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La condition moderne selon Marcel Gauchet

Published online by Cambridge University Press:  24 March 2010

Jean-François Lessard
Affiliation:
Université du Québec à Montréal
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Abstract

Marcel Gauchet: L'avènement de la démocratie. Tome 1—La révolution moderne et Tome 2—La crise du libéralisme. Gallimard, Paris, 2007, Tome 1, 224 pages, Tome 2, 320 pages

Type
Note Critique / Review Essay
Copyright
Copyright © Canadian Political Science Association 2010

La parution des deux premiers tomes de L'avènement de la démocratie par Marcel Gauchet constitue un véritable évènement dans l'univers intellectuel contemporain. L'auteur est l'une des figures intellectuelles les plus en vue en France et sur le continent européen, et son séminaire à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) est l'un des plus courus de Paris.

Les travaux de Gauchet, notamment depuis la parution de son célèbre ouvrage, Le désenchantement du monde (Gallimard, 1985), sont devenus une référence incontournable pour l'étude de la modernité. Sa méthode repose sur une démarche d'analyse historique et conceptuelle des œuvres, à laquelle vient s'ajouter une compréhension théorique des transformations du monde moderne. L'auteur jette donc un double regard qui relève beaucoup plus d'une histoire philosophique que d'une philosophie de l'histoire. Son style et son approche détonnent par rapport aux règles qui dominent dans le milieu universitaire actuel. Loin de l'hyperspécialisation, il pratique la macroanalyse. Il nous y avait déjà habitués dans Le désenchantement du monde, qui couvre des milliers d'années. Cette fois, la période est plus limitée, mais néanmoins ambitieuse : des débuts de la modernité à l'époque actuelle.

L'objectif de Gauchet, avec L'avènement de la démocratie, est d'expliquer comment la sortie de la religion, cette originalité occidentale, annoncée dans Le désenchantement du monde, va prendre forme à l'âge moderne. D'ailleurs, dès le premier tome il nous explique que «la présente entreprise constitue la suite du Désenchantement du monde» (7). C'est à l'aide de ce paradigme qu'il cherchera à expliquer les différentes crises successives de la modernité, ce long passage d'une fondation théologique et transcendante à une fondation rationnelle et immanente. Le premier ouvrage, La révolution moderne, se veut une explication du fondement du monde moderne. Le second, La crise du libéralisme, s'attarde à comprendre la remise en question profonde de l'idéologie première de la modernité. Cette remise en question ouvrira la voie aux expériences totalitaires, l'objet du troisième tome, À l'épreuve des totalitarismes, qui doit paraître en 2010.

Avant d'entrer dans le cœur de ce qui constitue L'avènement de la démocratie, il est nécessaire d'effectuer un rappel de la principale thèse du Désenchantement du monde, soit ce qu'a signifié, à une échelle millénaire, la structuration religieuse du monde. Il s'agit de beaucoup plus que le simple respect de croyances, notion principale que notre époque entretient de la religion. La structuration religieuse des sociétés anciennes constituait une manière d'être complète des communautés humaines. La légitimité du pouvoir et son mode de fonctionnement étaient de compréhension religieuse. L'ensemble des liens sociaux (rapports sociaux, rapports de genre, liens familiaux et ainsi de suite) était défini en fonction de la religion. Celle-ci était loin de se limiter au respect de quelques croyances; elle présidait à une inclusion organique des personnes, elle définissait une économie de la manière d'être humain. Ce régime de l'assujettissement religieux sera celui qui dominera la presque totalité de l'histoire humaine. Après avoir expliqué la sortie de la religion dans Le Désenchantement du monde, le défi est maintenant d'éclaircir l'avènement du régime de l'autonomie. Pour Gauchet, la démocratie sera le concept englobant de la modernité.

La révolution moderne : la naissance de la société autonome

Il faut comprendre que l'apparition du régime démocratique ne se fera pas sans heurts; il ne sera pas non plus le seul horizon des possibles de l'époque moderne. Pendant longtemps, comme le rappelle l'auteur, les hommes vivront dans l'espérance d'un dépassement de l'ordre libéral en faveur d'un autoritarisme dirigiste ou d'un collectivisme égalitaire. La perspective est désormais renversée : il n'existe plus de principes véritables crédibles à offrir comme alternative à la démocratie libérale. La modernité doit faire son deuil de la prégnance religieuse. Le régime qui sera le plus intimement lié à la modernité sera celui de la démocratie libérale, un régime mixte, soutient Gauchet, mais non pas au sens où l'entendaient les Anciens d'un mélange des formes de régimes. Celui de l'autonomie moderne sera constitué de trois dimensions : le politique, le droit et l'histoire.

Ces trois vecteurs constituent le cœur du premier tome. Gauchet explique que ces dimensions, absolument essentielles pour comprendre le développement du monde moderne, sont apparues de manière successive depuis le seizième siècle. De plus, leur articulation ne va nullement de soi, «chacun se veut porteur d'une définition complète et suffisante de la condition collective» (22). Ce qui explique que la domination actuelle du vecteur juridique, avec son insistance sur les droits individuels, a pour effet d'affaiblir l'exigence de maîtrise collective. La préoccupation collective (que ce soit sous la forme de la classe sociale ou de la nation) est éclipsée par les droits de l'homme. D'où l'annonce d'une articulation des trois vecteurs à refaire.

D'abord, le politique prendra la forme de l'État-nation. Cet État moderne advient d'abord avec la Réforme. La prétention de l'ordre sacral de faire de la sphère politique une dépendance est alors remise en question. Cela permettra au politique de se redéfinir et de prendre acte de l'absence grandissante du divin dans la société des hommes. Machiavel sera le premier penseur à articuler cette affirmation de l'indépendance du politique. Elle prendra une forme empirique pour la première fois dans les cités italiennes, puis, vers la fin du seizième siècle, dans les plus vieux royaumes d'Europe. Nous assistons alors à l'avènement de l'État souverain, cette institution qui cesse tranquillement d'être associée à un ordre purement religieux. Les réalités terrestre et céleste deviennent différenciées, même si, comme le souligne Gauchet, l'État existe et est fondé au nom du principe du droit divin. Il s'agit essentiellement d'un principe «transitoire» (63) vers une immanence de plus en plus affirmée. D'ailleurs, l'auteur explique que pendant deux bons siècles les formes religieuses et politiques qui façonnent le monde devront coexister. Nous n'aurons pas affaire à un renversement du jour au lendemain, ce qui aura pour effet de donner l'impression quelquefois de la continuation de la forme traditionnelle. Néanmoins, le renversement est en train de s'opérer. À l'ancienne unité religieuse, l'État devra s'assurer de maintenir la cohésion d'ensemble de la communauté.

À cette première dimension fondatrice de l'âge moderne vient ensuite s'ajouter le droit. Sans lui, la position de l'État eut été grandement fragilisée. Au principe transitoire du droit divin, il faudra trouver un nouveau principe, une nouvelle source de légitimité. À la révolution politique viendra s'ajouter une révolution juridique. C'est là que les régimes modernes puiseront leur nouveau crédit. Il ne s'agit pas du droit entendu au sens des obligations légales, mais du droit fondamental, celui qui préside au vivre ensemble, qui fonde un ordre et le pouvoir politique. Dans ce droit moderne, nous dit Gauchet, l'individu advient et prendra une place de plus en plus considérable. À travers le développement de la théorie du droit naturel, aux dix-septième et dix-huitième siècles, c'est l'individu qui ne cessera de gagner en relief. Trois auteurs sont incontournables pour comprendre ce cheminement : Hobbes, Locke et Rousseau. Ces trois figures annoncent la révolution des droits de l'homme qui aura pour effet de libérer le politique, et l'État qui en constitue l'expression empirique, de la sphère du sacré. Deux systèmes de légitimité étaient possibles, soit une légitimité religieuse, donc transcendante, de source extérieure, soit une légitimité qui se retrouve dans la nature humaine et qui, ultimement, trouve son fondement dans les individus. À la théorie immanente du pouvoir politique viendra ainsi s'ajouter une légitimation rationnelle par le bas.

Hobbes aura le très grand mérite d'être le premier à articuler ce fondement nouveau de la légitimité du pouvoir politique et de l'organisation sociale. Qu'apprend-on du Léviathan? C'est par choix, afin d'assurer sa sécurité, que l'individu, l'homme de l'état de nature, a décidé de conclure un contrat. Ce qui conduit, chez Hobbes, à un absolutisme contractuel. Deux autres contributions majeures viendront enrichir la compréhension du droit des individus. Il y aura un moment libéral avec Locke qui, à l'opposé de Hobbes, se méfie du pouvoir. Il y aura également un moment démocratique avec Rousseau et sa notion de volonté générale. Il est nécessaire de souligner que jamais l'absolutisme hobbesien ne sera remplacé par une émancipation complète d'un pouvoir dominateur. L'identification d'un pouvoir et d'une communauté demeurera la règle à l'âge moderne. Cette identification contribuera à maintenir la figure tout à fait centrale de l'Un. Ainsi, à l'Un religieux succédera l'Un moderne qui sera constamment l'objet de grandes préoccupations.

La dernière grande dimension à venir compléter le processus de sécularisation sera l'avènement d'une conception à la fois spécifique et tout à fait nouvelle de l'histoire. Avec le surgissement de la société autonome, c'est le sentiment de la société qui se produit elle-même, qui détermine par elle-même la voie à prendre que l'on voit apparaitre. La société moderne devient consciente de la capacité qu'elle possède de maîtriser son destin. L'avenir n'est plus programmé, il est désormais ouvert. C'est un véritable «continent neuf de pensée» qui advient (128). On assiste à un basculement : on passe d'une société qui se conçoit comme donnée de l'extérieur et structurée par la volonté divine, à une autre qui est son propre architecte, qui détient le pouvoir de sa fondation. Gauchet souligne très justement à quel point le règne d'une telle conception ne sera pas sans engendrer une arrogance du progrès et de la pitié pour le passé.

Voilà pour ce qui est des éléments qui sous-tendent à la fois le processus de sortie effective de la religion et celui de la fondation de la modernité. Cette lecture prend appui sur les grandes dynamiques qui ont structuré les Temps modernes. Le tableau impressionniste brossé par Gauchet a le mérite et le grand avantage d'être nettement plus révélateur qu'une étude ultraspécialisée sur des points de détails tels que les sciences sociales tendent de plus en plus à nous offrir. La mise en place de la modernité, soit le développement de la société autonome, sera le résultat d'un processus continu. Il ne faut pas y voir l'avènement de quelque chose qui mène à un résultat définitif. Comme le souligne lui-même l'auteur, l'interaction et l'importance des trois vecteurs se modifiera dans le temps.

La révolution moderne se termine par le «renversement libéral» qui marquera la deuxième partie du dix-neuvième siècle. À ce moment, c'est au «détrônement du primat ordonnateur du politique au profit du primat générateur de la société» (156) que l'on assiste. La société gagne en profondeur et en relief. Elle s'émancipe de la tutelle politique. L'orientation historique permet de réaliser pleinement que la société est son propre architecte; elle réclame donc sa liberté. Le pouvoir ne pourra plus qu'être la représentation de la volonté de celle-ci. La légitimité résidera dorénavant dans sa forme représentative. Le pouvoir légitime ne peut plus qu'émaner de la société et son action se doit d'être menée en fonction d'elle. Pour Gauchet, l'orientation historique supplante à ce moment-là le politique et le droit. Avec cette société qui gagne en indépendance, on perçoit «le signe annonciateur de la sortie de l'âge de l'Un» (157). Il demeurera, insiste-t-il, deux compréhensions divergentes de cette notion naissante de société. D'un côté, une conception qui réfère à la société civile d'abord comprise comme accentuation de la différence avec le politique. De l'autre, une compréhension qui s'intéresse surtout à la notion comme ensemble préoccupé par le devenir collectif. D'une manière ou d'une autre, la société dépouillera le politique comme figure du collectif.

Assiste-t-on à la disparition du politique? Pas tout à fait, nous dit Gauchet. Si le politique cède la place, s'il n'est plus aussi majestueux, s'il perd de sa superbe, la politique, elle, advient. Elle prend le rôle de médiateur entre la société et le pouvoir chargé de représenter cette société. Après le très long règne du politique au service de la transcendance religieuse, voici la politique au service de l'immanence sociale. Bien que le politique passe au second plan dans cette reconfiguration, il demeure en position d'instituant implicite. Le politique et la politique ont pour effet de se compléter : «au-dessus, croissant en importance et en visibilité, la société et le gouvernement qui la représente; au-dessous, la doublure structurante de la Nation et de l'État» (169). La nation assure une certaine cohésion à une société qui ne cesse de se percevoir comme autonome et l'État garantit la stabilité à la sphère politique marquée par les changements successifs des gouvernants. Le politique donne l'impression qu'il se retrouve marginalisé; en réalité, il s'agit de la forme effective qu'il prendra à l'âge moderne.

Le renversement libéral accentue la figure individuelle. L'État libéral donne, plus que tout autre régime, le droit de cité à l'individu et s'assure de le protéger contre les empiètements du pouvoir. Mais il ne faut pas s'y tromper; les dynamiques collectivistes et individualistes sont toutes deux à l'œuvre. La société de l'histoire avec ses perspectives sur le devenir (que d'aucuns qualifieront de «grands récits») aura pour effet de limiter la dynamique individuelle pour l'insérer à l'intérieur d'espérances collectives. Ainsi constituée, la société libérale naissante s'appuiera sur trois piliers, des «idoles libérales» selon Gauchet : la société, la science et le progrès. La société a l'avantage de combiner la nation, qui est l'expression politique, et le peuple, qui se veut l'authentique sujet de l'histoire dans toute sa diversité. La science va consacrer son pouvoir supérieur d'explication à celui de la religion. C'est le triomphe de Darwin et de son ouvrage, L'Origine des espèces. Le progrès, qui n'est pas tout à fait une idée neuve, est néanmoins au sommet de son influence. L'homme sait qu'il a la puissance de se faire. En pleine révolution industrielle, il sait que son contrôle de la nature est presque total, du moins en a-t-il l'impression. Cette épopée triomphaliste de la société libérale ne durera qu'un temps. Les nouvelles idoles seront rapidement rejetées. Ce que Gauchet s'emploie à démontrer dans le deuxième tome, La crise du libéralisme.

La crise du libéralisme : une remise en question de la modernité

Rapidement, le monde libéral deviendra méconnaissable. Il y aura passage de la société d'ordre à la société d'organisation. La société d'ordre représentait le dernier stade de la structuration religieuse du monde, le moment où l'immanence régnait déjà, mais où les références demeuraient sacrales. «La distinction de la société civile et de l'État restait subordonnée au souci de l'unité collective et donc du lien étroit à maintenir entre l'État et la société civile» (80). Dorénavant, les réalités constituantes de la société civile agiront en fonction de leurs intérêts, librement. Le social pourra «s'autoconstituer hors de toute prédétermination politique» (82). Cette dynamique se reflète à travers le développement du grand capital (développement du commerce international, de la finance, entre autres) et, de manière correspondante, du monde du travail qui s'organise également (syndicats, partis ouvriers, internationale socialiste et ainsi de suite). La société d'organisation, note Gauchet, est en opposition directe avec la société d'ordre qui prévalait jusque-là. Petit détail qui a son importance, l'auteur souligne la prégnance de la forme religieuse dans le phénomène des classes sociales.

La forme politique libérale se retrouve déconsidérée. Le gouvernement représentatif se verra frappé du sceau de l'illégitimité. Il était supposé y avoir un certain équilibre entre le pouvoir et la société civile; or, ce n'est plus le sentiment qui domine. Au fur et à mesure que la société civile gagne en autonomie, l'individu moderne ne cesse de constater l'abîme grandissant qui la sépare du pouvoir institué. On se mettra à dénoncer l'adéquation entre le peuple et ses gouvernants : la représentation n'apparaît plus être la solution. La classe ouvrière cherche de plus en plus à s'organiser elle-même, ce qui constitue «le premier pas vers l'abolition de la séparation de l'instance politique, au profit de la société par elle-même» (146). L'avènement des partis politiques au début du vingtième siècle aura pour effet de créer un médiateur entre la société civile et la sphère politique. Néanmoins, dans une société aussi profondément divisée, il appert que le maintien de l'Un s'avère irréalisable. L'objectif souhaité, soit de créer un gouvernement qui représente véritablement les intérêts du peuple, conduira à l'abandon du cadre politique libéral. Or, au début du vingtième siècle, celui-ci semble n'avoir réussi qu'à démontrer ses faiblesses et ses incapacités. D'où la crise profonde du parlementarisme qui marque un grand nombre de sociétés démocratiques.

Dans ce contexte, il y aura résurgence du politique. Son retour prendra deux formes. Sous une forme classique, on assistera à la réapparition de l'État de puissance et de domination. De manière inédite, se développera un État d'organisation, de protection et de régulation du social. La montée des conflits nationaux, mais aussi l'impérialisme rattaché à l'expansionnisme colonial, marquent le retour en force de l'acteur étatique dans sa forme la plus classique. L'État social, quant à lui, répondra à une autre logique. Il ne s'agit plus d'ordonner la société par le haut, mais plutôt de contribuer à l'apaisement des rapports sociaux d'êtres que l'on reconnaît libres et autonomes. À la fois la nature et la fonction du politique changent. Si au début de la modernité le politique ordonnait l'être-ensemble, tel n'est plus le cas. Il perd sa «primauté ostentatoire», «en revanche, il acquiert, ou commence à acquérir, une fonction non moins cruciale pour être beaucoup moins spectaculaire. Il descend du sommet dans les profondeurs, il passe dans les fondations. S'il ne définit plus l'être-ensemble par en haut, il assure son existence par en bas, il lui assure ses assises. Il ne dit plus ce qu'il doit être idéalement; il le fait être concrètement» (192). La plus grande réussite du politique sera d'être capable de décréter un monopole de l'appartenance identitaire sous la forme de l'État-nation. L'État sera aussi appelé à intervenir dans un nombre sans cesse croissant de domaines. C'est la concession que le libéralisme doit faire s'il veut survivre : il sera au service et à l'écoute de la société et de ses revendications. Dans une société marquée par la division du travail, c'est-à-dire marquée par une complexité sans cesse croissante, la dépendance envers l'État ne fera que s'accentuer. Les demandes adressées à l'appareil étatique et son soutien en diverses occasions démontrent et attestent de sa centralité. C'est le politique qui fournit dorénavant les fondations au social qui, sans l'État, se révèle incapable de s'organiser. Pour preuve, Gauchet mentionne l'échec du mutualisme ouvrier et la redéfinition, sur des bases étatiques et nationales, du mouvement socialiste autour de 1900. Il est essentiel de souligner que le retour du politique ne se décline pas de la même manière : s'il était ordonnateur au début de l'âge moderne, il devient instituant. «À l'unité par la croyance, il substitue l'unité par l'infrastructure pratique et symbolique de l'État-nation» (208). Le politique, bien qu'il ait perdu de sa superbe, gagne en efficacité. Il s'assure de maintenir l'unité collective en tentant de répondre aux besoins exprimés par la société. Il est à son service.

On assistera également au retour de l'individu de droit. Le règne du libéralisme en sera d'ailleurs ébranlé. De prime abord, on pourrait penser qu'un tel retour s'inscrit dans la nature profonde du crédo libéral. Pas du tout. Le nouvel individu est délié, il ne cherche pas à s'inscrire dans l'être-ensemble. La singularité subjective ne cesse de s'affirmer. L'arrivée de cet individu délié inquiètera : «ce sont [l]es bases anthropologiques de la forme de l'Un qui sont ébranlées par la reconfiguration de l'individu» (293). Cet individu détaché de la forme de l'Un ne brille pas nécessairement par son autonomie individuelle. Plutôt que de gagner en indépendance, il se fond dans la masse. Cette réalité nouvelle constituera une potentialité de tous les dangers. À l'aube de la Première Guerre mondiale, le libéralisme est affecté par une triple crise. Premièrement, la modernité se découvre irréductiblement plurielle. Le déploiement d'idéologies nombreuses et aux antipodes viendra en attester. Deuxièmement, l'espoir de la capacité d'allier liberté individuelle et cohérence collective, héritée de l'ancienne structuration religieuse, montre ses limites. La liberté divise et oppose beaucoup plus qu'elle ne rassemble et unit. Enfin, l'autoconstitution de la société promise par le libéralisme semble impossible avec la démocratie représentative. Le sentiment grandissant est que la démocratie véritable, l'édification de la société par elle-même, ne peut être entreprise qu'en se débarrassant de la «liberté libérale» et de son régime de démocratie. Gauchet conclut en expliquant que la modernité va sentir le besoin de recréer l'unité collective, l'Un moderne, ce qui sera l'objet de son étude dans À l'épreuve des totalitarismes, le troisième tome à venir de L'avènement de la démocratie.

*

Au-delà d'un public constitué de chercheurs, de professeurs et d'étudiants travaillant les questions de la démocratie, de la modernité et de l'individu contemporain, L'avènement de la démocratie intéressera un vaste public lettré qui cherche des pistes de réflexion afin de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons. Il faut souligner l'élégance de la plume. Une prose dont la facture rappelle l'éloquence d'une période pour l'essentiel révolue.

Toutefois le lecteur non européen risque de sentir une certaine distance à l'égard de l'ouvrage. Bien que Gauchet entende expliquer l'originalité occidentale de la sortie de la religion, sa fresque se limite au continent européen. Il est vrai que le tableau est déjà vaste, ce qui constitue en soi un exploit. Néanmoins, le fait d'exclure la réalité américaine, et plus particulièrement étasunienne, de son propos vient légèrement émousser la compréhension d'ensemble de l'avènement de la société moderne de l'autonomie et du sujet immanent délié de l'au-delà. Certes, l'auteur fait-il référence ici et là à la toute première république moderne. Le développement de la presse d'information ou la diffusion de l'image du self-made-man y sont mentionnés. Ces exemples demeurent cependant marginaux dans l'argumentation de l'auteur. On aurait aimé le lire sur l'avènement du même processus dans le Nouveau Monde. À la lecture, il demeure cette impression que tout s'est passé en Europe. Ce qui est dommage et ce qui explique, peut-être, le moins grand retentissement des œuvres de pensée provenant d'Europe aussi bien en Amérique du Nord qu'en Amérique du Sud depuis quelques décennies.

La lecture proposée par Gauchet, du surgissement de la société autonome et de l'individu moderne, est des plus pénétrantes. On peut, bien entendu, ne pas être d'accord avec certaines interprétations, mais dans l'ensemble, on saluera l'acuité de l'analyse. Plusieurs points de discussion peuvent être soulevés. J'en retiendrai un en particulier : celui de la domination. Le propos de Gauchet consiste à expliquer la sortie de l'état d'hétéronomie qui caractérisait les sociétés prémodernes. Il est avancé que le principe opposé, soit celui de l'autonomie, tendra de manière inéluctable à s'imposer avec le temps. C'est ce qui fait la singularité de la société moderne. Bien que l'auteur de cette note critique soit d'accord avec le propos de Gauchet, il y a matière à s'interroger sur cette notion d'autonomie. S'il est vrai que la transcendance religieuse quittera progressivement la scène de l'histoire, l'immanence humaine sera toute relative. L'homme se sentira investi d'une volonté de puissance, mais ce sentiment sera le fait de quelques-uns, un petit nombre. Autrement dit, à la domination par voie de transcendance succédera la domination par les voies de l'immanence, celle des nationalistes et des capitalistes. Il eût été intéressant de lire l'auteur à ce sujet. Cette autonomie dont il parle est une autonomie partielle. Incomplète diront certains. Certes l'individu, comme il le mentionne au tout début du premier tome, a actuellement tendance, avec le règne presque sans partage des droits de la personne, à gagner en relief. Mais comme le reconnaît lui-même Gauchet, «la consécration des droits de chacun débouche sur la dépossession de tous» (17). Il eût été intéressant qu'il traite de cette dépossession, de cette non-possibilité d'autonomie qui a été le fait d'un très grand nombre, même au moment où advient la société de l'autonomie, qu'il explique comment le processus d'autonomisation des sociétés a pu exister avec des épisodes quelquefois plus grands d'asservissement. Il est convenu que les deux phénomènes, qui au premier abord peuvent sembler paradoxaux, peuvent coexister. Gauchet est demeuré silencieux à cet égard; souhaitons qu'il en traite dans son quatrième tome qui portera sur le thème du Nouveau Monde.

Le premier tome, d'environ deux cents pages, porte sur la période allant de 1500 à 1900. Gauchet y analyse la mise en place de la révolution de l'autonomie. Il y présente également son cadre théorique qui sera utile au reste de sa démarche. Le deuxième tome, d'un peu plus de trois cents pages, concerne la période 1880–1914. Le propos s'inscrit davantage dans le détail historique. L'approche risque de faire grincer des dents certains positivistes. Par contre, pour tous ceux et celles dont l'intérêt envers les sociétés humaines ne se limite pas aux seuls phénomènes dûment observables, il y a de fortes chances qu'ils trouveront un intérêt certain à la lecture de ces deux volumes. Gauchet se propose d'expliquer des phénomènes cachés et de rendre compte de réalités qui s'inscrivent dans l'inconscient collectif. L'avènement de la démocratie risque fort de s'imposer rapidement comme une référence incontournable. On ne peut que recommander prestement la lecture de cet ouvrage qui constitue, à n'en pas douter, une contribution majeure à la réflexion sur la société moderne.