La quatrième de couverture décrit l'ouvrage en peu de mots : “Ce livre contient les principales contributions de Carol Levasseur, professeur au Département de science politique de l'Université Laval, décédé en 2003”. Publié après la mort de l'auteur, il se compose de textes réunis et mis en perspective par ses collègues : Leila Azzaria, Jean-Marie Fecteau, Jean-Guy Lacroix et Diane Lamoureux. Il présente donc les limites inhérentes à tout recueil visant à rendre compte de la pensée d'un auteur dans sa complexité … en l'absence de toute rétroaction de sa part.
Disons-le d'entrée de jeu, les gens qui ont connu Carol Levasseur, qui ont eu l'occasion de réfléchir, de discuter et de débattre avec lui, pourront être déçus : aucun ouvrage ne pouvait, à lui seul, rendre justice à la richesse de sa pensée. Mais en même temps, ils retrouveront en lisant ces pages la stimulation intellectuelle qui a suscité maintes interrogations et maintes réflexions autour de lui pendant toutes ces années.
Les trois parties, portant respectivement sur le pouvoir, le temps – ou l'incertitude – et les résistances, tentent de rendre, avec une certaine ampleur, les lignes de fond de la pensée de l'auteur autour de ces trois thèmes. Il faut dire que cela occasionne parfois une certaine impression de redite puisque, sans conteste, ces thèmes sont intimement liés. Comment, en effet, situer utilement les résistances et leurs transformations sans mettre ces dernières en relation avec les transformations du pouvoir et des institutions de la société? Comment comprendre les nouvelles formes de résistance sans considérer les ruptures intervenues dans l'articulation de l'espace et du temps?
À un premier niveau, on notera l'intérêt intrinsèque de certains chapitres individuels pour la compréhension de la construction des espaces politiques contemporains. Certains d'entre eux (chap. 1, 2, 3 et 9 notamment) permettent un survol dense mais compréhensible des principales évolutions des rapports sociaux et des institutions dans les pays occidentaux au vingtième siècle, ce qui peut s'avérer fort utile pour une population étudiante confrontée à une période de ruptures significatives, tant du point de vue des faits que du point de vue de la pensée : comprendre d'ou l'on vient conserve toute sa pertinence dans la tâche ardue de décodage des transformations actuelles.
Plus précisément, toutefois, c'est dans le potentiel de mise en relation des principaux textes de Levasseur sur ces trois thèmes – le pouvoir, le temps et les résistances – que se situe l'intérêt de l'ouvrage. À certains moments, une lecture linéaire pourra donner l'impression qu'il n'y a là “rien de nouveau sous le soleil”, alors qu'au contraire, l'introduction du facteur temps entre le pouvoir et les résistances ouvre de nombreuses possibilités d'analyse et de réflexion sur des enjeux très contemporains.
Par exemple, la mise en relation du texte “L'émergence de l'État-providence : entre ordre et désordre” (chap. 2, première partie) et du texte “Salariat, conflits salariaux et mouvement ouvrier : société salariale et État-providence au XXe siècle” (chap. 9, troisième partie) pourrait être interprétée comme une analyse relativement traditionnelle de la société salariale. Mais lorsque ces chapitres sont lus en parallèle avec les analyses de Levasseur sur la question du temps, de l'incertitude et du risque, la réflexion devient beaucoup plus éclairante quant à l'évolution de l'espace du politique dans les sociétés contemporaines. L'interaction complexe entre ces trois champs, du pouvoir, du temps et de la résistance, invite en effet à penser des articulations inédites autour de problématiques actuelles, telles que l'identité, la société, la sécurité, les droits humains, l'information et ainsi de suite. Elle permet surtout de situer avec plus de profondeur l'enjeu de la “dépolitisation” de nos sociétés, les conséquences de cette dernière en termes d'autonomie et d'hétéronomie et les enjeux inhérents du point de vue de l'évolution des rapports sociaux et de l'articulation des sphères sociale, économique et politique.
Soulignons particulièrement le passage suivant : “Encore une fois, tout se joue autour de l'espace public…. Un espace public critique où il serait possible de questionner lucidement le bien-fondé des contraintes de toutes sortes qui semblent dicter plus que jamais notre devenir. Refuser de se plier aveuglément aux impératifs contraignants de la lutte à la rareté, de la compétition sur le marché mondial et de la relance à tout prix de la croissance pour la croissance, voilà une façon comme une autre de renouer avec le projet d'une auto-institution explicite de la société” (348). Ce passage évoque singulièrement les propos de Jeanne Hersch (Unesco, 1990), pour qui les “droits de l'homme” représentent un “enjeu existentiel-transcendant” qui, pour s'actualiser, doit s'engager dans les données naturelles de la vie individuelle et collective. Or, nous dit-elle “dans la nature règnent l'affrontement par la force, la lutte pour la vie, le droit du plus fort.” N'est-on pas proche, ici, de l'idée de l'affranchissement de la lutte à la rareté et de la compétition?
De la même manière, la réflexion sur l'incertitude et la “sécurisation” (au chap. 6 en particulier) renvoie inévitablement à l'objectif sous-jacent aux droits humains de “libérer de la peur”, compris ici dans son sens large, à l'égard des forces de contrainte directe, mais aussi à l'égard de la sécurité matérielle… Bref de nombreuses pistes de réflexion qui invitent à repenser la place des droits humains dans l'auto-institution de la société et l'exercice de la liberté responsable.
Particulièrement riche s'avère la deuxième partie, où la réflexion se concentre sur le temps, le mouvement, la certitude et l'incertitude, dans leur rapport avec le politique, le pouvoir et les institutions de la société, mais également dans leur rapport avec le sens, qui éclaté, dispersé, indéterminé, ne trouve plus à se mettre en commun : “Depuis toujours, le temps structure l'agir humain, façonne la lutte à la rareté et la domestication de la nature environnante, moule l'exercice du pouvoir spirituel et temporel, imprègne en profondeur la relation vécue au monde et ordonne le déroulement de la vie quotidienne”, rappelle Levasseur (271).
Cette partie de l'ouvrage soutient et précise la pensée de l'auteur sur les rapports entre ordre et désordre discutés dans la première partie, sur l'articulation du pouvoir et des résistances de la société et sur les conséquences de “l'accélération contemporaine du mouvement” (116) dans la modernité. On appréciera particulièrement la clarté de l'analyse sur les enjeux de la modernité et de la post-modernité : “La rupture nommée modernité prendra bien du temps à être reconnue, pensée et réfléchie comme une bifurcation portant en elle des effets irréversibles sur l'organisation du rapport entre les êtres et les choses” (117).
Les trois parties du recueil rassemblent des textes datant d'époques différentes, dont des notes de cours inédites, sans qu'ils donnent pour autant l'impression d'être “datés”. Au fil des pages, Levasseur convie plusieurs auteurs, dont il rend la pensée accessible, y compris à un public non académique. Citons, entre autres, Foucault, Castoriadis, Melucci et Castells. Soulignons à cet égard combien il est agréable de lire des textes d'analyse complexe de ce genre lorsqu'ils sont rédigés avec un évident souci pédagogique.
Cet ouvrage sera particulièrement apprécié, que ce soit pour revoir et approfondir des questions centrales de science politique ou pour son articulation inusitée des enjeux écologiques sur les trois thèmes centraux du pouvoir, du temps et des résistances, qu'on retrouve au dernier chapitre et qui constitue une mise en perspective magistrale de la portée réelle de l'écologie politique.