Le récent ouvrage de Tetyana Malyarenko et Stefan Wolff aborde le conflit faisant rage à l'est de l'Ukraine, ou plus précisément au Donbass. D'autant plus, les auteurs se réfèrent à un phénomène assez rare, mais relativement récurrent au sein de l'espace postsoviétique, soit celui des États de facto ou non reconnus. La perspective offerte se veut novatrice et mitoyenne, car elle associe à la fois une approche géopolitique et une autre incluant les dynamiques internes des États. Cette combinaison permet de compléter une certaine littérature qui, souvent, ne traite pas ou utilise peu le facteur interne, ou le perçoit plutôt comme une variable séparée. Les auteurs, ayant tous deux plusieurs expériences considérables au sujet de l'espace postsoviétique et de la gestion / résolution de conflit, offrent une vue d'ensemble sur les événements au Donbass accompagnée d'un niveau d'empiricité rarement observé.
L'introduction s'ouvre ainsi : « What are the causes and consequences of the crisis in Ukraine, and what has been the nature of local, national and external actors’ involvement in it? » (1). Afin de répondre à cette question d'une grande complexité, le chapitre 2 est consacré à recenser les différentes recherches qui ont été réalisées au sujet du Donbass depuis le début des hostilités. Les constats généraux dégagés de cette littérature sont les suivants : la majorité des articles font appel à des analyses géopolitiques et aux relations entre la Russie et l'Ouest, d'autres emploient des comparaisons avec certains États de facto de l'espace postsoviétique et peu font référence aux développements internes de ces entités. De plus, combiner les facteurs internes aux recherches à caractère géopolitique (facteur externe) ou même comparatiste n'est pas contradictoire en soi et permettrait même de mieux comprendre la nature profonde du conflit. Afin d'effectuer cette combinaison d’éléments internes et externes, les auteurs utilisent les concepts de mixité (blended) des acteurs et de pénétration (penetrated) régionale. Cela permet entre autres d'engranger des liens plus complexes entre les différentes dimensions (internes et externes) et la cause principale du conflit (l'identité) et les causes secondaires (pauvreté, corruption, géographie, demandes économiques, exclusion politique, institutions affaiblies).
Ce même chapitre fait état des considérations méthodologiques employées dans l'ouvrage. Le Donbass étant une zone très à risque où l'obtention de données est complexe, plusieurs défis importants ont dû être surmontés, et ce, surtout du côté des deux entités de facto de cette région. Néanmoins, ce n'est pas moins de 65 entrevues et 13 groupes de travail en près de 4 langues de 2014 à 2018 qui ont été effectués. Des documents officiels et des rapports de différents médias provenant de différentes sources ont été analysés et croisés afin de valider les informations obtenues précédemment.
Le chapitre 3 expose quant à lui les origines récentes du conflit entre novembre 2013 et juillet 2014. Dans l'ordre chronologique, les auteurs présentent les événements qui ont mené aux hostilités. Selon eux, les changements politiques qui sont apparus en Ukraine à la suite des manifestations de Maidan et au départ du président Yakunovytch n'avaient pas la même popularité dans l'ensemble du pays (ex. Donbass). Le vide politique qui s'ensuivit, la passivité et la position dorénavant pro-Ouest / anti-Russie du gouvernement ukrainien ont poussé les élites locales de Donestk et de Louhansk, accompagnées de la Russie, à intervenir pour déstabiliser et garder l'Ukraine dans la sphère d'influence de Moscou.
Afin de mieux saisir les détails de ce conflit aux facteurs multiples, le chapitre 4 est consacré à l'identité et à la récente construction des identités (identity-building) dans le Donbass. L'on constate rapidement que ni un sentiment pro-indépendance ni des différences majeures avec l'ouest du pays existaient avant 2014. De plus, c’étaient plutôt des identifications régionales / locales qui caractérisaient le Donbass au même titre que des villes comme Lviv et Odessa. Là où l'on pouvait apercevoir une division, c’était pour les questions d'alignement politique des régions qui étaient soient pro-Ouest ou pro-Russie ou encore sur les niveaux de décentralisation / déconcentration voulus. Pour ce qui est de la construction identitaire, les auteurs proposent qu'il n'existe pas de projet commun et cohérent pour le moment au Donbass. Ce projet identitaire demeure toutefois ancré dans les demandes locales, est dirigé vers la Russie (mais pas nécessairement pro-Moscou) et est anti-Kiev. Néanmoins, cette orientation vers la Russie possède des limites considérant que les autorités russes souhaitent tout de même voir le Donbass réintégrer l'Ukraine.
La survie de l’État de facto et les efforts de state-building font aussi l'objet d'une importante analyse dans le chapitre 5. La disparition des institutions ukrainiennes a ainsi apporté des changements politiques et sociaux sans précédent et plusieurs nouveaux groupes ont ainsi émergé de cette situation. Toutefois, la Russie a aussitôt fait de les remplacer, dû au chaos et à la criminalité qui régnaient dans l’État de facto, pour ainsi éviter que le support local ne s’érode. C'est donc à ce moment que la Russie a changé de méthode pour passer de la déstabilisation à une occupation et à un « renforcement des institutions » (50). Ainsi, en plus de créer un mouvement vers le haut pour certains individus, la Russie et la Transnistrie (autre État de facto) n'ont pas hésité à envoyer leurs propres administrateurs pour stabiliser la situation. Le chapitre 6 se consacre quant à lui à identifier de scénarios possibles qui pourraient survenir au Donbass. Considérant que les accords précédents ont échoué ou sont fréquemment enfreints, les auteurs amènent trois scénarios possibles pour le futur du Donbass : le « scénario croate », le « scénario transnistrien » et les « scénarios alternatifs » (67-72).
Là où il est possible de soulever des questions est en ce qui a trait à l'interprétation par les auteurs de futurs scénarios sur la situation du Donbass. Transposer un conflit d'une si grande complexité à trois scénarios semble réducteur et limite grandement l'interprétation d'un déroulement propre au Donbass qui irait en dehors de ces cadres relativement prescriptifs. De plus, et de l'aveu même des auteurs, pour rendre ces scénarios plus plausibles et applicables au Donbass, il était nécessaire de retirer une partie de la complexité et du cadre conceptuel établis (66), qui pourtant faisait la force centrale de l'ouvrage.
En définitive, la contribution scientifique apportée par cet ouvrage tant au sujet des conflits civils, de la gestion de crise ou encore sur le fonctionnement interne des nouveaux États de facto servira certainement à approfondir les réflexions et les connaissances des étudiants et des chercheurs.