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Effets de sphères. L'histoire des architectures politiques chez Peter Sloterdijk

Published online by Cambridge University Press:  28 September 2010

Jean-Pierre Couture*
Affiliation:
Université d'Ottawa
*
Jean-Pierre Couture, École d'études politiques, Université d'Ottawa, 55 Laurier Est, Ottawa, Ontario K1N 6N5, Jean-Pierre.Couture@uottawa.ca.
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Abstract

Résumé. Cet article prend pour matériau le dernier cycle de l'œuvre de Peter Sloterdijk, lequel s'est attelé au développement d'une analyse phénoménologique de la spatialité humaine. L'optique de notre contribution consiste à faire état de cette théorisation spatiale à l'égard des constructions politiques. Cette entreprise se présente comme une vaste histoire des traces cosmologiques et architecturales des lieux de production de l'humanité et elle vise une réappropriation de la réflexion anthropologique sur le topos de l'humanité qui a été longtemps subsumé par la métaphysique de l'au-delà et qui est aujourd'hui désagrégé par les processus de mobilisation totale du capital.

Abstract. This paper proposes an account of the recent works of Peter Sloterdijk, an author that has developed a phenomenological analysis of human spaces. The aim of my contribution is to put this spatial theorization in relation with political constructions. Sloterdijk's enterprise presents itself as a long history of the cosmological and architectural elements that shape the very spaces of human-production. It is also described as a new path for the understanding of the human topos that has been for too long subsumed by metaphysics of the ‘beyond’ and liquefied nowadays by contemporary mobilization processes of the capital.

Type
Research Article
Copyright
Copyright © Canadian Political Science Association 2010

De la parution de la Critique de la raison cynique (Sloterdijk, Reference Sloterdijk1983) à la controverse entourant Règles pour le parc humain (Sloterdijk, Reference Sloterdijk1999b), le récit de la reconnaissance du philosophe Peter Sloterdijk au sein des positions discutées suggère une trajectoire ascendante. La conquête de ce statut d'énonciation semble également promettre une réception élargie de son œuvre politique dans les prochaines années. Pour sûr, la période qui s'ouvre après 1999 se caractérise à la fois par une grande productivité ainsi que par un accroissement des collaborations de l'auteur avec des figures notoires d'outre-Rhin dont Bruno Latour, nommé directeur adjoint de l'Institut d'études politiques de Paris en 2007.

Fortes de ces nouveaux appuis et de la pénétration mieux assurée de ses œuvres dans les sciences sociales, la productivité de l'auteur et sa grande ambition philosophique tiennent aussi au caractère atypique de son attache institutionnelle. La Hochschule für Gestaltung (École des beaux-arts et de design contemporain), logée dans l'immense complexe des médias et des communications de Karlsruhe, constitue un laboratoire de recherche où se côtoient la pensée contemporaine, la théorie esthétique et la pratique des arts visuels. Le caractère iconoclaste de cette école professionnelle, à la rencontre de la théorie et du design, permet certainement à l'entreprise philosophique de l'auteur de jouir d'un espace physique et mental créatif et d'une liberté d'enquête qui n'a pas de comptes à rendre à l'impératif de la spécialisation universitaire. Sloterdijk y explore plutôt les possibilités d'une écriture qui allie le contenant et le contenu, la littérature et la philosophie, l'art et la pensée, et ce, dans le cadre d'une démarche qui opère tant sous le signe de l'expressivité que de la permissivité.

Cet article prend pour matériau le dernier cycle de l'œuvre de Sloterdijk, lequel s'est attelé au développement d'une analyse phénoménologique de la spatialité humaine, appelée sphérologie. La créativité de ce projet met à profit les pensées et les usages philosophiques que Sloterdijk avait déjà croisés au sein de ses diagnostics antérieurs sur la modernité (Sloterdijk, Reference Sloterdijk1989). En cela, l'œuvre récente s'attaque encore au malaise dans la civilisation de la mobilisation pour la mobilisation, mais afin de lui opposer dorénavant une thérapeutique qui prescrit une alter-modernité, un pharmakon que Sloterdijk pilonne maintenant dans son propre mortier.

Ce remède sphérologique procède d'une double prescription. Premièrement, il souhaite dégager des glaises de la modernité les éléments d'une émancipation qui redécouvre les vertus des appartenances fortes qui minent la suprématie de la subjectivité bourgeoise et belliciste – ce que Sloterdijk appelle se projeter dans le petit. Deuxièmement, cette thérapeutique – loin de s'aveugler sur la nature macrologique de notre époque – doit se réconcilier avec la monstruosité moderne et réécrire le récit du déploiement d'une société hypercomplexe dont la structure et la cohérence contemporaines ne répondent plus, paradoxalement, aux schèmes de contrôle et aux prophéties progressistes et autoréalisatrices de la modernité – ce que Sloterdijk appelle se projeter dans le grand. L'optique de notre contribution se concentrera sur ce deuxième aspect de la sphérologie. Elle consistera à faire état de cette théorisation spatiale des phénomènes politiques qui répond directement, selon nous, à la question de l'aménagement du vivre-ensemble au sein des communautés parlantes (Giroux, Reference Giroux2008). En cela, nous allons plutôt insister sur la dimension macrosociale et politique de la sphérologie plutôt que sur sa dimension intime et psychologique, bien que ces moments apparaissent comme inséparables dans l'économie générale de la pensée de Sloterdijk.

Il était une fois les sphères

Le cycle des Sphères (Sloterdijk, Reference Sloterdijk1998; Reference Sloterdijk1999a; Reference Sloterdijk2004) se présente comme une vaste collection des traces cosmologiques et architecturales qui concourent à la compréhension et à la description exhaustive des lieux de production de l'humanité. Sur le plan philosophique, la sphérologie se veut une contribution à la phénoménologie existentielle de Martin Heidegger, revue et corrigée par l'optique d'une anthropologie de la clairière transposée ici en habitat sphérique. Ce motif spatial reprend ainsi du maître de Fribourg le postulat selon lequel le Dasein a par essence une tendance à la proximité. Si la coexistence précède l'existence, l'humain est tel s'il participe d'une sphère. La « spatialité du Dasein » mise au jour par Heidegger a montré justement que l'espace humain ne se confond pas avec l'espace physique comme « a priori paramétrique » des objets localisés, mais qu'il se définit plutôt comme « a priori existentiel » du Dasein qui est à la fois producteur et produit de son espace propre :

Pas plus que l'espace n'est dans le sujet, pas plus le monde n'est dans l'espace. L'espace est bien plutôt « dans » le monde pour autant que l'être-au-monde constitutif du Dasein a ouvert de l'espace. L'espace ne se trouve pas dans le sujet, et celui-ci ne considère pas davantage le monde « comme si » celui-ci était dans un espace – c'est au contraire le « sujet » ontologiquement bien compris, le Dasein, qui est spatial, et c'est parce que le Dasein est spatial de la manière qu'on a décrite que l'espace se montre comme a priori. Ce titre ne signifie pas quelque chose comme l'appartenance préalable à un sujet de prime abord encore sans monde qui pro-jetterait un espace. L'apriorité signifie ici : la primauté de l'encontre de l'espace (comme contrée) lors de chaque rencontre intramondaine de l'à-portée-de-la-main

(Heidegger, Reference Heidegger1985 : 104).

Selon Sloterdijk, la contribution de Heidegger montre bien que l'espace humain commande une compréhension hautement philosophique de sa spatialité (face ontologique), mais ce chantier analytique encore trop peu exploité – et pourtant à-portée-de-la-main – devrait également permettre une analyse concrète de l'habitat humain comme aménagement de l'existence (face anthropologique). Dans son recueil d'essais portant sur la contemporanéité de l'œuvre de Heidegger, Sloterdijk place la sphérologie sous le patronage de ce dernier et il résume ce qu'implique la méditation heideggérienne sur la spatialité du Dasein :

Le concept d'espace qui entre ici en jeu est manifestement un concept non physique, non trivial et non géométrique, dans la mesure où, comme le montre la très sombre remarque de Heidegger, il doit être plus ancien que toute dimensionnalité habituelle, plus ancien en tout cas que cette tridimensionnalité familière sous laquelle la géométrie représente les coordonnées de l'espace dans le système des lieux

(Sloterdijk, Reference Sloterdijk2000 : 172).

Or, en décrivant les trajectoires qu'il souhaite imprimer sur les élans du maître, Sloterdijk ajoute que cette philosophie de l'espace doit maintenant exploiter ses ressorts analytiques et rendre, pour ainsi dire, analytiquement productives les intuitions ontologiques de Heidegger. À ce titre, le concept de sphère viendrait combler le fossé entre l'ontologie et l'anthropologie en mettant au jour l'opérativité concrète de la spatialité non physique des vivants :

J'ai proposé pour cet espace non trivial l'expression de « sphère » afin de montrer comment l'on peut penser l'aménagement originel de la dimensionnalité. Les sphères sont des lieux de résonance inter-animale et inter-personnelle dans lesquels le rassemblement de créatures vivantes engendre un pouvoir plastique. Cela produit un effet tel que la forme de la coexistence va jusqu'à modifier la physiologie même des coexistants. […] Ces localités sphériques qui, au commencement, sont simplement des regroupements d'animaux, sont comparables à des serres dans lesquelles les créatures vivantes s'épanouissent dans des conditions climatiques particulières. Dans notre cas, l'effet de serre s'étend aussi jusqu'aux conséquences ontologiques : on peut montrer de manière plausible comment un être-dans-la-serre animal a pu devenir un être-dans-le-monde humain

(ibid. : 172–173).

Ainsi, une réappropriation de la phénoménologie heideggérienne pourrait permettre de réinterroger le topos de l'humanité qui a été trop longtemps subsumé par la métaphysique de l'au-delà et qui est aujourd'hui désagrégé par les processus de mobilisation totale du capital. Cela recoupe ce que Bruno Latour appelle localiser le global : « Il n'existe aucun lieu dont on puisse dire qu'il n'est pas local. Si l'on dit de quelque emplacement qu'il est “délocalisé”, cela veut dire qu'il est passé d'un lieu à un autre lieu, et non de quelque part à nulle part » (Latour, Reference Latour2006 : 262). Chez Sloterdijk, la métaphore des sphères devient le moyen de mettre au jour ce topos qui commande une enquête en trois temps – microsphérologique, macrosphérologique et plurisphérologique – sur les trois gradations de la raison sphérologique – bulles, globes et écumes – qui serviront à l'explicitation des espaces humains.

Un schéma ternaire

C'est dans un essai politique antérieur que Sloterdijk teste, pour la première fois, cette hypothèse sphérologique. Du paléoprimitif à l'hypercomplexe, le développement des sphères opère toujours selon un transfert des capacités de réussite éprouvée d'un plus petit habitat vers les capacités d'émulation prometteuse d'un projet d'habitation plus grand. Im selben Boot (Dans le même bateau) exploite cette thèse du transfert sphérique afin de rendre compte de l'histoire des constructions politiques, des attentes suscitées par les projets d'agrandissement de l'habitat commun et des violences provoquées par l'effondrement des couveuses fragiles ou temporaires qui ne réussissent plus à garantir un effet de sphère pacifiant. Les massacres perpétrés en ex-Yougoslavie servent, d'ailleurs, de toile de fond contextuelle pour cette réflexion sur les impératifs de la construction d'entités politiques pacifiantes : « Interpréter les grands mouvements de dérégulation dans les Balkans (mais aussi dans les républiques du Caucase, en Afrique et dans les autres zones de crise) comme des conséquences du stress politique engendré par le nouvel ordre du Grand Monde, implique aussi de s'interroger, dans une perspective politique, sur les formes capables de démanteler ce stress » (Sloterdijk, Reference Sloterdijk1993a : 62). Pour ce faire, l'auteur propose d'examiner trois ensembles de constitutions politiques qui se déploient dans le temps long de l'humanité : la paléopolitique, la politique classique et l'hyperpolitique.

Contre le récit de l'Humanitas originellement politique ou civilisée, Sloterdijk stipule que plus de 98 pour cent de l'histoire humaine s'est plutôt déroulée dans le cadre de microformes psychopolitiques, lesquelles furent, pour la majeure partie de l'histoire de l'espèce, des constitutions sous-étatiques, sous-pharaoniques et sous-civilisationnelles du vivre-ensemble. Mieux, ces sphères primitives – dites paléopolitiques – peuvent, elles seules, se targuer d'avoir mis au monde l'homo sapiens à travers un processus d'insularisation des hordes qui mirent tranquillement l'homme au ban de la nature : « Ces groupes peuvent être considérés comme des îlots sociaux dans la mesure où ils émergent effectivement de leur environnement comme des sphères animées et parce qu'ils sont entourés par un invisible anneau de distanciation qui affranchit les corps humains des contraintes de la vieille nature » (ibid. : 17). La paléopolitique des hordes accomplit le « miracle de la reproduction de l'homme par l'homme », dit Sloterdijk, dans la mesure où elle fut la première forme de « couveuse » réussie : « Les hordes sont des groupes d'humains couvant d'autres humains et transmettant à leurs descendants, sur des périodes gigantesques, des qualités d'un luxe toujours ouvert au risque » (ibid. : 19). En somme, la forme politique la plus durable, celle des îlots paléopolitiques, mérite notre attention au sens où elle constitue la plus vieille habitude de la coexistence humaine et, précisément pour cette raison, elle renferme les plus anciens secrets des fonctions couvantes de l'utérus social.Footnote 1 Tous les ordres politiques plus étendus et plus complexes qui lui succéderont – sans jamais l'abolir – trouveront le moyen d'émuler la production de cette concorde primitive par les moyens d'une « bulle sonore » :

Les hordes primitives, tout comme leurs successeurs dans l'ordre de la culture, socialisent leurs membres dans un continuum psychosphérique et sonosphérique où existence et appartenance sont encore des entités presque indissociables. La plus ancienne société est une merveilleuse petite bulle babillarde – un chapiteau de cirque invisible tendu au-dessus de la troupe et se déplaçant avec elle. Chaque individu est relié de façon plus ou moins continue à la caisse de résonance du groupe par des cordons ombilicaux psycho-acoustiques

(ibid. : 21).

L'âge ultérieur de la politique classique a donc hérité de la tâche consistant à « reproduire la miraculeuse bulle psycho-acoustique de l'ancienne petite horde, mais au niveau du monde et du cosmos » (ibid. : 34). Les grandes civilisations agraires de ce deuxième âge ont réussi cette projection du primitif dans le grand dans la mesure où elles ont conçu l'État, cette « mère métaphorique », comme un moyen de la climatisation politique artificielle qui réussit à maintenir l'unité du multiple par le fantasme de la communauté citoyenne : « Ce type d'hyperhorde politique serait une variante agrandie de la configuration de l'utérus social dans la mesure où elle crée un groupe total à partir d'une multiplicité de hordes, de maisons, de familles et de clans. Selon Platon, la politique demeure, jusqu'à un certain niveau, un management de fusion ou un travail sur l'hyperutérus imaginaire pour enfants politiques » (ibid. : 36). Dans ses formes encore plus universalisantes (stoïciennes et bientôt chrétiennes), l'âge de la politique agroclassique a débordé la structure éclatée des alliances entre cités-États pour embrasser une forme globale qui rayonne à partir de la centralité de la raison universelle ou de la divinité-une : « C'est à partir d'un centre que le contour du monde est tracé; dans une perspective ontologique, il est la boule invisible des entités qui se forme autour de Dieu, l'Être unique rejaillissant sur tout; d'un point de vue cosmologique, c'est une sphère lumineuse; d'un point de vue politique, c'est l'anneau du monde organisé autour d'un centre de domination » (ibid. : 43–44).

L'âge de la politique classique et de ses grands ensembles impériaux a perduré jusqu'à la naissance de la société industrielle qui entraîne une mobilisation planétaire sans précédent. La dissolution des anciens régimes au profit du monde bourgeois fait atteindre un point de rupture qui place l'âge classique en face de ses nouvelles incapacités et qui prend formule de défi pour toute politique future.

La mort de Dieu, affirme Sloterdijk, devient la donne centrale des tentatives politiques postclassiques qui sont forcées de prendre acte des conséquences organisationnelles de cette grande disparition : « Proclamer que Dieu est mort, dans une culture conditionnée par le monothéisme, implique un ébranlement de tous les systèmes de relations et annonce une nouvelle forme du monde » (ibid. : 50). Le troisième âge politique hérite, pour ainsi dire, de la projection dans le grand, mais sans jouir des garanties et des certitudes de l'âge précédent; il n'arrive plus à nommer ce « quelque chose » qui agissait à titre de caution à l'union des Fils de l'Un, mais il poursuit sa conquête mondiale; il procède non plus à partir d'un centre en expansion, mais par l'entremise de la synchronisation de la circulation du capital dans une « hyperbulle câblée » (ibid. : 52).

Si l'âge de la politique classique a su produire ses « athlètes de l'État », ceux qui réussirent à incarner, à maintenir et à assurer la crédibilité de la fiction performative des anciens ensembles politiques, Sloterdijk émet toutefois quelques doutes au sujet des possibilités de recruter aujourd'hui les hyperathlètes requis pour une hyperpolitique crédible, c'est-à-dire une politique du global qui puisse apaiser le stress local. Étant donné qu'aucun personnel politique ne semble actuellement à la hauteur des enjeux et que cela se traduit par les « crises de dégoût que la société actuelle éprouve pour sa propre classe politique » (ibid. : 54), l'auteur entend saisir cette occasion pour réfléchir aux possibilités actuelles d'une nouvelle mise en forme pacifiante du monde. Car la crise actuelle est à ce point sérieuse que le stress des populations, brutalement exposées à la logique du grand, risque de s'étendre à tout l'empire de la mondialisation :

L'homo sapiens, cet animal des petits groupes, est dépassé par la grande civilisation aussi longtemps qu'il ne réussit pas à créer des prothèses symboliques et émotionnelles lui permettant d'évoluer dans le Grand. […] Des sociétés qui, hier encore, apparaissaient comme des civilisations pratiquement intégrées, peuvent, après la perte de leurs prothèses politiques imaginaires, rétrograder au stade de tribus névrosées

(ibid. : 60).

L'apparent échec de la forme actuelle de la couveuse hyperpolitique implique donc de se réinterroger fondamentalement sur les motifs d'une association humaine qui soit à la hauteur de la situation. Sur cette voie, les prescriptions de Sloterdijk oscillent entre deux avenues distinctes qui révèlent certainement toute l'étendue de son ambivalence à l'endroit des crises et des espoirs de l'hyperpolitique. Dans un double mouvement de désagrégation et d'agrégation, Sloterdijk trace les deux chemins sur lesquels les tentatives hyperpolitiques pourraient soit mener à une retombée dans le petit (ce que l'auteur présente comme une renaissance de l'association à petite échelle), soit à des constructions nouvelles et inédites dans l'ordre du grand (ce que l'auteur identifie, dans un texte connexe, aux espoirs de la construction européenne).Footnote 2

Im selben Boot penche clairement en faveur des promesses de la première avenue. En cela, Sloterdijk s'inspire du Décaméron de Boccace, ce recueil mettant en scène les tribulations d'un regroupement de survivants qui se sont retirés hors de la ville pour se protéger de la peste florentine, qu'il décrit comme « un traité pédagogique instruisant le rapport entre gaieté régénératrice et politique à petite échelle » (ibid. : 65). Le motif de la retraite est célébré comme un moyen de perpétuer l'association humaine dans les moments où la grande cité échoue dans cette tâche élémentaire : « Par leur désagrégation, les superstructures révèlent qu'elles n'ont pratiquement rien à donner aux individus qui s'efforcent de perpétuer la vie. Il apparaît donc que lorsque l'opus commune se désagrège au niveau supérieur, le seul cadre permettant aux humains de se régénérer ce sont les petites unités » (ibid. : 64). Le geste épicurien consistant à recréer l'enceinte d'une microcité saine et durable au cœur du dépérissement de la grande vie citoyenne se greffe donc à une Urpolitik – une politique originelle – que l'humanité a maintenue et honorée durant la plus grande partie de son histoire.

Le schéma ternaire de Sloterdijk, dont chacun des moments sera approfondi dans les tomes des Sphären, révèle que les grandes constructions ne peuvent réussir que si elles n'omettent jamais de reconnaître le rôle des sous-entités associatives. Celles-ci leur fournissent, en effet, une existence crédible tant et aussi longtemps qu'elles sont à la fois conservées et agrégées dans une organisation plus étendue. L'histoire longue des constructions sphériques, des plus intimes aux plus planétaires, montrera que le secret de la concorde contemporaine tient, lui aussi, quelque part, à la frontière de l'agrégation et de la désagrégation.

Globalisation terrestre et architectonique des écumes

Cela a été dit : toute révolution immuno-sphérologique implique un transfert des qualités immunologiques d'une ancienne sphère « caduque » vers une nouvelle sphère qui l'agrandit. Tel est le schème par lequel les sphères évoluent, changent et articulent les différentes strates géodésiques des expériences spatiales. Les murailles, les arches, les temples et les dômes sont les plus vieilles formes d'isolations architecturales qui ont procuré cette expérience des îles intérieures censées assurer de manière autonome un effet de sphère qui les rendait plus habitables que le Grand Extérieur. À titre d'idéal-type de ce principe d'isolation et d'insularisation, le mythe de l'arche de Noé fait montre, selon Sloterdijk, d'une sphère construite par la main humaine qui constitue « une maison absolue, décontextualisée et autonome, une construction sans voisinage qui incarne par elle-même la négation de l'environnement à l'aide de sa structure artificielle » (Sloterdijk, Reference Sloterdijk1999a : 251). L'arche de Noé rend explicite non seulement l'idée que nous sommes toujours dans le même bateau, mais elle illustre aussi l'une des possibilités et l'une des conditions les plus aiguës de la raison sphérologique : assurer par soi-même l'ensemble des exigences d'un habitat qui doit reproduire la vie.

La version contemporaine de la Grande Couveuse s'appelle l'âge globalisé. Il s'agit ici par contre d'une minorité humaine, dit Sloterdijk, s'étant construit un dôme confortable sur un extérieur de grande misère. « Le monde globalisé est celui qui est synchronisé; sa forme est la simultanéité fabriquée; sa convergence est dans les actualités » (ibid. : 981). Le « dernier globe » est le fait de quelques archipels privilégiés de la croûte terrestre, de quelques sphères de confort construites le long des réseaux horizontaux du capitalisme électronique qui recouvrent inégalement le globe à la manière d'une « Babel plate » (Sloterdijk, Reference Sloterdijk2005a : 302). Sur le plan de la raison sphérique, ce déploiement inégal qui intensifie à outrance l'activité des sphères de l'hypercapitalisme, qui déspatialise la circulation des biens et des personnes et qui synchronise les échanges sur tous les continents, contient les germes d'une mutation sphérologique en cours. « Le dernier globe continue d'autoriser des constructions horizontales, […] mais il n'anime plus aucune pensée en faveur d'une Super-monosphère ou d'un centre dirigeant tous les centres » (Sloterdijk, Reference Sloterdijk1999a : 995). La disparition d'un centre du pouvoir global révèle que l'âge des grands holismes a été remplacé par un ordre informe et complexe qui dénote le symptôme d'une nouvelle grande transformation immuno-sphérologique.

Loin de se satisfaire de la célébration de l'âge global, Sloterdijk est encore moins un promoteur de l'Empire. L'espace lisse et synchrone de la circulation du capital ne suffit pas à rendre compte des formes d'association qui sont conformes à l'air du temps. Privilégiant les motifs de l'appartenance sur ceux du flux de la délocalisation, l'auteur revient à son scepticisme premier à l'endroit des entreprises de construction dans le grand, car elles risquent toujours de trahir les promesses par lesquelles elles se sont arrogé le droit de liquider les petits et moyens ensembles sphériques. À ce titre, la trop pauvre réponse que la dernière globalisation apporte à la question « qu'est-ce qu'habiter? » provoquera, prévient-il, une réarticulation de la pensée de l'habitat qui sera contrainte de se réintéresser au petit.

Pour le moment, la tâche préliminaire consiste à produire une pensée contemporaine de l'habitat qui n'emploie ni le langage de l'universalisme abstrait (la déspatialisation totale) ni celui de l'organicisme revanchard (l'enracinement végétal) afin de planter le décor d'un paradigme spatial qui révèle les traits et les motifs opératoires de l'aménagement contemporain des lieux anthropogènes. La raison sphérologique qui nous a incités plus haut à comprendre l'absorption du petit par le grand conduit plutôt ici à observer la multiplication et l'agrégation du petit dans l'échelle du grand.

Dans Schäume (Écumes), Sloterdijk entend décrire la naissance d'un tout nouveau type de « société », ou de connectivité sociale, par l'usage de la métaphore de l'écume. Dans son diagnostic de départ, cette « sphérologie plurielle » est posée comme réponse à la crise suscitée par la fin des ordres macrosphérologiques et vise à rendre compte d'une mutation dans l'ordre des prothèses immunologiques :

La phrase « Dieu est mort » est confirmée dans son rôle de bonne nouvelle de notre temps. On pourrait la reformuler : La Sphère Une a implosé, alors que les écumes vivent. […] Dire que le Dieu nocif du consensus est mort, c'est reconnaître les énergies avec lesquelles on reprend le travail. […] Lorsqu'une grande exagération a fait son temps, des essaims d'essors plus discrets s'élèvent

(Sloterdijk, Reference Sloterdijk2004 : 26).

Mais que sont les écumes? Conduit par l'hypothèse sphérologique, Sloterdijk stipule qu'en raison de l'implosion de la monosphère, de petites sphères inférieures retrouvent le devoir d'émuler les fonctions immunologiques de la dernière à travers la composition écumeuse d'une architecture sociale désarticulée. Ainsi, les écumes « sont des agglomérations de bulles […], des systèmes ou des agrégats de voisinages sphériques à l'intérieur desquels chaque ‘cellule’ constitue un contexte auto-complémentaire » (ibid. : 55). L'écume est la forme la plus légère d'habitat sphérique, une structure aérienne qui remplit les conditions minimales d'encapsulation pour des êtres humains qui « vivent ensemble ». Le principe opératoire des écumes est co-isolation plus agrégation, une règle associative qui indique peut-être le chemin d'une compréhension actualisée des configurations sociales : « Par “société”, nous désignons un agrégat de microsphères de différentes tailles (couples, maisons, entreprises, associations) qui sont accolées comme des bulles dans une montagne d'écumes, qui glissent au-dessous ou au-dessus des autres, sans être vraiment atteignables ni complètement détachables l'une de l'autre » (ibid. : 59). Tel est le principe de la « connectivité isolée » qui relie les particules insulaires qui composent les sociétés contemporaines, un principe qui rappelle les intuitions monadologiques de Gabriel Tarde à la fin du dix-neuvième siècle : « Chacun [des éléments matériels], jadis regardé comme un point, devient une sphère d'action indéfiniment élargie […]; et toutes ces sphères qui s'entre-pénètrent sont autant de domaines propres à chaque élément, peut-être autant d'espaces distincts, quoique mêlés, que nous prenons faussement pour un espace unique » (Tarde, Reference Tarde1999 : 56–57).

Poursuivant l'examen de cet espace multiple et composé de cloisons qui relient, Sloterdijk définit trois formes d'isolation qui sont le fait de l'homme et qui ont été particulièrement explicitées par les capacités modernes et contemporaines de construction d'îles artificielles. Les îles absolues comme les vaisseaux spatiaux, les avions et les stations orbitales sont les formes les plus radicales d'insularisation. Elles doivent garantir entièrement par elles-mêmes un intérieur propice à la vie dans le cadre d'un milieu extérieur hostile, voire mortel. D'une manière amoindrie, les îles atmosphériques comme les serres ou les milieux de vie artificielle sont relativement isolées de leur environnement terrestre. Elles émulent de manière simplifiée de vrais systèmes écologiques, mais tout en leur demeurant perméables. La troisième forme d'insularisation, les îles anthropogènes (ces auto-isolations et ces auto-couveuses qui prennent en charge les humains) oscillent, pour leur part, entre ces modèles d'îles absolues ou relatives.

À titre véritable de chantiers de l'analyse spatiale, les îles anthropogènes recoupent une série de topoï aussi variés que complexes et elles représentent autant de variations sur le thème des variables spatiales du processus d'hominisation. Afin de systématiser l'approche de ces chantiers analytiques, Sloterdijk propose, à la fin du premier chapitre de Schäume, une typologie qui désigne les neuf topoï de l'anthroposphère : le chiroptope (le domaine accessible par la main), le phonotope (la cloche vocale en dessous de laquelle les coexistants s'écoutent les uns les autres), l'utéroptope (la zone maternelle et ses premières métaphorisations sociales), le thermotope (le cercle chaud du confort), l'érototope (l'espace du transfert d'énergie érotique primaire), l'ergotope (l'esprit partagé de la coopération dans un travail commun), l'aléthotope (la continuité de la vision du monde collective), le thanatotope (l'espace de révélation des anciens et des dieux) et le nomotope (l'architecture sociale et sa constitution politique). Ces îles anthropogènes se veulent des chantiers prometteurs pour toute enquête future sur la spatialité mondaine des humains comme créatures insulaires, un projet auquel Sloterdijk apporte quelques pierres.

Dans une perspective empirique, l'analyse de Sloterdijk fait valoir la productivité de sa typologie à travers son enquête approfondie sur les formes contemporaines des habitats qui ont rendu possible – fait inédit de l'histoire humaine – la généralisation du modèle cellulaire de l'habitant solitaire. Partant du diagnostic selon lequel « les habitants des maisons modernes soutenues par les médias ont déjà remplacé les vagues systèmes de protection psycho-sémantique des métaphysiques religieuses par leurs cellules d'habitation hautement spécialisées, juridiquement et climatiquement isolées, et aidées par des systèmes anonymes de solidarité » (ibid. : 540), les appartements contemporains sont sur le point d'atteindre, dit Sloterdijk, « la forme atomique ou élémentaire de l'égo-sphère […] dont la répétition massive donne naissance aux écumes individualistes » (ibid. : 569). Dans un sens immuno-sphérologique précis, vivre dans les écumes signifie dès lors vivre dans une capsule vivante autoréférentielle qui fournit « un espace pour l'auto-accouplement, un lieu opérationnel pour le soin de soi et un système immunitaire au milieu d'un champ de voisinages » (ibid. : 576).

L'examen de ces auto-conteneurs de luxe conduit toutefois l'auteur à s'interroger sur le risque de voir ces nouvelles formes d'îles anthropogènes imiter le modèle des îles absolues. Si une telle tendance s'avérait fondée, dit-il, la multiplication corollaire de bulles autistiques pourrait faire montre du danger du principe de la connectivité isolée qui consistera moins à lier qu'à diviser. Une telle avenue pourrait même permettre au paradigme de l'individualisme de recouvrer un statut de mythologie réalisée, alors que Sloterdijk œuvre pourtant à dénoncer la fiction de ce sujet autoengendré que toute l'entreprise de la sphérologie a pris en grippe.

Ce combat visant à déboulonner le récit de l'individualisme par le recours à une contre-tradition de l'habitat sphérique constitue, en effet, la lame de fond du projet sphérologique. Or, cette optique n'embrasse pas pour autant, selon les dires de l'auteur, la fiction inverse de l'organicisme. Afin de préciser son positionnement à l'intérieur des débats de la pensée politique moderne, Sloterdijk affirme que s'il revisite la pensée romantique de l'appartenance, c'est bien pour dégager une intelligence de la raison associative qui puisse éclairer les risques de la société des écumes sans pour autant lui retirer le mérite d'avoir su réarticuler la logique onto-anthropologique de l'habitat à l'échelle d'un monstrueux éclaté. Les écumes sont à l'âge du capitalisme électronique ce que la monosphère divine ou terrestre était aux âges antérieurs de la globalisation : une version de l'habitabilité conforme à la cosmogonie dominante de l'époque. Alors que la vieille dispute entre l'individualisme du contrat et le biologisme de l'organe avait pour enjeu le monopole des devis de construction de l'habitat moderne au tournant du dix-neuvième siècle, il nous faudrait maintenant, dit Sloterdijk, désenclaver les termes de ce débat non pas pour y instiller un esprit de compromis, mais plutôt pour montrer que les deux avenues opèrent selon le modèle d'une fiction que la sphérologie souhaite justement réfuter. Quelle est cette fiction commune? Pour Sloterdijk, il s'agit de la déspatialisation totale de ces scènes « inaugurales » qui ont fait initialement opérer ces fictions politiques et qui les ont privées conséquemment de toute prise sur le réel :

Dans la théorie du contrat comme dans le holisme, on a affaire à des hyperboles témoignant d'une absence d'égards constructivistes affirmée comme telle; si elles impressionnent, c'est qu'elles abjurent la réalité quotidienne et la remplacent par des versions élaborées d'une métaphore abstraite. […] Le contractualisme comme l'organicisme demeurent fautifs à l'égard de leur objet, car ils se proposent d'énoncer le véritable motif de l'être-ensemble des humains avec les humains sans pouvoir produire un mot sensé sur l'espace dans lequel se produit cette synthèse – encore moins sur l'espace qui s'ouvre par cette synthèse. Tous deux sont aveugles de leur œil spatial, ou encore, plus généralement, de l'œil de la situation ou de l'œil du contexte

(ibid. : 287–288. Je souligne).

Sloterdijk formule ici une critique qui concerne ces deux courants « ennemis » – partenaires de la déspatialisation – et qui cherche sans doute à parer le coup contre tout amalgame hâtif entre la sphérologie et le conservatisme. Si le débat Lumières contre Romantisme est ici revisité, c'est bien pour montrer que les deux opposants partagent des tares communes : « Tandis que la chimère du contrat rassemble les individus falsifiés et décolorés dans un réseau imaginaire, le fantasme de l'organicisme dispose les individus réels dans un ‘tout’ falsifié et simplifié de manière grotesque » (ibid. : 291). Contre le romantisme politique et autoritaire, Sloterdijk tient encore davantage à marquer une franche distance afin de libérer sa thérapeutique du lien et du lieu de ses contrefaçons caricaturales et totalisantes :

À sa manière, l'idéologie organiciste détruit le sens des spatialités spécifiques originelles de la coexistence. Elle compresse les maisons voisines, les microsphères, les couples, les équipes et les associations, les populations et les assemblées, le personnel des entreprises et les classes au sein d'un hyper-corps, comme si la coexistence de corps de type humain produisait un composite vital de niveau supérieur […]

(ibid. : 292).

Dans l'autodésignation de son projet, la sphérologie souhaite donc dépasser cet ancien dualisme qui, en l'état, n'a jamais permis d'appréhender l'irréductible question de l'espace humain.

Climatologie du luxe

À titre de phénoménologie de l'air du temps, la sphérologie de l'actuel propose aussi une étude de la composition de l'atmosphère de la société des écumes, caractérisée par son inhérent processus de volatilisation. Légèreté, frivolité, antigravité, décharge et lévitation constituent ici les tendances lourdes de la mentalité dominante dans les écumes. Cette climatologie du luxe se penche précisément sur les conséquences anthropologiques et politiques du déploiement monstrueux d'une richesse sans précédent :

Si nous attribuons à la climatologie une signification existentielle aussi élevée, c'est parce que, pour des motifs philosophiques, il faut porter le questionnement au-delà des installations climatiques techniques et des modifications optionnelles des composantes physiques concrètes de l'air que l'on respire : ce qui nous donne à penser, c'est la tâche de tempérer au niveau existentiel l'être-dans-le-monde en général, il s'agit de l'ambiance générale de l'être-là entre les pôles de l'alourdissement et de l'allègement

(ibid. : 723–724).

Comme la vie dans les écumes couronne le sacre du léger sur le lourd, ce climat est porteur de conséquences qui sont à l'évidence consternantes pour tous les membres du vieux parti du lourd (qu'il s'agisse des tenants du misérabilisme à l'âge de la gâterie démocratique ou de ceux du devoir-être-grave à l'âge de la grande exonération).

Dans les écumes, la priorité du gazeux sur le solide (la terre de la patrie antique) et le liquide (la navigation conquérante moderne) désigne métaphoriquement cette mutation des états matériels et mentaux qui ne sont plus en phase avec le discours traditionnel de l'économie politique (le besoin) et le discours sacrificiel de l'engagement politique (la souffrance). L'irruption du grand luxe n'a cependant rien d'une tendance inattendue, au contraire, selon Sloterdijk, car les motifs du devenir luxueux sont aussi anciens que l'espèce humaine. L'histoire longue de la propension onto-anthropologique au luxe tient d'abord, rappelons-le, du devenir même des constructions humaines. Le premier cercle des grands primates visait en clair à se décharger du poids de l'environnement-nature par la création d'un monde confortable et habitable. L'histoire du luxe est histoire de la décharge et de l'exonération, concepts sur lesquels Sloterdijk avait médité bien avant le projet sphérologique :

Le luxe rend l'humanité possible et à travers lui également naît le monde. Car les humains sont, depuis le début, les animaux qui se gâtent et qui s'exonèrent mutuellement en veillant les uns sur les autres et en s'offrant plus de sécurité qu'aucune créature vivante ne puisse rêver de jouir […]. L'humanité advient par une sécession avec la vieille nature. On peut parler de la naissance de l'humanité à partir de l'esprit du veiller sur

(Sloterdijk, Reference Sloterdijk1993b : 334).

Le thème anthropologique de la décharge et de l'exonération (Entlastung) implique, selon l'auteur, de poursuivre l'enquête en faisant un usage affirmé et assumé d'une « théorie du luxe constitutif » (Sloterdijk, Reference Sloterdijk2004 : 676) afin de conceptualiser le point d'origine et le point d'arrivée de l'histoire humaine. Pour ce faire, l'auteur propose le terme de gâterie (Verwöhnung), un terme qui, en allemand, connote pertinemment l'étymologie de l'habitat (Wohnung) : « La gâterie, en tant que terme de l'anthropologie historique, désigne les réflexes psychophysiques et sémantiques du processus de décharge inhérent dès le début au processus de civilisation, mais qui n'a pu mûrir et acquérir sa pleine visibilité qu'à partir du moment où les biens ont cessé d'être rares » (Sloterdijk, Reference Sloterdijk2005a : 332). Évidemment, une telle assertion appliquée aux ordres économiques de l'archipel capitaliste contemporain n'ira pas sans provoquer quelques malaises chez ceux et celles qui déplorent avec raison le spectacle – bien réel – des îlots de pauvreté à l'intérieur de la grande sphère de confort. Il y a certainement, dit Sloterdijk, des « résidus de misère qui se maintiennent obstinément à l'intérieur de la zone de prospérité » (Sloterdijk, Reference Sloterdijk2004 : 680), mais cette tragédie, dit l'auteur, est à la fois fallacieusement utilisée pour masquer la prospérité de la très grande majorité et malicieusement récupérée pour fabriquer un discours du confort refoulé et aveugle à la puissance de ses caprices.Footnote 3

Quitte à provoquer ces habitudes de pensée qui se sont métamorphosées en noble mensonge, Sloterdijk prend le parti analytique inverse et entend démasquer – dans ce cadre générique de la montée en puissance du luxe dans la société aérienne des écumes – le déni du confort, la négation de la gâterie et les pénuries imaginaires des larges classes moyennes qui opèrent selon les « règles de la plainte professionnalisée » et qui puisent dans la « tradition des opprimés » pour soutenir le mensonge de la misère. Si bien que, lance-t-il, toutes les demandes sociales des gâtés « sont soumis[es] à la loi consistant à retraduire dans le jargon de la misère le luxe arrivé au pouvoir » (ibid. : 682). C'est là même un clivage néfaste entre une prospérité réelle et un inconfort imaginaire qui est porteur du pire non seulement à l'égard de l'élargissement du projet européen, mais surtout à l'égard de la prise de conscience quant à la finitude des ressources de la Terre.

Avant de s'intéresser plus avant à ces effets néfastes du déni de la gâterie, Sloterdijk emploie les moyens de la satire pour marquer le coup contre ce malaise dans la société du confort. Il faut, dit-il, replacer l'exonération et la décharge au centre du système de climatisation symbolique des écumes. Pour ce faire, il entend contribuer, à l'inverse de la mythologie du manque et du besoin, à une historiographie du mouvement ascensionnel des excédents en revisitant métaphoriquement les cinq étages de la décharge qui s'opère dans la société surabondante du « Palais de Cristal » :

À l'intérieur du Palais de Cristal postmoderne, on a installé un ascenseur de la gâterie qui transporte les habitants sur les cinq vastes étages du système de décharge. […] Au premier étage montent et descendent ceux qui sont parvenus à réaliser en tout ou en partie le rêve d'avoir des revenus sans prestations; le deuxième est fréquenté par un public de citoyens détendus qui profitent de la sécurité politique sans être eux-mêmes en état de se battre; au troisième se retrouvent ceux qui participent aux prestations immunitaires générales sans disposer de leur propre histoire de la souffrance; au quatrième se répandent les consommateurs d'un savoir pour l'acquisition duquel aucune expérience n'est nécessaire; au cinquième se trouvent ceux qui, à la suite de la publication immédiate de leur personne, sont parvenus à devenir célèbres sans devoir arguer d'une prestation ou publier une œuvre

(Sloterdijk, Reference Sloterdijk2005a : 334–335).

Ce portrait ironique d'une société postnécessiteuse, postmatérialiste et postpolitique est une nouveauté qui exige d'être saisie dans toute son ampleur. Les diagnostics de Sloterdijk au sujet du devenir présent et futur du Palais de Cristal euro-américain opèrent d'ailleurs dans le double registre de l'effroi et de la promesse : l'exclusivité destructrice de l'égosphère autiste du confort (visage sombre de l'aliénation d'une humanité au service d'une autre) côtoie ici les vertus d'une mentalité légère et frivole qui peut conduire l'humanité à goûter un état de culture qui se serait élevé par-delà le ressentiment (visage lumineux de l'émancipation des humains vivant frugalement sur une Terre ronde).

Le spectre noir du Palais de Cristal autiste conduit effectivement Sloterdijk à revisiter la tonalité grandiose, enthousiaste et europhile de ses espoirs hyperpolitiques au lendemain de 1989. Sur le plan géopolitique extérieur, l'Europe semble être condamnée à échouer dans le développement de sa propre voix hégémonique distincte, car la politique dont elle se fait complice est celle de l'administration toute domestique du Palais de Cristal et de sa frontière. En cela, le Palais de Cristal a bel et bien son siège social aux États-Unis car « ils ont accepté le rôle de garantir les conditions politiques et militaires de fonctionnement de ce grand système de confort » (ibid. : 389). Tâche intéressée, pour sûr, mais dont bénéficient leurs partenaires atlantiques et d'outre-Atlantique qui, depuis 1945, n'ont pu voir « s'étendre les marchés » sans la présence des troupes américaines. Or, la brève césure de la communauté atlantique face aux politiques du président George W. Bush a peut-être revêtu temporairement, dit Sloterdijk, une quelconque signification politique et civilisationnelle, mais elle n'a pas pris formule de réel défi pour l'Europe. Est-ce que les Européens, demande-t-il, « seront capables de s'émanciper de leur statut de partenaire tranquille de la politique d'agression américaine sans eux-mêmes emprunter le chemin de la remilitarisation de leurs relations avec leurs fournisseurs d'énergie et de matières premières »? (ibid. : 390). Telle est la lancinante question que le partisan de la grande politique européenne continue de lancer aux futurs athlètes d'une pax europa.

Enfin, sur le plan géopolitique intérieur, la climatologie actuelle de la sphère européenne fait également montre d'une propension à l'autisme du confort et de l'indifférence qui refroidit les anciens espoirs joviaux de Sloterdijk. Au premier chef, le NON français à l'élargissement de l'Union européenne, lors du référendum de 2005, nourrit le pire scénario possible pour le rêve de l'Europe et confirme la clôture du système de confort sur lui-même :

[O]n a voté pour conserver le Palais de Cristal dans sa forme existante, parce qu'on pense être trop pauvres pour se payer les travaux d'agrandissement : on a eu peur que la température intérieure du palais baisse. Bref, les électeurs n'ont pas voulu risquer une gâterie sûre pour une gâterie hypothétique, même supérieure. Le résultat, c'est que nous allons tous rester dans un palais un peu plus gris, un peu plus privé d'espoir

(Sloterdijk, Reference Sloterdijk2005b).

Ce reproche conduit même l'auteur à faire de la France le cas idéal-typique du déni du confort qui emploie les moyens schizoïdes de la panique pour se « maintenir à flot », car « comment se fait-il qu'une des populations les plus protégées au monde tienne effectivement ce discours de la catastrophe politique et sociale sur elle-même? » (Sloterdijk, Reference Sloterdijk2006). La réponse tiendrait d'une fantasmagorie de la protection contre le risque fictif d'une perte de chaleur alors que, « à l'extérieur de la serre, le froid est terrible […] et que la précarité et la misère touchent certaines populations de plus en plus violemment » (idem). Or, le déni du confort et sa force de persuasion vieille de deux siècles de rhétorique révolutionnaire risquent de continuer, en France comme ailleurs, à nourrir un impératif de la protection sans commune mesure avec la situation réelle des privilégiés. Telle est, du moins, la teneur du pessimisme de Sloterdijk à l'endroit des pièges du système de la gâterie.

Conclusion

En sus de ces derniers propos sur la conjoncture du moment, il faut souligner, en guise de conclusion, la portée plus générale de la pensée spatiale de Sloterdijk à l'égard de la science politique. Pour ce faire, rappelons que cette réécriture morphologique de l'histoire humaine n'est pas une démarche seulement esthétique, car elle vise à combler le vide spatio-temporel du récit fondateur de la modernité par une histoire de l'habitat humain et de ses fonctions « onto-anthropologiques » (Sloterdijk, Reference Sloterdijk2000 : 167). Celles-ci concernent autant la naissance des premières microcommunes humaines que leur devenir historique déployé aujourd'hui à très grande échelle. Ainsi, on peut affirmer que l'aspect résolument politique de cette entreprise reprend à sa façon le leitmotiv de l'œuvre d'Henri Lefebvre qui voulut engager les sciences humaines dans un nécessaire tournant spatial, car « [s'il] y a politique de l'espace [c'est] parce que l'espace est politique » (Lefebvre, Reference Lefebvre2000 : 59). C'est là d'ailleurs un motif auquel souscrivent également les récents travaux de la géopolitique critique qui résistent eux aussi aux discours creux de la déspatialisation pour mettre au jour l'enjeu permanent de l'espace, du territoire et de la souveraineté dans le capitalisme avancé (Elden, Reference Elden2009; Harvey, Reference Harvey2006).

Ramenée à sa plus simple expression, la sphérologie prescrit une tâche politique double. D'une part, elle présente un chantier analytique qui privilégie la question concrète de l'aménagement de l'espace humain comme objet premier de la compréhension des ordres politiques. En cela, une telle démarche spatiale met au jour les processus complexes de reterritorialisation du politique plutôt que de fixer son attention sur le faux-fuyant des flux du capital.Footnote 4 D'autre part, elle fournit les armes d'un positionnement idéologique qui milite en faveur d'une politique qui prenne en charge l'impératif des fonctions « couvantes » des associations humaines, mais sans jamais céder à la fiction de l'unité organique ni à celle d'un universel déspatialisé dont le souffle provoque, à coup sûr, des névroses de masse face à l'horreur du vide.

Footnotes

1 Cette formule fétiche de Sloterdijk est empruntée à Dieter Claessens : « L'utérus est un espace social, car il ne signifie rien d'autre que la prise en charge des fonctions protectrices assurées par l'espace intérieur maternel, mais tournées ici vers l'extérieur. Cet espace extérieur serait impossible s'il n'avait pas existé auparavant, c'est pourquoi il est loisible de l'appeler “utérus social” » (Claessens cité par Sloterdijk, Reference Sloterdijk1999a : 205).

2 Malgré ses préférences pour la constitution d'espaces micropolitiques, Sloterdijk nourrit effectivement le rêve d'une Grosse Politik européenne qui tirerait avantage des nouvelles possibilités d'agrégation dans les temps présents (Sloterdijk, Reference Sloterdijk1994).

3 Selon les chiffres de l'Allemagne fédérale cités par Sloterdijk, les Allemands considérés comme relativement pauvres concernent 10 pour cent de la population. S'il ne faut pas oublier que cette proportion double aux États-Unis, Sloterdijk tient à mentionner que, à la lumière de ces faits, « on a affaire à un espace de prospérité sans précédent historique » (Sloterdijk, Reference Sloterdijk2004 : 683). Cette précision n'aura toutefois pas empêché ses détracteurs d'attaquer ses positions critiques à l'égard de l'impôt obligatoire. Interrogé sur le sujet par la Frankfurter Allgemeine Zeitung en juin 2009, Sloterdijk défend effectivement que l'impôt forcé repose sur le fallacieux prétexte du manque et de la grogne contre le luxe, un discours qui aveugle les aires aisées du capitalisme mondial sur leur propre position dans l'échelle de l'abondance. Il n'en aura pas fallu beaucoup plus pour qu'Axel Honneth fustige ces propos dans Die Zeit, quelques mois plus tard, en déplorant l'arrogance de leur auteur et le risque que ces thèses font encourir à la démocratie.

4 Ainsi, toute analyse spatiale de la politique contemporaine doit reconnaître, à l'instar du géographe Stuart Elden, le processus selon lequel « there is an ongoing and complicated reconfiguration of spatial relations rather than their end » (Elden, Reference Elden2009 : xxvii).

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