Les réformes territoriales initiées par Louise Harel au Québec et Jean-Pierre Chevènement en France sont au cœur du propos de cet ouvrage. Ces transformations ont eu lieu simultanément il y a environ cinq ans et attestent des préoccupations de réorganisation de la gouvernance territoriale dans ces deux États. L'ouvrage contribue à faire progresser la réflexion sur les formes émergentes de l'action publique territoriale en relativisant la portée de ce mouvement par l'analyse comparative. Approximativement cinq ans après que le Québec et la France eurent entrepris des réformes importantes de gestion territoriale, le besoin de faire le point et de dresser un premier bilan s'imposait. Cet ouvrage y participe directement.
La direction de cet ouvrage collectif a été réalisée par des chercheurs de France et du Québec. Laurence Bherer est professeur en sciences politiques à l'Université de Montréal alors que Jean-Pierre Collin est professeur titulaire au Centre INRS Urbanisation, Culture et Société où il dirige également le réseau interuniversitaire Villes Régions Monde. Les chercheurs français Éric Kerrouche et Jacques Palard travaillent tous deux au CNRS. Kerrouche est chargé de recherche au laboratoire de science politique de Bordeaux (CERVL) alors que Palard dirige le Centre de recherche et d'étude sur le Canada et le Québec en sciences sociales. Les vingt-trois articles que comprend l'ouvrage ont été écrits par une trentaine de collaborateurs provenant également de France et du Québec. L'ouvrage fait suite à un colloque tenu en mai 2004 au Pôle universitaire de Bordeaux.
L'ouvrage se divise en quatre parties. La première traite de la transformation des règles du jeu causée par les réformes en cours. Le deuxième thème est celui de la recomposition territoriale qui s'intéresse plus particulièrement aux dynamiques centrales-locales dans la conception des politiques territoriales. La troisième partie traite du “ territoire ” comme objet d'étude ainsi que des méthodes de recherche qui permettent d'appréhender ses nombreuses dimensions. La quatrième partie, enfin, analyse les pratiques démocratiques et participatives. Les auteurs y traitent de la place du citoyen sur le plan à la fois local, régional, continental et mondial.
Il est généralement difficile dans ce type d'ouvrage collectif de dégager une thèse cohérente. Néanmoins, s'il y a une constante dans ce livre, c'est que les réformes territoriales en cours en France et au Québec sont révélatrices d'un mouvement de réorganisation en faveur d'une gouvernance à l'échelle métropolitaine. Ce changement d'échelle territoriale, politique et institutionnelle s'expliquerait en partie par des pressions endogènes, comme le besoin d'adapter les formes institutionnelles à la croissance des collectivités, la nécessité de tenir compte de l'agglomération dans la gestion de l'aménagement, des transports, du développement, ou encore la volonté de redistribuer la richesse sur une base régionale. Des pressions s'exerceraient également de manière exogène par la redéfinition des systèmes urbains à l'échelle continentale et mondiale. Les quatre parties du livre se complètent pour traiter de tous ces aspects.
Première partie : la transformation des règles du jeu
La première partie de l'ouvrage porte sur la transformation du jeu politique urbain. Les auteurs analysent le rythme des réformes territoriales dont la cadence s'avère graduelle et ponctuée d'embûches. Si les réformes ont contribué à consolider les territoires métropolitains par les fusions au Québec et par l'intercommunalité en France, on s'interroge sur la profondeur de ces changements d'échelle et sur leur capacité de s'inscrire dans la durée.
Dans le cas du Québec, on souligne le phénomène des “ démembrements ” dont ont fait l'objet plusieurs agglomérations du Québec quelque temps après les fusions forcées de la réforme Harel. À Montréal, par exemple, quinze municipalités ont opté pour la défusion après que le gouvernement du Québec, à la suite d'un changement de pouvoir, a offert cette option aux municipalités insatisfaites de la réforme décidée par le gouvernement précédent. Dans le cas de la France, l'intercommunalité (la coopération intermunicipale) proposerait un modèle où l'organisation institutionnelle demeure minimale et les ressources, insuffisantes pour gérer des dossiers aussi importants que l'urbanisme, le transport, l'eau, le logement social, etc. Faure demeure perplexe devant la faiblesse des structures démocratiques qui ne suivent pas la recomposition des échelles territoriales dans le cadre de l'intercommunalité. La démocratie participative y ferait piètre figure.
Sadran souligne que l'invention de l'agglomération via l'intercommunalité en France demeure peu contraignante. Les joueurs politiques et techniques sont à peu près les mêmes et les rapports de pouvoir sont protégés. En outre, il n'y a que très peu de rectification des frontières. Néanmoins, ce mouvement serait, selon lui, suffisamment ancré en France pour que la recomposition territoriale et le cadre de l'action publique soient précurseurs d'une nouvelle architecture politique qui portera ses fruits à moyen et à long terme. Au Québec, Prémont soulève les aléas politiques des réformes territoriales et les hésitations du gouvernement central à modifier les frontières politiques locales comme le démontre la marche arrière de la province après avoir procédé à des fusions municipales importantes. Mévellec décrit ce phénomène comme le “ double objectif de cohérence générale et de cohérence locale ” (p. 80), deux objectifs difficiles à concilier.
Deuxième partie : les recompositions territoriales
Cette partie analyse les dynamiques centrales-locales et les enjeux associés à la création de l'échelle régionale ou métropolitaine. Andrew et Chiasson abordent cette question par l'étude de la fusion qui a créé la nouvelle ville de Gatineau. Pour cette ville frontalière avec l'Ontario marquée par ses liens avec la ville d'Ottawa, le renforcement du centre et la construction d'une identité régionale plus forte ont eu un rôle important dans le processus de fusion. Cette étude de cas permet d'étudier le fragile équilibre entre la cohésion régionale et le maintien des espaces de proximité. Le modèle gatinois permet notamment d'étudier la mise en place d'un réseau de “ villages urbains ” pour consolider l'identité de l'agglomération. Pour sa part, Carrier aborde la recomposition territoriale par le biais de l'évolution des politiques d'aménagement et de développement du territoire au Québec. Selon cet auteur, les structures infranationales n'ont cessé de se renforcer depuis la fin des années 1990 dans les domaines de l'aménagement et du développement économique. Cela se confirme notamment à travers l'octroi de nouvelles responsabilités aux municipalités régionales de comtés et aux villes fusionnées.
Les pactes fiscaux des paliers de gouvernement supérieurs (provincial et fédéral) avec les municipalités confirmeraient cette tendance vers une plus grande décentralisation des services publics, selon Belley. Le rôle accru des municipalités annoncerait une nouvelle ère de relations intergouvernementales à trois niveaux. Collin, Léveillée et Savard, en s'appuyant sur les résultats d'une enquête auprès des acteurs et observateurs de la scène municipale, constatent toutefois que, dans les faits, les regroupements n'ont pas produit tous les bénéfices attendus. En revanche, les répercussions sur la solidarité, les inégalités fiscales et la planification régionale sont plutôt positives.
Troisième partie : le territoire, de l'objet à la méthode de recherche
Le titre de la troisième partie annonce une discussion sur le territoire comme objet d'étude et comme méthode de recherche. La série d'articles que l'on y trouve ne reflète toutefois pas directement ce thème. On traite notamment des croisières internationales à Québec (Villeneuve et al.), de la gouvernance économique de la ville de Lévis (Palard), des modalités de renouvellement territorial en Amérique du Nord et, plus particulièrement, dans le vieux port de Montréal (Paulhiac), des politiques de développement régional en France à travers l'exemple du Médoc et des Pays Basques (Ségas) et de la gestion publique de la filière du canard dans le Périgord (Cuntigh et Smith). Les questions sont abordées d'un point de vue empirique, mais la discussion sur la méthode et l'objet d'étude reste à faire. Cette troisième partie est plutôt complémentaire de la deuxième partie et poursuit la démonstration de la recomposition territoriale.
Quatrième partie : retrouver les citoyens
La quatrième partie de l'ouvrage est, de manière générale, beaucoup plus ciblée sur le sujet annoncé : retrouver les citoyens. Elle traite des risques inhérents au changement d'échelle pour la participation citoyenne au niveau local, régional et mondial. Les agglomérations sont amenées à coordonner, gérer et même financer des services et des infrastructures de plus en plus considérables. En même temps, les gouvernements locaux existants demeurent souvent en place, ce qui contribue à la fragmentation du territoire entre plusieurs niveaux de gouvernement. C'est le cas notamment en France dans la mise en œuvre de l'intercommunalité. Kerrouche présente l'évolution phénoménale de l'intercommunalité qui progresse à un rythme soutenu, surtout depuis 1999. Les exemples d'intercommunalité d'agglomérations sont passés de 50 à 155 alors que l'intercommunalité de communes est passée de 1532 à 2286 entre 2000 et 2004. L'auteur cherche à démontrer que la nouvelle échelle régionale ne fait pas, pour le moment, une grande place à la participation du citoyen à la gestion régionale et métropolitaine, ni à la démocratie directe. Le modèle de l'intercommunalité à la française relèverait plutôt d'un modèle de “ démocratie de délégation ”. Ce modèle peut s'avérer plus efficace pour la prise de décision, mais il l'est beaucoup moins au chapitre de la représentativité sociale.
Quesnel, Bherer et Sénéchal abordent les enjeux démocratiques du changement d'échelle par l'étude des fusions municipales au Québec. Quel modèle démocratique a été proposé aux citoyens suite aux fusions municipales au Québec? Les auteurs s'interrogent plus précisément sur la recomposition des territoires de proximité et sur le rôle des arrondissements. Nous apprenons dans cet article que l'arrondissement ne faisait pas partie des analyses initiales ni des préoccupations de la province puisqu'au moment de rendre public le programme de réorganisation territoriale “ le plan gouvernemental est complètement muet sur la pertinence de doter les nouvelles villes d'instances inframunicipales ” (p. 441). Ce n'est que plus tard, à la suite des consultations et des analyses des mandataires de la province qu'on a saisi l'importance du concept d'arrondissement pour distinguer les enjeux locaux et régionaux. Ainsi, les recommandations se sont matérialisées dans les textes de loi sur la réforme territoriale et une forme de décentralisation inframunicipale a été adoptée. Les arrondissements n'ont pas de statut juridique autonome, mais ils sont amenés à jouer un rôle stratégique important dans la consolidation identitaire régionale, ainsi que pour renforcer la représentation politique et la gestion des services de proximité. Évidemment, la logique des territoires de proximité doit être revue en fonction des démembrements à venir.
En se basant sur les données de l'Observatoire international des métropoles, Hoffman-Martinot constate que le mouvement de suburbanisation actuel des métropoles françaises se rapproche de plus en plus des tendances observées aux États-Unis. Il observe l'émergence de certains problèmes comme la fragmentation géopolitique, la ségrégation sociale et ethnique, les disparités fiscales et l'étalement urbain. Il s'interroge plus particulièrement sur les répercussions de ces phénomènes sur la démocratie locale. Selon lui, elles seraient de deux ordres. Il explique d'abord que la suburbanisation ségrégative provoquera le déclin de la participation politique en raisonnant que, plus les communes sont homogènes, moins les enjeux politiques locaux soulèvent l'intérêt des citoyens et moins ils sont enclins à voter ou à participer à la vie publique. Deuxièmement, Hoffman-Martineau anticipe une montée du conservatisme fiscal dans les métropoles. Ce phénomène serait encore plus manifeste dans les régions où la situation socio-économique de la ville-centre est défavorable. Si l'analyse de l'auteur semble logique, il ne présente cependant pas de données concrètes pour étayer sa thèse et ses affirmations demeurent à l'état d'hypothèses.
Patsias aborde également la question de la démocratie locale en tâchant d'en évaluer l'évolution dans le contexte des recompositions territoriales en cours. En comparant l'étude de cas du quartier Saint-André à Marseille avec le quartier Saint-Sauveur à Québec, son étude tente de démontrer que les groupes de citoyens défendent certes les intérêts particuliers de leurs quartiers immédiats, mais que leurs préoccupations ont souvent une portée plus large qui sert la démocratie à d'autres échelles comme les scènes politiques municipale, régionale ou nationale. Le dernier texte de l'ouvrage porte en gros sur la même question mais en adoptant une autre échelle territoriale. Fontan et Klein étudient l'intégration des pôles régionaux métropolitains dans l'espace économique mondial. Pour eux, l'espace économique national n'a plus de sens aujourd'hui que s'il s'emploie à intégrer sur le plan social, économique et technologique les territoires régionaux qui le composent. En d'autres mots, Fontan et Klein défendent l'idée que les territoires sont devenus les véritables systèmes productifs, informationnels et financiers. Les États-nations doivent désormais en prendre conscience et développer les conditions d'épanouissement et de développement des territoires.
En conclusion, Négrier rappelle que le changement d'échelle analysé dans l'ouvrage participe à un mouvement global qui s'observe partout dans le monde en ce moment : le phénomène de métropolisation. En comparant le Québec et la France, l'ouvrage met en relief la variété des réponses à cette nouvelle réalité. Au Québec, les politiques de fusion marquent une forte volonté d'intervention de l'État central pour fixer les nouvelles règles territoriales et fiscales. Ce cadre rigide s'est toutefois heurté à une résistance musclée qui a abouti à un démembrement partiel. En France, l'intercommunalité est une formule plus incitative de coopération volontaire. Vu son caractère flexible, ce modèle reste à définir précisément sur le plan opérationnel. Quoi qu'il en soit, chaque État a amorcé ces dernières années une véritable réflexion sur les réformes territoriales à apporter dans le contexte inéluctable de la métropolisation.
Dans l'ensemble il s'agit d'un ouvrage très informatif qui mérite d'être lu par ceux qui s'intéressent à l'impact du phénomène de métropolisation sur les rapports intergouvernementaux et les politiques locales et régionales. Un des aspects clés du livre concerne le bilan que font les auteurs des deux réformes engagées depuis environ cinq années par le Québec et la France. Ce livre est donc un recueil de textes essentiel pour faire le point sur la question et qui sera sûrement utile dans quelques années pour mesurer l'évolution de ces politiques.
Cependant, cet ouvrage collectif, présente également quelques faiblesses qu'il faut souligner. Certaines sections de l'ouvrage auraient pu être supprimées (ou auraient pu faire l'objet d'un autre ouvrage) au profit d'une attention plus marquée pour le cœur du sujet, soit les réformes territoriales visant les fusions et l'intercommunalité. C'est le cas notamment de la troisième partie dont les textes, intéressants par ailleurs, constituent une rupture entre les deux premières parties et la dernière. Les textes de cette partie n'arrivent pas non plus à présenter une véritable réflexion sur la méthode bien qu'ils exposent un échantillon d'approches de la question du “ territoire ”. Un article synthèse aurait permis de consolider l'assemblage et de guider le lecteur. Aussi, comme c'est souvent le cas quand il s'agit d'actes de colloques, quelques articles—ils sont peu nombreux—ne font pas une démonstration très convaincante de leurs arguments. Hormis ces quelques critiques, l'ouvrage demeure une contribution essentielle pour éclairer les débats actuels sur les réformes territoriales en cours en France et au Québec.