L'ouvrage Drawdown tire son titre de l’expression dans la langue anglaise « climate drawdown ». Cette expression désigne le moment à partir duquel les efforts mondiaux de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) et de captage des GES commenceront à en faire diminuer les concentrations atmosphériques sur une base annuelle. L'atteinte de ce point de bascule représentera un moment important de la lutte contre les changements climatiques dangereux : il confirmera que les efforts consentis pour décarboniser l'économie sont en mesure de limiter le réchauffement climatique et possiblement d'en inverser le réchauffement de le renverser. À l'inverse, il est maintenant établi que le maintien des tendances actuelles conduit à l'emballement du réchauffement climatique et à des impacts sévères, étendus et irréversibles sur l'ensemble des sociétés humaines.
L'ouvrage Drawdown a été produit par Project Drawdown, une organisation à but non lucratif réunissant une coalition mondiale de plus de 250 chercheurs universitaires, de scientifiques, d'étudiants des cycles supérieurs, de décideurs publics, d'entrepreneurs et de militants. L'organisation a pour objectif de répertorier les mesures de réduction des émissions les plus susceptibles de contribuer à l'atteinte du point de bascule, ainsi que d'estimer les avantages économiques, sociaux et environnementaux attendus au terme de 30 années de mise en œuvre d'un plan ambitieux de décarbonisation. La coalition conduit des analyses reposant sur des données rendues disponibles par plusieurs organisations internationales réputées, dont le Groupe d'experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, l'Agence internationale de l’énergie, l'Agence internationale de l’énergie renouvelable et l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture.
L'ouvrage Drawdown est le premier projet de communication publique de l'organisation, visant à communiquer au grand public, aux groupes d'intérêt et aux décideurs que la décarbonisation de l'économie et de l'atmosphère est non seulement de l'ordre de la possibilité technique, mais qu'elle génère également des bénéfices supérieurs à ses coûts sur les plans économique, social et environnemental. Force est de constater que l'exercice a été un succès en termes de diffusion, puisque Drawdown est devenu un New York Times bestseller moins d'un mois après sa publication en avril 2017.
L'ouvrage est structuré par deux principaux objectifs. Le premier objectif consiste à identifier les mesures de décarbonisation qui seraient collectivement suffisantes pour éliminer les émissions mondiales de GES puis amorcer la séquestration de carbone atmosphérique. Les auteurs ont recensé et évalué la fiabilité de plus de 5000 rapports techniques et articles savants afin d'identifier 80 mesures. Présentées au fil de plus de 450 pages, ces mesures sont regroupées en 7 principaux secteurs d'intervention, à savoir l'énergie, l'alimentation, les femmes et les filles, les bâtiments et les villes, l'usage du territoire, le transport, ainsi que la gestion des matériaux et les matériaux innovants.
Le second objectif de l'ouvrage consiste à estimer l'efficacité de ces mesures ainsi que leurs coûts et bénéfices sur une période de trente ans (2020–2050). Pour ce faire, les mesures sont intégrées dans des modèles techno-économiques sectoriels. Trois scénarios de modélisation sont retenus : 1) le scénario « plausible » caractérisé par des hypothèses conservatrices de déploiement des mesures ; 2) le scénario « Drawdown » caractérisé par des hypothèses moins prudentes quant au coût de ces mesures ; et 3) le scénario « optimal » caractérisé par une mise en œuvre ambitieuse maximisant le potentiel de réduction des mesures.
Les résultats de ces modélisations sont présentés succinctement dans deux tableaux sommaires s’étendant sur une dizaine de pages en fin d'ouvrage. Alors que le scénario plausible n'est pas suffisant pour atteindre le point de bascule d'ici 2050, le scénario Drawdown conduit à une séquestration annuelle de 0,59 Gt de GES atmosphériques d'ici 2050 et le scénario optimal conduit à une séquestration annuelle de 0,99 Gt de GES atmosphériques dès 2045.
Les mesures répertoriées et évaluées par le Projet Drawdown sont largement connues par les spécialistes des politiques climatiques et de l'analyse économique des changements climatiques. Dès 2009, la firme de consultation McKinsey & Company présentait un tel inventaire accompagné d'une estimation des coûts et des avantages de la mise en œuvre dans un rapport sur les trajectoires menant à une économie faible en carbone. De nombreux travaux ont depuis confirmé et affiné l'inventaire comme l'estimation.
De même, de nombreux travaux ont identifié les politiques publiques les plus susceptibles de permettre ou de renforcer la mise œuvre les mesures de décarbonisation. Ces instruments de politique permettraient de changer la configuration des incitatifs qui structurent les comportements des acteurs économiques, afin de les orienter vers les produits et les services les plus sobres en carbone. L'élimination des subventions aux énergies fossiles et la tarification du carbone sont deux interventions susceptibles de contribuer à cette reconfiguration.
À la lecture de Drawdown, force est de constater que le principal obstacle à la lutte contre les changements climatiques dangereux est la mise en œuvre timorée des mesures de décarbonisation. Présentant de multiples bénéfices additionnels à la diminution de l'exposition au danger climatique, pourquoi ces mesures et les politiques climatiques englobantes ne sont-elles pas adoptées et mises en œuvre rapidement et à grande échelle? Le travail de l'organisation Project Drawdown repose sur la prémisse que les mesures de réduction des émissions ne sont pas largement déployées parce qu'elles n'ont pas été présentées et expliquées adéquatement–en d'autres mots parce que les acteurs politiques ignorent à quoi ressemblerait la mise en œuvre d'un chantier ambitieux de décarbonisation profonde, notamment sur le plan des bénéfices conjoints attendus sur les plans environnemental, économique et social. Cet argument est toutefois présenté sans justification adéquate et on aurait raison de douter que notre échec collectif à mettre en œuvre des mesures ambitieuses de décarbonisation repose simplement sur un déficit d'information.
Il faut plutôt chercher les raisons de cette impasse dans la dynamique politique propre à chaque communauté. La joute des intérêts et des identités qui se déploie dans les arènes médiatiques et institutionnelles Détermine finalement quelles sont les priorités à l'agenda législatif et quelles politiques publiques sont susceptibles d'être adoptées et mises en œuvre, puis de résister à un changement de gouvernement. Plusieurs forces politiques sont responsables de ce résultat, dont au premier titre les électeurs, les groupes d'intérêt et les décideurs publics. Sans une bonne compréhension des obstacles politiques à l'adoption et à la mise en œuvre des politiques publiques favorables au déploiement à grande échelle des mesures de réduction de GES, il y a fort à parier que notre ingénuité technique sera en vain.
La recherche en politique des changements climatiques devrait compter parmi ses priorités les objectifs suivants : 1) identifier les facteurs qui ont contribué au succès des communautés politiques qui sont chefs de file en matière décarbonisation, dont au premier titre la Californie; 2) identifier et comprendre les défis et les opportunités techniques, économiques et politiques propres au programme de décarbonisation profonde, pour chaque communauté politique d'intérêt; 3) identifier les facteurs qui améliorent le soutien des électeurs et des parties prenantes pour les politiques climatiques, avec une attention aux particularités régionales et culturelles; et 4) identifier les facteurs qui améliorent l’ambition climatique des élus, des dirigeants et des principales parties prenantes.
Si l'ouvrage Drawdown ne contribue à aucun de ces objectifs de recherche, il s'agit néanmoins d'un ouvrage important pour le public, comme le souligne son indéniable succès commercial et critique. Il présente une vue d'ensemble à jour des mesures les plus susceptibles de stabiliser le réchauffement du climat à 1,5 C au-delà des niveaux préindustriels. Avec sa diffusion enviable, Drawdown pourrait contribuer à freiner le sentiment d'apathie qui peut s'emparer des individus qui croient qu'il est trop tard pour éviter la catastrophe climatique–des études ultérieures permettront peut-être de confirmer cet effet. En outre, il est permis d'espérer que les analyses du Project Drawdown puissent contribuer substantiellement au travail des politologues : les données recueillies par l'organisation pourraient permettre l'identification des mesures de décarbonisation susceptibles de constituer soit des défis, soit des opportunités politiques pour les communautés politiques ayant des émissions de GES élevées.