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La démocratie, c'est le mal.
Published online by Cambridge University Press: 15 March 2006
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La démocratie, c'est le mal., Marc Angenot, Québec : Presses de l'Université Laval, 2004, 182 pages.
Par ce titre incisif, Angenot indique le point de départ de l'ensemble des critiques adressées à la démocratie parlementaire et au suffrage universel au cours du développement idéologique qui a préparé les grandes révolutions du siècle dernier: l'identification d'un mal social. L'auteur vise à retracer l'histoire des critiques et des contre-propositions formulées par certains secteurs de l'extrême gauche, socialistes et libertaires, au cours du “ long XIXe siècle ” (de 1815 à la Première Guerre mondiale) devant les vices et les crimes d'un état social jugé corrompu en ses principes. Il ne s'agit pas de soumettre d'anciennes querelles idéologiques à l'épreuve de la réalité car polémiquer avec des chimères est loin d'être le but d'Angenot. Si cette démarche a un intérêt d'actualité, c'est plutôt parce que les grands malheurs du XXe siècle, à savoir les dérives du bolchevisme et des fascismes, trouvent leur origine dans ce foisonnement idéologique, dans la mesure où il y a préparé les esprits. Il demeure donc pertinent d'interroger ces argumentaires et d'identifier l' “ aveuglement ” sur lequel ils s'érigent. Le problème est cette “ hostilité de principe ” qui s'est exprimée à travers le discours du militantisme antidémocratique. La méthode est de rappeler l'essentiel des conjectures et de recréer les débats internes et inhérents à toute mouvance militante, afin d'expliquer la persistance d'une telle hostilité.
- Type
- BOOK REVIEWS
- Information
- Canadian Journal of Political Science/Revue canadienne de science politique , Volume 39 , Issue 1 , March 2006 , pp. 214 - 217
- Copyright
- © 2006 Cambridge University Press
Par ce titre incisif, Angenot indique le point de départ de l'ensemble des critiques adressées à la démocratie parlementaire et au suffrage universel au cours du développement idéologique qui a préparé les grandes révolutions du siècle dernier: l'identification d'un mal social. L'auteur vise à retracer l'histoire des critiques et des contre-propositions formulées par certains secteurs de l'extrême gauche, socialistes et libertaires, au cours du “ long XIXe siècle ” (de 1815 à la Première Guerre mondiale) devant les vices et les crimes d'un état social jugé corrompu en ses principes. Il ne s'agit pas de soumettre d'anciennes querelles idéologiques à l'épreuve de la réalité car polémiquer avec des chimères est loin d'être le but d'Angenot. Si cette démarche a un intérêt d'actualité, c'est plutôt parce que les grands malheurs du XXe siècle, à savoir les dérives du bolchevisme et des fascismes, trouvent leur origine dans ce foisonnement idéologique, dans la mesure où il y a préparé les esprits. Il demeure donc pertinent d'interroger ces argumentaires et d'identifier l' “ aveuglement ” sur lequel ils s'érigent. Le problème est cette “ hostilité de principe ” qui s'est exprimée à travers le discours du militantisme antidémocratique. La méthode est de rappeler l'essentiel des conjectures et de recréer les débats internes et inhérents à toute mouvance militante, afin d'expliquer la persistance d'une telle hostilité.
Toute cette problématisation a pour toile de fond l'idée qu'un mal profond appelle un remède radical. En ce sens, l'identification des maux par la critique sociale — s'avérant d'emblée une étiologie — est censée en dicter les remèdes, qui se constituent alors en programme utopique. Angenot démontre que les solutions proposées par les divers militantismes qui partageaient une hantise des institutions démocratiques sont tirées d'une “ édification cognitive ” reposant sur le diagnostic des vices et des crimes affectant les sociétés démocratiques d'après la Restauration. Par la création mentale d'une cité parfaite, globale et immuable, les doctrines socialistes croient pouvoir guérir tous les maux qui sévissent dans la réalité. Angenot y décèle une forme de la rationalité moderne, celle des grandes espérances, des grands récits d'émancipation.
Dans la marche vers une société parfaite, les inégalités économiques s'avèrent le premier obstacle à éliminer, sans quoi la régulation démocratique demeurerait nécessairement tronquée, soumise à l'arbitraire des intérêts dominants. Les dérapages de l'égoïsme propre aux sociétés bourgeoises ne peuvent cesser qu'avec la complète éradication de la propriété privée et du mode de production capitaliste. Ainsi, le concept d'égalité s'impose comme but à atteindre, et le collectivisme devient la voie à suivre. Alors que la démocratie bourgeoise et son régime de propriété sont accusés d'anéantir la socialité naturelle, le collectivisme, au contraire, prétend pouvoir sauver la nature humaine de la corruption. On cherche les fondements d'une société juste, non seulement égalitaire au sens strictement économique, mais offrant à chacun la possibilité de satisfaire ses besoins fondamentaux, sur les plans physique, intellectuel et moral. C'est donc une régulation sociale parfaite qu'on planifie. Or, cette priorité accordée à la planification laisse déjà entrevoir un aspect totalitaire. Dans une société parfaite, les droits sociaux dont on a au départ prôné l'établissement perdent leur raison d'être : la défense de libertés et d'intérêts particuliers ne se justifie plus lorsque la régulation prétend relever de la pure rationalité, lorsque les institutions politiques revêtent un caractère omnipotent et, fortes d'une science positive (les statistiques), voient à la prospérité d'une “ société-organisme ”. En attendant la constitution de cet État hyperpuissant, passage obligé, pour les marxistes, vers sa propre abolition, le règne de la diversité des opinions ne peut mener qu'à l'irrationnel. La nécessité d'une révolution, inévitabilité déclarée de l'historicisme, se fait sentir pour mettre un frein à l'agonie. Les réformes, défendues par des Jules Guesde et des Jean Jaurès, qui sont en faveur de la voie électorale pour établir le socialisme, sont critiquées comme “ ciment de la tyrannie ”. Le système étant vicié dans ses principes, il devient impossible d'allier démocratie et socialisme. La révolution serait donc nécessaire et non substituable. Le changement se promettait radical. Seule la violence “ accoucherait ” d'une société nouvelle, rétablirait l'ordre, mais un ordre juste, puisqu'en conformité avec la raison.
Du rejet de la fallacieuse volonté générale naît l'idée d'une sociocratie positive. On imagine alors que les lois destinées à régir l'ensemble de la vie sociale doivent être non pas votées, mais découvertes et mises en œuvre par un État infaillible. La raison est une et immuable : ainsi doit être l'organe de régulation. Le pouvoir serait personnel et responsable, mais avant tout unique. Sous l'égide de la raison, la révolution intégrale de la société serait à la fois politique et économique; elle souderait ces éléments en une seule réalité, le “ social ”, et se conformerait aux impératifs d'une société industrielle. Pour les socialistes se croyant investis de la mission de transformer la société, la vie politique deviendrait obsolète après la détermination des lois objectives du progrès social. Le jeu politique se muerait en simple “ administration des choses ”. Angenot observe une continuité dans l'ensemble des contre-propositions : ce sont chaque fois les philosophes qui ont pour tâche historique de prendre en charge une population pauvre et inconsciente de l'exploitation qu'elle subit. Aux méfaits de la démagogie, on préfère l'équilibre et la stabilité d'une technocratie.
Il ne s'agit pas, pour l'auteur, de disserter sur le bien-fondé ou sur la justesse historique des conjectures passées, mais de montrer que la vieille thèse selon laquelle la démocratie pèche par irrationalité, se situe, selon son expression, “ en dehors du social ” (p. 164). Parce qu'au monde empirique et à ses maux, elle oppose les solutions d'une conscience indignée, l'auteur propose l'expression de “ gnoséologie militante ” pour qualifier cette argumentation qui travestit les concepts, purs produits de l'esprit, en buts à atteindre, et qui recourt à ce qu'elle nomme la science de l'histoire pour en établir la nécessité. En somme, ces discours relèvent d'une rhétorique eschatologique et d'une logique fidéiste, à l'instar des religions; ils répondent d'ailleurs probablement au même besoin de sécurité existentielle. S'appuyant sur Pareto, Angenot insinue même que ce sont des “ impostures utiles ” qui, bien qu'elles prétendent, contrairement aux confessions religieuses, tenir de la démonstration, ont parfois souffert d'un manque “ d'insight historique ”. Ceci ne vise pas à discréditer cette “ gnoséologie ”, car la critique, même radicale, des états de société est une condition de la vie sociale et constitue le meilleur moyen de se prémunir contre la plus stricte domination des intérêts économiques. Si elles sont demeurées de mauvais instruments de transformation de la société, les contre-propositions militantes du XIXe siècle, foncièrement irréalistes, jouaient toutefois un rôle politique.
À ces conjectures, Angenot reproche d'avoir insisté outre mesure sur la nécessité d'organiser une société radicalement différente et d'avoir, en conséquence, omis de voir la démocratie comme “ correctif ” potentiel à la régulation par les rapports de forces et les intérêts économiques. Les doctrinaires étaient en effet aveuglés par un “ “bon sens” binaire ” voulant que, puisqu'ils sont construits sur des principes inverses, capitalisme et collectivisme s'excluent mutuellement. Si on admet la fiction de la chimérique “ volonté générale ” dont on voulait voir l'expression dans les institutions modernes, il faut au moins accorder à la démocratie, argumente l'auteur, qu'elle renferme la possibilité — ce qui n'est pas un avantage négligeable — “ d'humaniser et de réguler une machine inhumaine et anarchique ” (p. 179).
Que doit-on comprendre ? Que le consensus actuel autour de la dyade démocratie-droits de l'homme permettrait de sortir de la logique utopiste des grands récits et d'éviter du même coup la menace totalitaire qu'ils recèlent ? Sans doute, mais si tel est le cas, est-ce vraiment pour entrer définitivement dans le jeu politique ? À travers les “ dispositifs de mise en signification ” étudiés par l'auteur s'explicite une certaine compréhension du “ social ”, toujours prégnante dans l'esprit de la gauche actuelle, quoiqu'aujourd'hui, les modes d'expression en soient désenchantés. La fin des métarécits, ou de l'histoire, comme on voudra le conceptualiser, a certes ouvert la voie à une redéfinition constante des impératifs de société, dont la discussion se trouve livrée à des intérêts inconciliables et incommensurables, mais ne remet pas en cause pour autant l'unanimité du modèle de la démocratie libérale. Celui-ci, sans susciter passion ni enthousiasme, prétend plus que jamais constituer “ l'horizon indépassable ” de notre temps. Cependant, les critiques qu'on lui a adressées, aussi éloignées du monde empirique qu'elles se trouvent, demeurent peut-être, parce qu'elles obligent à regarder le monde sous une autre perspective, le meilleur rempart de la liberté et la seule garantie d'une vie politique. Puisque la politique existe en vertu du problème fondamental de la pluralité humaine et qu'elle repose sur la multiplicité des points de vue qui en assure la possibilité, peut-elle avoir un sens dans cette ère de consensus ? C'est une question que s'est posée Hannah Arendt, à laquelle Angenot ne répond pas. Depuis que nos sociétés, comme il le remarque à juste titre, ont connu un progrès démocratique et industriel tel que le clivage historique entre bourgeoisie et prolétariat est considérablement réduit, et qu'a vu le jour une myriade de droits sociaux rejetés comme impossibles à l'ère des grandes espérances, il est devenu impensable, il est devenu impensable d'imaginer un monde radicalement différent, axiomatiquement meilleur. Alors qu'une certaine égalité a été mise en place — égalité attribuable en grande partie aux impératifs d'une société de consommation, Angenot le concède — et que les tentatives de réalisation des utopies du “ court XXe siècle ” se sont effondrées sans le moindre espoir de retour en arrière, qu'en est-il de la possibilité de la politique à l'intérieur des institutions que la modernité lui a dévolues ?