Comment expliquer l'évolution d'un peuple et donner à une minorité linguistique une place prédominante à l'intérieur de la province, du pays ou même du continent où elle se trouve? Faire société : Société civile et espaces francophones de Joseph Yvon Thériault donne, à tout le moins, des pistes de réponse à ces questions, sinon les réponses mêmes. C'est une publication qui incite à la continuation du discours sur les minorités linguistiques au Canada, particulièrement les Acadiens du Nouveau-Brunswick.
La publication, présentée sous forme de chroniques distinctes rassemblées en un ouvrage, comporte sept sections, chacune étant un article ou une communication de M. Thériault, qui analyse diverses questions se rapportant aux minorités linguistiques. Il s'agit notamment de questions politiques, sociologiques, économiques, religieuses et scolaires, qui auraient contribué, et continueraient de contribuer, à bâtir la «société civile» des Acadiens. L'ouvrage, qui, selon l'auteur, aurait pu être intitulé Chronique des années 2000, offre un compte rendu de phénomènes nouveaux constatés durant les années 2000. Au moyen de survols historiques et d'analyses de situations politiques, l'ouvrage a pour but principal de proposer une réflexion sur ce qu'est une société civile, forçant ainsi une réflexion sur ce qu'elle n'est pas, afin de démontrer qu'il est possible pour un groupe linguistique minoritaire de «faire société». L'auteur poursuit ainsi une réflexion entamée en 1995 dans L'identité à l'épreuve de la modernité.
La présente recension fait ressortir quelques points principaux du livre de Thériault par rapport à son thème central, soit la question de savoir dans quelle mesure les minorités linguistiques peuvent conserver une intention nationale et un désir de maintenir une société en Amérique du Nord, ainsi qu'une identité collective forte et dynamique. Il est à noter que le Québec est visiblement absent de cette publication, non pas pour faire valoir un point particulier, mais pour des raisons logistiques : au moment de la préparation du livre, l'auteur publiait un ouvrage distinct (Critique de l'américanité) dans lequel le Québec était le sujet principal. Toutefois, une partie de l'ouvrage porte sur les minorités linguistiques en Ontario et met l'accent sur des sujets d'actualité, dont la «canadianisation» de l'Université d'Ottawa et le rôle de celle-ci en tant qu'université bilingue. En ce qui concerne plus précisément le français en Ontario, l'auteur constate des progrès ainsi qu'une très forte évolution du français en Ontario au cours des dernières années.
La première partie de l'ouvrage sert à ancrer et à circonscrire la réflexion qui suivra lors de la lecture de l'ouvrage. Cette partie, composée de textes originaux de conférences, définit des thèmes clés, tels que «société civile», «régionalisation» et «identité». Pour mettre sa perspective en contexte, l'auteur présente dans la première partie les enjeux et risques dont il faut tenir compte lorsqu'on considère l'Acadie comme une société civile. Notamment, l'auteur explique les plus gros problèmes de l'Acadie : d'abord l'émigration, c'est-à-dire le départ des jeunes à la recherche d'occasions de carrière dans les plus grands centres au Québec et en Ontario; le fait qu'il y manque un lieu décisionnel central, c'est-à-dire un lieu où il y a un véritable sentiment d'appartenance et de collectivité pour les Acadiens; et le besoin de réaffirmer haut et fort sa place dans la société francophone.
Le survol historique présenté dans cette partie est riche et détaillé. Il explique les événements marquants de l'histoire de l'Acadie, en partant de moments tournants comme la Déportation des Acadiens de 1755 ou l'élection du gouvernement Robichaud durant les années 1960, et en invoquant également des sujets d'actualité relativement récents, comme la crise des écoles rurales des années 1990. Le point constant dans cette analyse historique est la culture identitaire des Acadiens – tout ce qui s'est passé dans cet historique a eu une incidence notable sur la culture identitaire des Acadiens d'aujourd'hui.
L'un des moments tournants pour les minorités francophones au Nouveau-Brunswick, tel que présenté dans cet ouvrage, a été l'élection de Louis J. Robichaud comme premier ministre de la province. Une partie complète de l'ouvrage est consacrée au mandat de Robichaud, qui fut le premier francophone à occuper ce poste. Durant cette période, et pour la première fois dans l'histoire du Nouveau-Brunswick, les Acadiens ont eu l'occasion de jouer un rôle de premier plan en politique provinciale. Les Acadiens ont fait introduire, durant le règne de Robichaud, une présence catholique et acadienne qui continue d'avoir une incidence sur le Nouveau-Brunswick aujourd'hui. Les politiques et changements législatifs introduits durant cette période ont changé radicalement le statut des Acadiens, qui sont passés de peuple pratiquement non représenté au palier central de la province à l'honneur d'avoir l'un des siens à la tête même du centre.
L'auteur place également l'école et les institutions scolaires au cœur de la réflexion sur l'identité acadienne. Il présente les notions d' «école d'en haut» et d' «école d'en bas» pour faire une distinction entre «l'école de la nation» et «l'école de la communauté». Le but de cette réflexion et de l'introduction de ces deux concepts est de retracer les tendances dans les institutions scolaires des communautés minoritaires et de tenter de voir en quoi les écoles actuelles ont une dimension politique. Au-delà des institutions scolaires, une importance marquée est accordée à l'Université de Moncton et à son rôle dans l'identité acadienne de par son programme académique généraliste qui peut répondre aux besoins utilitaires et culturels des Acadiens.
La lecture de l'ouvrage de Thériault permet d'en apprendre beaucoup sur l'évolution de l'Acadie et de constater où elle se situe aujourd'hui. Cet ouvrage est une mine d'information très richeet donc un incontournable pour quiconque s'intéresse aux minorités linguistiques au Canada. Se positionnant toujours comme un observateur extérieur qui essaie de comprendre l'évolution de l'Acadie, notamment sur les plans sociologique, politique et religieux, Thériault présente les événements qui ont marqué l'évolution des Acadiens en tant que peuple minoritaire francophone pour démontrer la présence de l'identité acadienne et comment les Acadiens font réellement société. Il souligne également des faits d'actualité qui continuent de prouver que les minorités francophones au Nouveau-Brunswick ont la capacité de «faire société» à l'intérieur d'un cadre plus large. Toutefois, il existe d'autres minorités francophones au Canada à part celles de l'Acadie ou de l'Ontario. Il y a des communautés francophones au Manitoba et en Alberta, par exemple. Avec son expertise, sa belle plume et ses connaissances sur le sujet, il est à souhaiter que Thériault poussera ses recherches jusqu'à ces parties du pays, car il y a beaucoup de similarités entre ces régions et les minorités francophones de l'Est du pays.