Les relations entre les peuples autochtones et les pouvoirs politiques canadiens n'ont pas toujours été—et ne sont pas forcément aujourd'hui—salutaires. Historiquement, une litanie de conflits et d'interminables procès attestent que le gouvernement fédéral a souvent fait preuve d'une profonde incompréhension envers les revendications et les pratiques ancestrales des Premières nations. Malgré des séries d'événements regrettables, le gouvernement canadien semble aujourd'hui faire preuve d'une volonté politique visant à apporter des changements de fond dans l'état de ses relations avec les peuples autochtones, ainsi qu'une amélioration de leurs conditions de vie. Depuis le rapatriement de la constitution et avec l'adoption de la Loi constitutionnelle de 1982, plus précisément de son article 35 qui assure une reconnaissance des droits des peuples autochtones, d'autres événements ont renforcé cette perception de volonté politique. Notons d'une part la publication du rapport final de la Commission royale sur les peuples autochtones, publié en novembre 1996 et présentant une série d'environ 440 recommandations qui ont pour objectif une modification manifeste des relations entre les Autochtones, les allochtones et le gouvernement1
Canada, Commission royale sur les Peuples autochtones, Rapport de la Commission royale sur les Peuples autochtones, Une relation à redéfinir, vol. 2, Ottawa, 1996
Canada, Affaires indiennes et du Nord Canada, Guide de la politique fédérale : L'autonomie gouvernementale des Autochtones, http://www.ainc-inac.gc.ca/pr/pub/sg/plcy_f.html (page consultée le 25 septembre 2005).
C'est dans ce contexte que fut publié l'ouvrage conçu sous la direction de Ghislain Otis, rédigé par un ensemble de juristes, spécialistes des questions autochtones et présenté comme le prolongement du colloque intitulé Les droits des Autochtones : réalités et mythes, qui s'est tenu le 25 avril 2003 à l'Université Laval. Le livre débute par un rappel de faits importants, dont la confirmation par la Cour suprême des droits ancestraux des peuples autochtones, et l'affaire Calder qui a permis d'enclencher une transformation du cadre juridique. Les auteurs avancent qu'à la suite de ces événements—et d'autres, bien entendu—le Canada “ semble s'être engagé sur la voie de la rupture avec un passé de dépossession et de marginalisation culturelle, économique et politique des premiers peuples ”. L'œuvre est composée de trois grandes sections, soit Les origines et les fondements des droits des Autochtones : du droit colonial à la colonisation du droit par l'histoire; Les droits des Autochtones aujourd'hui : la quête d'un juste partage du territoire et du pouvoir; et Les droits des Autochtones comme enjeu de gouvernance. Ce livre est intéressant pour de nombreuses raisons; il permet notamment de mieux comprendre la provenance des droits ancestraux, leur évolution, et certaines de leurs raisons d'être.
Les origines et les fondements des droits des Autochtones sont présentés dans la première section de l'ouvrage sous deux grands angles, à savoir l'étude de l'évolution de la doctrine de la découverte et celle des traités conclus entre les différentes autorités politiques et les peuples autochtones du Canada. Le chapitre d'André Émond nous propose de mieux comprendre la rencontre entre les Autochtones et les Européens, en dessinant l'évolution de la doctrine de la découverte. C'est en effet en épousant cette doctrine que la couronne anglaise octroya des terres, sans égard aux Autochtones qui peuplaient le territoire. Le fait que les puissances européennes qui s'en disputaient la possession aient considéré ce “ nouveau territoire ” comme terra nullius a créé deux problèmes majeurs : l'émergence de contentieux territoriaux entre les puissances coloniales et une absence de bonnes relations avec les peuples autochtones. Étant donné les difficultés qu'elle engendrait, la doctrine fut révisée plus d'une fois, ce qui entraîna l'adoption de règles régissant la possession du territoire entre les puissances coloniales et un engagement effectif de la part de la couronne anglaise par l'adoption de la Proclamation royale de 1763 à protéger les peuples autochtones des fraudes et des empiètements commis à leur égard.
Renée Dupuis, pour sa part, affirme qu'il y eut une évolution des relations entre Premières nations et autorités politiques au 18e siècle, par la transition de “ traité-contrat ” à “ traité-alliance ”, cette nouvelle forme de traité jetant les bases de relations de nation à nation. Avec l'objectif d'expliquer cette évolution, Dupuis propose d'étudier les traités selon deux grandes périodes, soit préconfédérative et post-confédérative, tout en spécifiant que les perspectives autochtones en étaient absentes.
En ce qui concerne le processus de reconnaissance des droits des Autochtones aujourd'hui, Paul Dionne déclare qu'ils se trouvent devant deux possibilités : s'adresser aux tribunaux ou négocier avec le gouvernement. La première option, dit-il, est défavorable aux Autochtones, car elle “ se prête mal au développement de stratégies pour la mise en œuvre de droits ”. La deuxième option est une solution à envisager, malgré les difficultés qu'elle implique du fait du manque d'organismes neutres et d'aide financière pour préparer les négociations. L'auteur voit dans cette situation peu propice à la reconnaissance des droits des Autochtones une menace d'extinction des droits ancestraux. Il conclut en proposant une “ solution hybride ”, permettant l'utilisation du judiciaire et de la négociation comme éléments complémentaires.
Puis, Sébastien Grammond démontre en quoi les traités dits modernes se distinguent de ceux qui furent signés il y a plus de trente ans. L'explication qu'il avance comporte quatre grands points, à savoir le maintien des droits ancestraux et des compétences provinciales sur les terres publiques, une participation autochtone à la gestion des ressources naturelles et un engagement envers l'adoption ou le maintien de normes et de standards lors d'ententes d'autonomie gouvernementale.
Enfin, au sujet des droits des Autochtones comme enjeu de gouvernance, Otis expose un point sensible, celui de “ [l']opposabilité de l'instrument constitutionnel aux gouvernements autochtones ”. Sur ce point, Otis précise que les peuples autochtones n'ont pas pleinement participé à l'édification de l'ordre constitutionnel canadien, ce qui aurait pour effet de diminuer la légitimité de l'État à leur égard. Ensuite, l'auteur se questionne sur la compatibilité des aspirations de gouvernance autochtone avec le concept général de bonne gouvernance préconisé par l'État. De nombreux auteurs jugent qu'on est en présence de deux mondes parallèles, celui des allochtones, marqué par un “ univers culturel occidental individualiste et libéral ” s'opposant à une “ autochtonie traditionnelle durablement imprégnée d'une philosophie de la responsabilité individuelle, de l'harmonie et de la solidarité communautaire ”. Finalement, Otis soulève une autre question pertinente, celle de savoir si la Charte canadienne des droits et libertés met en péril la différence autochtone. Dans ce contexte, il décrit les différences entre le modèle étatique de gouvernance et celui de la gouvernance informelle de l'autochtonie précoloniale.
Bien que le désir d'inclure des éléments supplémentaires dans un ouvrage soit une réaction facile de la part du lecteur, je me permets néanmoins de noter qu'il aurait été souhaitable que cet ouvrage traite quelque peu de l'état des enjeux soulignés en lien avec leurs développements sur la scène internationale. Le contexte autochtone canadien comporte quelques exemples où les peuples autochtones ont utilisé la sphère internationale pour modifier une situation locale qui leur était défavorable. Que ce soit par la lutte que mènent les Lubicons au Nord de l'Alberta ou l'abolition du projet hydroélectrique sur la rivière Grande-Baleine, les peuples autochtones ont appris à utiliser les nouveaux outils qu'offre l'émergence des acteurs étatiques et non étatiques au niveau international. Il serait intéressant de présenter les conséquences de cette situation sur l'évolution des relations entre les Premières nations et les gouvernements du Canada. Ensuite, mentionnons de nouveau l'importance de la question soulignée par Otis de l'opposabilité du cadre constitutionnel canadien et des aspirations de gouvernance autochtone. Ces éléments devraient être au cœur de toute réflexion concernant les peuples autochtones du Canada.
En conclusion, cet ouvrage demeure un outil important pour tous ceux qui s'intéressent aux questions et enjeux relatifs aux peuples autochtones. Bien que l'argumentation présentée soit plutôt d'ordre juridique, le livre reste abordable et ne s'adresse pas seulement aux juristes et aux spécialistes.