouvelles formes de légitimation du pouvoir masculin.