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Démocratie délibérative et sécession

Published online by Cambridge University Press:  02 August 2005

Stéphane Courtois
Affiliation:
Université du Québec à Trois-Rivières
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Abstract

Résumé. L'auteur entend défendre dans cet essai une conception de la sécession qu'il appelle délibérative et la justifier par rapport à d'autres théories concurrentes de la sécession. En l'absence d'un encadrement juridique clair et rigoureux des cas de sécession, de plus en plus nombreux, qui échappent aux situations de domination coloniale prévues par le droit international, la question se pose en effet de savoir s'il n'existe pas d'autres moyens de les résoudre dans des conditions pacifiques. L'auteur soutient que la démocratie délibérative pourrait offrir de tels moyens. Le but de l'article est d'examiner dans quelles conditions et à l'intérieur de quelles limites.

Abstract. In this article, the author aims at supporting a deliberative conception of secession and at justifying it against other rival theories. In the absence of clear and rigorous legal regulations of more and more numerous cases of secession going beyond the situations of colonial domination already covered by the international law, the question arises as to whether other means for their pacific solution are available. The author contends that deliberative democracy could provide such a means and examines in what conditions and within what limits this could be achieved.

Type
Research Article
Copyright
© 2004 Cambridge University Press

La démocratie délibérative dispose-t-elle des ressources permettant d'encadrer correctement les menaces de sécession? La question est importante pour au moins deux raisons. Tout d'abord, bon nombre des revendications autonomistes et sécessionnistes de la part des minorités ethniques ou nationales au cours des dix ou quinze dernières années, notamment après l'effondrement du régime soviétique, se caractérisent par le fait qu'elles débordent les situations d'oppression coloniale prévues par le droit international. Même si le principe de l'autodétermination des peuples se trouve affirmé dans nombre de traités internationaux1

Pour les extraits des différents articles du droit international à ce sujet, voir Hannum : 1993.

, les revendications allant des demandes d'élargissement de l'autonomie politique, du respect de droits linguistiques ou de droits à l'intégrité, à la survie ou l'épanouissement culturel des peuples, jusqu'aux menaces de sécession pures et simples, s'étendent désormais à des contextes post-coloniaux auxquels le droit international doit plus que jamais s'ajuster. Il l'a fait en partie, mais pas entièrement (Anaya, 1995 : 324–327; Hannum, 1989 : 10–18). La question se pose donc de savoir s'il n'y aurait pas lieu, en l'absence ou dans l'attente de ressources juridiques satisfaisantes, tant au plan national qu'international, permettant de couvrir adéquatement ces nouvelles situations où des revendications fortement autonomistes et des velléités sécessionnistes sont en jeu, de recourir à d'autres moyens, dont ceux que pourrait offrir peut-être la démocratie délibérative. Cependant – et c'est la seconde raison pour laquelle il importe de savoir si la démocratie délibérative est en mesure de jouer un rôle ici, quel qu'il soit – la littérature existante sur les relations entre démocratie délibérative et sécession est plutôt mince. Comme nous le verrons, hormis quelques études qui se sont penchées sur la question, les principaux défenseurs de la démocratie délibérative n'ont pas jusqu'à maintenant sérieusement réfléchi aux possibilités que pourrait offrir la délibération démocratique pour résoudre certaines situations critiques comme les menaces de sécession. La thèse principale que je défendrai dans ce texte est que la démocratie délibérative est en mesure d'offrir des solutions précises à ces situations et que, dans certains cas de figure, la sécession peut représenter l'une d'entre elles.

Je procéderai en quatre temps. En premier lieu, je tenterai de faire valoir une conception de la sécession que j'appelle délibérative. Je montrerai que cette conception peut être conçue comme une variante des théories dites “de la juste cause”, tout en étant distincte de ces dernières, car elle permet notamment de concilier les intuitions, à mon sens justes, des conceptions substantielles (nationalistes) et procédurales (démocratiques) de la sécession, ce que parviennent moins facilement à faire les théories de la juste cause. En second lieu, je passerai brièvement en revue la littérature existante sur les relations entre démocratie délibérative et sécession. Retiendront en particulier mon attention les travaux de Cass Sunstein et de Jürgen Habermas. Je montrerai que la principale faiblesse de ces études consiste à concevoir la sécession soit en opposition avec la démocratie délibérative et comme une menace pesant sur elle, soit comme une option jugée d'emblée peu recommandable pour des motifs relevant moins de la démocratie délibérative que d'une optique cosmopolitique puissamment affirmée. À l'encontre de ces approches, j'exposerai, en troisième lieu, mes propres vues sur la question et spécifierai dans quelles conditions la démocratie délibérative pourrait éventuellement s'offrir comme une ressource permettant de solutionner certaines situations de sécession. Finalement, j'illustrerai les résultats possibles de la délibération sur la sécession par trois cas de figure et montrerai que, dans certains cas, la sécession pourrait constituer une avenue à emprunter.

I

À la suite de Wayne Norman (1998 : 35–43), j'estime qu'il convient de distinguer trois conceptions dominantes de la sécession. Dans ce qui suit, j'aimerais relever les principales difficultés qu'elles me semblent présenter et faire valoir les avantages d'une conception délibérative de la sécession.

(a) Selon la première conception, que l'on peut qualifier de théorie de l'autodétermination nationale, la sécession est justifiée si elle est le fait de nations ou de groupes qui se perçoivent comme tels. L'idée ici est donc que les nations disposent d'un droit primaire à l'autodétermination, ce qui implique que, dans les situations où elles forment des minorités nationales, les nations auraient un droit primaire à former leur propre État, et donc à faire sécession. Cette conception de la sécession est dérivée, ni plus ni moins, de la conception de l'autodétermination nationale que le président Woodrow Wilson et d'autres ont suggérée après la Première Guerre mondiale, lors de la rédaction du Traité de Versailles. Selon cette conception, les “peuples” censés exercer leur autodétermination sont des communautés ethniques, culturelles ou nationales, et les frontières des États doivent dans la mesure du possible épouser les frontières “naturelles” de ces communautés. Peu de théoriciens, parmi ceux qui se considèrent actuellement comme des nationalistes libéraux, défendent cette conception dans son intégralité. Ils sont nombreux à rejeter l'existence d'un droit pur et simple, “primaire”, à la sécession et font plutôt valoir l'idée que les nations ne disposent d'un droit à la sécession que si d'autres conditions jugées indispensables à la sécession sont réunies (Miller, 1995 : 113–118; Moore, 1997). D'autres encore rejettent le principe de nationalité, selon lequel toute nation doit disposer de son État, en faveur d'une conception multinationale de l'État de droit (Bauböck, 2000; Kymlicka, 1995 : 173–192 et 2001 : 91–119; Norman, 1994; Tully, 1995). Dans un monde où s'entrecroisent plus de 5000 groupes ethniques et nationaux sur différents territoires, il serait impraticable, voire dangereux pour l'équilibre mondial, de créer des États taillés sur mesure pour toutes les nations et mieux vaut regrouper les nations dans des États multinationaux. Selon cette conception, la sécession ne serait justifiée que si les États multinationaux se montrent injustes à l'endroit de leurs minorités nationales (en cherchant par exemple à les assimiler) ou s'avèrent incapables de leur assurer un degré suffisant d'autonomie politique.

Bref, si tous s'entendent sur une version plutôt modérée du principe de l'autodétermination nationale, on n'en fait pas moins valoir ce que l'on pourrait appeler une conception “substantielle” de l'autodétermination, dérivée, de près ou de loin, de la conception wilsonienne : ce sont les “peuples” qui s'autodéterminent, ce sont les “nations” qui disposent d'un droit, tout au moins prima facie, à l'autonomie gouvernementale et, éventuellement, si les circonstances sont jugées appropriées, à la sécession. Mais cela pose un problème majeur par rapport au droit international.

En effet, la conception wilsonienne de l'autodétermination a été remplacée, après la Seconde Guerre mondiale, par une conception essentiellement territoriale, et non plus ethnique, de l'autodétermination (Moore, 1998 : 2–3). Le droit à l'autodétermination des peuples, tel qu'il figure dans l'Article 1 de la Charte des Nations Unies et dans nombre d'autres traités internationaux, couvre deux choses : l'autodétermination interne (le droit pour les peuples de déterminer les politiques sociales, économiques et culturelles de leur État) et l'autodétermination externe (le droit pour les peuples de décider librement de leur statut international) (Cassese, 1981 : 96–101). Outre les États-nations existants, ce droit a cependant été historiquement limité à certains “peuples” : non pas les minorités ethniques, culturelles ou nationales de toutes sortes, mais les “territoires sans gouvernement autonome”, c'est-à-dire les groupes victimes d'oppression coloniale (Hannum, 1989 : 8–9). L'autodétermination interne a jusqu'ici été interprétée en référence aux droits humains individuels : il s'agit essentiellement de droits civils et politiques (Cassese, 1981 : 101–102), c'est-à-dire des droits d'opinion et d'expression, des droits de vote, d'association, et ainsi de suite. Quant à l'autodétermination externe, elle a été envisagée, non pas comme un moyen pour les groupes soumis à une emprise coloniale d'éliminer les frontières territoriales tracées par les occupants et de recouvrer leur identité ethnique, linguistique ou nationale précoloniale, mais uniquement comme une condition à la pleine jouissance de leurs droits civils et politiques à l'intérieur des frontières territoriales existantes (Anaya, 1995 : 324). En dehors de ces situations coloniales, les autodéterminations interne et externe ont été interprétées en référence à la doctrine de la souveraineté de l'État et à ses corollaires (unité nationale, intégrité territoriale, juridiction exclusive, non intervention, et ainsi de suite). En d'autres mots, ces principes ont traditionnellement visé à protéger les frontières territoriales officiellement reconnues des États-nations existants contre les menaces internes ou externes, et non pas celles des États issus d'une sécession, dont la délimitation reste par définition contingente. Bref, le droit international se montre actuellement très peu accueillant aux revendications s'inspirant, de près ou de loin, de la conception wilsonienne de l'autodétermination nationale : il reconnaît les droits humains individuels et, à l'autre extrémité, la souveraineté des États, mais les droits collectifs des communautés ethniques, culturelles ou nationales à l'autodétermination et, le cas échéant, à la sécession, qui se situent pour ainsi dire entre ces deux pôles et ne peuvent se réduire à l'un ou l'autre, se trouvent présentement dans une sorte de vide juridique.

(b) J'appellerai la seconde conception de la sécession théorie démocratique de la sécession (Beran, 1984; Copp, 1997; Philpott, 1995 et 1998; Gauthier, 1994). À la différence de la précédente, cette conception se veut individualiste et procédurale, et non plus collectiviste et substantielle. Elle est individualiste pour autant que le droit à l'autodétermination renvoie désormais aux libertés politiques des citoyens (droit à la libre association, à la libre expression, droit de vote, droit d'élire le gouvernement de son choix) et non plus à l'autodétermination collective d'un groupe national donné. Elle est procédurale, pour autant que les raisons morales de faire sécession (oppression politique, exploitation économique, revendication territoriale ou survie culturelle) sont secondaires : seul importe le consentement des membres d'une région donnée à faire sécession, qu'ils forment ou non une nation, en autant que leur volonté s'exprime dans un vote majoritaire conformément à des procédures démocratiques reconnues. Ne pas respecter cette volonté équivaudrait à dénier les libertés démocratiques des citoyens, et donc contrevenir à un droit humain fondamental.

Je ne reprendrai pas ici les critiques, nombreuses, qui ont été adressées à cette conception (Buchanan, 1997a : 313–318 et 1998a : 14–33; Miller, 1995 : 109–112; Norman, 1998 : 37–41). J'aimerais simplement attirer l'attention sur deux points.

Tout d'abord, on peut dire de cette conception qu'elle rejoint le droit international dans sa volonté de “désubstantialiser” le droit à l'autodétermination, c'est-à-dire de faire coïncider ce droit, non plus avec la volonté d'une communauté nationale particulière de disposer de son propre État, mais davantage avec l'autodétermination civique des citoyens à l'intérieur d'un territoire qui n'est pas d'emblée délimité par des frontières ethniques et culturelles, comme ce fut fait dans les cas d'oppression coloniale. Mais là s'arrête toute comparaison. Je ne vois pas comment une telle conception pourrait être supportée de quelque manière par le droit international ou le droit constitutionnel interne. Si le droit international et bon nombre de nationalistes libéraux ont pris leur distance par rapport au principe de nationalité et à la conception wilsonienne de l'autodétermination, c'est en raison de l'instabilité potentielle, tant au niveau national qu'international, que provoquerait le fait d'autoriser et de reconnaître toutes les volontés sécessionnistes à partir du moment où elles sont le fait de communautés ethniques ou nationales. Inutile de dire que, si la communauté internationale se devait maintenant de reconnaître les volontés sécessionnistes simplement fondées sur des décisions démocratiques majoritaires, cela créerait une situation politique encore plus explosive. Les effets dominos seraient incalculables. La théorie démocratique de la sécession ouvre en effet la voie au principe de récurrence, selon lequel toute sous-communauté peut faire sécession à partir du moment où une volonté démocratique majoritaire est exprimée et toute sous-sous-communauté est autorisée à faire de même et ce, à l'infini. Il n'est pas difficile d'imaginer que l'application de ce principe à l'échelle de la planète mènerait l'ordre international tout droit au chaos.

Mais la théorie démocratique de la sécession me semble problématique pour une autre raison importante : elle s'appuie, de manière le plus souvent implicite, sur une conception étroite et limitée du processus démocratique et de l'autonomie politique des citoyens. Elle conçoit en effet le processus démocratique comme une activité stratégique procéduralement réglée (notamment par la règle démocratique de la majorité) par laquelle les partis politiques tentent de s'emparer des positions de pouvoir qui leur permettront de faire valoir leurs intérêts. L'autonomie politique des citoyens est réduite à une activité plébiscitaire consistant à voter pour le parti ou le programme de leur choix lors d'élections et de référendums. S'il y a délibération, elle se limite généralement à un processus de négociation entre les représentants politiques et les groupes d'intérêts présents au sein de la société civile. Comme on sait, cette conception de la démocratie a été sérieusement mise en cause par les défenseurs de la théorie délibérative de la démocratie (Gutmann et Thompson, 1996; Habermas, 1997 et 1998a : 259–274), qui ont tenté d'élargir la vision ci-dessus, jugée trop limitée, du processus démocratique et de l'autonomie politique des citoyens. D'une part, le processus démocratique est désormais envisagé comme un processus délibératif, c'est-à-dire comme une démarche large et inclusive de discussion publique dans des forums formels (parlements, tribunaux) et informels (société civile) à laquelle participent, non seulement les représentants politiques, mais aussi et surtout les citoyens au sujet des lois et des programmes politiques les affectant. D'autre part, cette discussion est elle-même conçue, non plus comme un lieu où chacun cherche stratégiquement à faire triompher ses intérêts, mais plutôt comme le lieu où les citoyens échangent des arguments et des raisons sur la valeur et le bien-fondé des options qui leur sont offertes, dans des conditions de réciprocité et de respect mutuel. Selon cette conception, l'autonomie politique des citoyens n'est plus limitée à une citoyenneté passive se résumant en un acte plébiscitaire périodique où s'exprime leur volonté, mais s'élargit en une citoyenneté active et responsable, mettant en jeu certaines aptitudes essentielles, comme l'aptitude à la réflexion critique (l'aptitude à évaluer les raisons morales à l'appui d'un programme ou d'une décision politique) et l'aptitude à la modération publique, c'est-à-dire la capacité à participer aux débats publics et à se comporter avec les vertus correspondantes (ouverture d'esprit, magnanimité, intégrité, et ainsi de suite) (Galston, 1991 : 213–237; Macedo, 1990 : 254–285; Gutmann et Thompson, 1996 : 79–91). On aura compris que c'est sur cette conception, délibérative, de la démocratie que j'entends appuyer l'approche de la sécession que je préconise, et non sur la théorie de la démocratie entendue comme simple théorie du choix.

(c) La dernière conception de la sécession est couramment appelée théorie de la sécession comme droit de réparation (“remedial right only theory of secession”) ou encore théorie de la juste cause (Buchanan, 1997b : 34–41; Norman, 1998 : 41–43). Cette conception se rattache aux deux précédentes en ce qu'elle peut être considérée comme étant en partie substantielle et en partie procédurale, mais elle s'en distingue également en délimitant différemment ce qui est substantiel et ce qui est procédural. Contre la théorie démocratique de la sécession, ses défenseurs soutiennent qu'il ne suffit pas pour un groupe donné de recueillir l'assentiment d'une majorité pour faire sécession mais qu'il faut des raisons morales substantielles pour faire sécession. Généralement, ces raisons sont la réparation d'une injustice commise à l'endroit d'un groupe, qu'elle soit actuelle (violation systématique des droits de l'Homme) ou passée (territoire annexé par la force), ou lorsqu'il s'agit de formes dérivées de colonialisme, tel que le fait pour un État d'empêcher de manière systémique un groupe donné de s'épanouir sur son territoire, ce que Buchanan appelle la redistribution discriminatoire (1997a : 312–313). Mais ceci implique, à l'opposé cette fois la théorie de la sécession comme autodétermination nationale, qu'il n'existe pas de droit primaire à la sécession, c'est-à-dire qu'il ne suffit pas pour un groupe donné de se percevoir comme une nation pour réclamer légitimement un droit de sécession (Buchanan : 1998b)2

Buchanan va plus loin encore : non seulement le fait de constituer une nation n'est pas une condition suffisante à l'autodétermination ou à la sécession, mais il ne s'agirait même pas d'une condition nécessaire. Pour Buchanan, l'annexion d'un territoire par la force, le viol de droits humains ou la redistribution inéquitable sont injustifiables en tant que tels, non parce que ces actions seraient commises à l'endroit de nations. Ce qu'il oublie cependant, c'est qu'elles concernent le plus souvent, précisément, des nations. En cherchant à épurer entièrement le problème de la sécession de sa dimension nationale, Buchanan amenuise la crédibilité de sa position. Il est en effet difficile de voir en quoi les groupes qui ne forment pas des nations (groupes économiques, sexuels, religieux, politiques) pourraient être victimes d'annexion forcée de territoire. Et s'ils sont victimes de redistribution inéquitable, de discrimination systématique ou de viol de droits humains, il est encore difficile de voir comment la sécession pourrait constituer une réponse à leurs problèmes.

. Mais cela, les nationalistes libéraux le reconnaissent déjà. Là où les défenseurs de la théorie de la juste cause se distinguent réellement de ces derniers, c'est lorsqu'ils affirment qu'il ne suffit pas d'avoir des raisons morales substantielles, quelles qu'elles soient, pour faire sécession, mais qu'il faut en plus certains dispositifs institutionnels susceptibles de recevoir et de traiter ces raisons, susceptibles d'encadrer procéduralement les situations de sécession. Ces dispositifs sont conçus par les théoriciens de la juste cause de manière essentiellement juridique : il s'agit d'amener les situations de sécession sous la règle du droit. Deux stratégies ont été jusqu'ici envisagées : au plan international, il faudrait formuler des principes explicites et des procédures claires de sécession (Buchanan, 1997a : 305–312) ; au plan domestique interne, il faudrait constitutionnaliser le droit de sécession, non pas de manière à promouvoir la sécession, mais de manière à la prévenir et à en réguler à l'avance les effets (Buchanan, 1991 : 127–149; Norman, 1998 : 50–56; Weinstock, 2000 et 2001).

La conception délibérative de la sécession que je défends peut être considérée comme une variante des théories de la juste cause. Comme elles, elle considère qu'il faut des raisons morales substantielles pour faire sécession et qu'il faut également des mécanismes institutionnels aptes à encadrer les situations de sécession. Cependant, elle conçoit différemment les raisons morales et les mécanismes institutionnels. D'une part, elle ne délimite pas à l'avance quelles sont les raisons morales de faire sécession : ce sont aux acteurs eux-mêmes de faire valoir ces raisons et de convaincre l'opinion publique que leur cause est juste. Les raisons morales de faire sécession ne peuvent donc être limitées d'emblée aux viols de droits humains ou à l'annexion forcée de territoire : la préservation culturelle, l'exploitation économique, le caractère inéquitable d'un arrangement politique, la non reconnaissance systématique d'une nation par l'État central pourraient également, le cas échéant, constituer des raisons potentielles de faire sécession, si d'autres options ne sont pas disponibles. La conception délibérative de la sécession rejoint sans nul doute ici les intuitions des nationalistes libéraux, en tout cas davantage que ne le font les théoriciens de la juste cause. En effet, les revendications autonomistes des groupes culturels, ethniques et nationaux pour lesquelles le droit international se montre actuellement peu accueillant reçoivent ici un écho favorable. Mais la conception délibérative se représente également différemment les mécanismes institutionnels susceptibles d'encadrer la sécession: ceux-ci ne sont plus de nature juridique, mais plutôt de nature démocratique et délibérative. En d'autres termes, ce n'est plus au droit (international ou constitutionnel) d'édicter les règles de sécession et de se prononcer à l'avance sur les raisons acceptables de faire sécession : c'est aux citoyens eux-mêmes de le faire dans des conditions institutionnelles de délibération démocratique transparentes et égalitaires (qui restent à définir), des conditions de délibération propres, non pas à garantir, ce qui est impossible, mais à autoriser tout au moins la présomption que les résultats sont raisonnables. La conception délibérative rejoint cette fois, tout au moins en partie, les intuitions de la théorie démocratique du choix, tout en élargissant considérablement sa perspective et en corrigeant ses faiblesses (dans le sens indiqué tout à l'heure). La théorie de la juste cause y parvient moins aisément, puisqu'elle envisage la procédure de sécession de manière avant tout juridique (comme une chose devant être réglée et établie à l'avance dans des textes constitutionnels par les élus, les juges et les constitutionnalistes) plutôt que démocratique (comme une chose devant être débattue par les citoyens dans des forums appropriés). Mon intention ici n'est pas cependant de rejeter le droit international ou constitutionnel comme moyen légitime de réguler les situations de sécession. Je ne suis pas assez naïf pour croire que toutes les situations de sécession, notamment celles qui risquent de dégénérer en conflits violents, devraient être réglées par la délibération démocratique. Ma thèse est plutôt, comme on le verra, qu'il existe des situations de sécession qui se prêtent davantage à la délibération démocratique et qui auraient tout avantage à se régler par ce moyen plutôt que par des règles internationales ou constitutionnelles trop rigides et le plus souvent peu sensibles aux contextes. Mais avant d'examiner de quelle manière et à l'intérieur de quelles limites la démocratie délibérative peut constituer une ressource pour la résolution des situations de sécession, j'aimerais brièvement passer en revue la littérature existante sur les relations entre démocratie délibérative et sécession.

II

Les théoriciens de la démocratie délibérative se sont peu penchés jusqu'ici sur les possibilités que pourrait offrir leur approche pour la résolution des situations de sécession. Le meilleur exemple est sans nul doute l'ouvrage bien connu de Gutmann et Thompson Democracy and Disagreement (1996). Si les auteurs passent en revue nombre de problèmes, le plus souvent puisés dans l'actualité politique aux États-Unis, auxquels la délibération publique est susceptible d'apporter une voie de solution (concernant par exemple l'avortement, l'embauche préférentielle, les dons d'organes ou les politiques publiques en matière de soins de santé), ils ne consacrent pas une seule ligne aux situations de sécession3

On pouvait espérer que Gutmann corrige le tir, dans son récent ouvrage Identity and Democracy (2003) explicitement consacré aux problèmes du multiculturalisme et aux demandes croissantes de reconnaissance de la part des groupes ethniques et culturels. Or, il n'en est rien : Gutmann se contente simplement de condamner le nationalisme sous quelque forme que ce soit et de défendre le caractère universaliste de la doctrine des droits humains fondamentaux qui serait difficilement compatible avec l'optique nationaliste (2003 : 54–55).

. Sans doute ne faut-il pas s'en surprendre puisque les États-Unis, à la différence des pays comportant une ou plusieurs minorités nationales, n'ont pas été confrontés au cours de leur histoire récente à des menaces sécessionistes en provenance d'un groupe minoritaire bien défini. Il n'en demeure pas moins que la théorie de la démocratie délibérative développée dans cet ouvrage fournit un cadre d'analyse que j'estime approprié pour la prise en compte des situations de sécession. Les auteurs conçoivent en effet la délibération démocratique comme un juste milieu entre la démocratie procédurale et la démocratie constitutionnelle (1996 : 26–39 et 346–357). Alors que la première met l'emphase sur la règle de la majorité et sur le caractère équitable des procédures démocratiques de vote et de prise de décision aux dépens cependant de la délibération, la seconde insiste sur la justesse des résultats et sur la protection constitutionnelle des droits fondamentaux, tout en confiant la délibération sur ces questions à la Cour suprême. Le juste milieu recherché est celui de la “middle democracy”, du débat démocratique tel qu'exercé par les citoyens dans tout forum, gouvernemental ou non, formellement organisé ou non, où ils peuvent se réunir pour délibérer sur des questions d'intérêt public (1996 : 12–13 et 35). Comme je l'ai expliqué tout à l'heure, c'est ce juste milieu qu'entend prendre pour assise la théorie délibérative de la sécession telle que je la conçois, à distance à la fois de la théorie démocratique du choix et des théories prédominantes de la juste cause, lesquelles sont soit trop procédurales ou trop constitutionnelles. Et c'est dans des forums adaptés à cette “middle democracy” que, comme je le montrerai plus loin, j'estime que devrait se dérouler la délibération sur la sécession.

Un autre théoricien important de la démocratie délibérative, Jürgen Habermas, s'est, quant à lui, explicitement prononcé sur le nationalisme et les menaces de sécession, le plus souvent pour les condamner. Ses arguments, cependant, sont moins liés aux thèses qu'il soutient relativement à la démocratie délibérative qu'aux positions qu'il adopte à l'endroit du destin de l'État-nation à l'ère de la mondialisation, où il défend une perspective cosmopolitique très forte (1998a et 1998b). Ses thèses à ce sujet sont bien connues : l'État-nation serait entré dans une phase de déclin qu'expliquent les évolutions tendancielles de la scène politique et économique internationale depuis la Seconde Guerre mondiale (prise en charge progressive des questions débordant les frontières de l'État-nation par des organismes internationaux, apparition d'États fédérés au niveau continental comme l'Union européenne, participation démocratique accrue des citoyens et d'organisations non étatiques à des espaces publics transnationaux, et ainsi de suite). Étant donné ces transformations, le défi, pour les mouvements nationalistes et les groupes minoritaires, serait aujourd'hui de redéfinir leurs projets politiques dans le sens de stratégies d'intégration à des unités politiques supranationales ouvertes et décentralisées (aux frontières multiples) plutôt que dans le sens d'une sécession. Pour Habermas, la sécession ne serait justifiée que dans les cas, prévus par le droit international, se rapportant aux formes de domination étrangère et de colonialisme (1998a :136). Donc, tout comme pour les théoriciens de la juste cause, il n'existerait pas selon lui de droit primaire à la sécession et celle-ci ne serait justifiée que lorsqu'il s'agit de réparer un tort subi, tort qu'il conçoit principalement en termes d'atteinte aux droits individuels. Dans tous les autres cas, la sécession ne serait pas une option. Elle ne ferait la plupart du temps que renouveler le problème des minorités sans le régler, à moins de procéder à une entreprise d'épuration ethnique (1998a : 108 et 223). La délimitation des frontières d'un État issu d'une sécession serait par définition contingente; il s'agirait d'une question qui se règle le plus souvent par la force plutôt que par le droit (1998a : 106 et 133–137). Finalement, la création d'un État indépendant ne serait pas un gage de souveraineté : celle-ci serait de plus en plus menacée en raison de la sphère d'influence déclinante de l'État-nation sur les plans économique, politique et même culturel, en raison du multiculturalisme et de la diffusion planétaire d'une culture de masse (1998b : 114–115).

Outre ces arguments cosmopolitiques contre la sécession, la question se pose de savoir si Habermas dispose d'arguments proprement délibératifs contre celle-ci, c'est-à-dire d'arguments fondés sur la conception qu'il se fait de la démocratie délibérative. Je n'en vois aucun. Compte tenu de son optique cosmopolitique, on peut présumer que Habermas préfère surtout voir dans la délibération démocratique un mécanisme d'intégration des groupes minoritaires plutôt qu'une stratégie de résolution des cas de sécession. Ce n'est pas, en effet, dans le but de donner une assise quelconque à la sécession et à la création de nouveaux États-nations, mais, bien au contraire, en vue d'offrir un instrument post-national d'intégration démocratique de la diversité que le philosophe allemand a développé ses réflexions sur la démocratie délibérative au cours des dernières années. Mais si l'on fait abstraction de la perspective cosmopolitique qui colore d'une façon particulière sa conception de la démocratie délibérative, rien n'indique qu'une délibération publique sur la sécession doive nécessairement déboucher sur l'intégration politique des groupes minoritaires plutôt que leur sécession. Aucun lien conceptuel intrinsèque ne cimente délibération et intégration. Si cela est difficilement contestable, Habermas demeure néanmoins réticent à voir dans la délibération publique une source possible de légitimation de la sécession pour une autre raison importante, qui s'ajoute à son optique cosmopolitique. Il s'agit de l'hypothèse, avancée non seulement dans ses travaux mais également dans ceux d'autres théoriciens importants de la démocratie délibérative (Estlund, 1997; Cohen, 1986 et 1997; Rehg, 1997), selon laquelle il y aurait un lien épistémique intrinsèque entre la délibération démocratique et le caractère rationnel ou raisonnable des résultats du processus politique. En d'autres termes, contrairement à certaines variantes de la théorie de la démocratie (notamment celles, plutôt utilitaristes, fondées sur l'expression des préférences), la délibération publique est envisagée comme une entreprise rationnelle de justification des croyances au sujet du bien fondé des programmes offerts et des décisions politiques. Selon cette façon de voir, la délibération publique, ayant une valeur cognitive et non purement volitive ou émotive, pourrait difficilement conduire à des résultats irrationnels ou déraisonnables. La sécession devrait-elle, de ce point de vue, être perçue comme un résultat potentiellement irrationnel ou déraisonnable? Si l'on endosse l'optique cosmopolitique de Habermas, et si l'on estime que la sécession n'est admissible et légitime qu'en cas de viol des droits humains, il est tacitement suggéré que, pour tous les autres cas, la délibération publique, si elle est effectuée conformément à une procédure démocratique reconnue, et si tous les points de vue ont la chance de se faire entendre et d'être débattus rationnellement, pourrait difficilement conduire à la sécession. Mais il ne s'agit ici que d'une présomption. Habermas n'a jamais analysé la question en profondeur. Le but du présent essai est précisément de combler ce manque.

Je termine mon tour d'horizon par l'examen des thèses que Cass Sunstein a fait valoir sur les relations entre démocratie délibérative et sécession. Dans une étude importante (1991), il s'est prononcé contre un éventuel droit constitutionnel de faire sécession, droit qu'il juge non désirable et non nécessaire. Un tel droit est non désirable parce que enchâsser un droit de sécession dans un texte constitutionnel accroîtrait les risques que la vie démocratique de tous les jours soit compromise et paralysée par des questions émotives et irrationnelles et par le comportement stratégique des groupes aspirant à la sécession, qui brandiraient continuellement cette menace pour faire pencher les décisions politiques en leur faveur et obtenir des avantages qui, autrement, ne seraient pas justifiés (1991 : 647–654). Mais un tel droit est également non nécessaire : la plupart des circonstances légitimant un droit de sécession (restriction des droits civils et politiques, exploitation économique, annexion forcée de territoire, intégrité culturelle) peuvent être résolues autrement et beaucoup plus efficacement qu'au moyen d'un droit constitutionnel de sécession (par exemple au moyen d'une constitution adéquate protégeant les droits civils ou empêchant la discrimination économique, au moyen des normes existantes du droit international interdisant les guerres d'agression, au moyen d'une fédération décentralisée ou d'un arrangement négocié entre les unités politiques en cause) (1991 : 654–666). Je dirais que, pour l'essentiel, je suis d'accord avec les positions de Sunstein. Les partisans d'un droit constitutionnel de sécession (Buchanan, 1991 : 127–148; Norman, 1998 : 50–56; Weinstock, 2001) ont, selon moi, à résoudre l'épineuse difficulté de rendre le droit de sécession, ni trop facile, ni trop difficile à exercer, ce qu'ils ont fait jusqu'à maintenant avec plus ou moins de bonheur. Si ce droit est trop facile à exercer, leur entreprise tombe automatiquement sous le coup des arguments de Sunstein. S'il est trop difficile4

C'est la voie qui a été largement favorisée jusqu'à maintenant par les défenseurs de la théorie de la juste cause. Le droit de sécession étant un droit qualifié, il ne peut être exercé que dans certaines conditions particulières, fort exigeantes : majorité renforcée, raisons de faire sécession bien délimitées à l'avance, multiples votes populaires avant et après la sécession et périodes d'attente substantielles entre les votes, et ainsi de suite

, ce droit présente alors tous les traits d'une mesure punitive qui risque de décourager, non seulement les revendications sécessionnistes superflues, mais même celles qui seraient fondées sur une juste cause, avec pour conséquence des injustices potentielles. Finalement, si le droit de sécession n'est ni trop facile, ni trop difficile à exercer, alors on revient simplement au statu quo et ce droit devient inutile : en effet, en ne reconnaissant explicitement aucun droit constitutionnel à l'autodétermination ou à la sécession de ses unités constituantes – ce qui est maintenant la norme en droit constitutionnel dans à peu près tous les États occidentaux – un État rend l'acte de sécession ni trop facile, ni trop difficile à exercer. Bref, sans approfondir davantage la question ici, j'aurais tendance à me ranger aux positions de Sunstein.

Là où je me dissocie cependant de lui, c'est dans sa façon d'envisager les relations entre la politique démocratique et la sécession, qu'il conçoit, d'emblée, comme conflictuelles. Deux points me semblent faire problème. Premièrement, la politique sécessionniste est essentiellement présentée comme une démarche stratégique motivée par des sentiments plus ou moins rationnels. Mais on se demande pourquoi elle ne pourrait être conçue comme une démarche rationnelle faisant appel à des arguments publiquement accessibles et utilisant les ressources offertes par la politique démocratique comme un instrument de dialogue et de délibération plutôt que comme un instrument de marchandage. Sunstein n'offre aucun argument contre cette possibilité. En second lieu, il estime qu'un règlement négocié à même les institutions démocratiques existantes, notamment dans les cas où l'intégrité culturelle de certains groupes est en cause, pourrait éventuellement offrir une issue pacifique à la sécession sans qu'aucun droit constitutionnel de faire sécession ne soit nécessaire (1991 : 666). Mais cela revient alors à dire que politique démocratique et politique sécessionniste ne sont pas opposées en toutes circonstances. Elles seraient conflictuelles, ou risquent de le devenir, seulement dans certaines situations, notamment lorsqu'un État reconnaît constitutionnellement un droit de sécession à ses unités constituantes. Mais en d'autres circonstances, la politique démocratique pourrait s'avérer un moyen approprié de venir à bout de certains cas de sécession. Le problème est que Sunstein ne s'est pas prononcé plus avant sur le sujet. Comment envisage-t-il un règlement négocié de sécession? Quel rapport entretient-il avec la démocratie délibérative? Sunstein a-t-il seulement en vue une recherche de compromis équitable? Ou pourrait-il s'agir d'une véritable démarche de délibération publique où les parties prenantes tentent, non pas seulement de faire triompher leurs intérêts, mais de convaincre leur vis-à-vis de la justesse de leur cause au moyen de raisons et d'arguments? L'étude de Sunstein s'arrête là où la mienne commence.

III

Une théorie délibérative de la sécession telle que je la conçois devrait idéalement être en mesure de répondre aux questions suivantes : quelles sont les situations de sécession auxquelles la délibération démocratique est en mesure d'offrir une solution? À quels groupes s'adresse-t-elle? Qui, au juste, devrait être inclus dans l'espace de la délibération et se prononcer sur la sécession? Quels standards moraux devraient satisfaire la délibération et dans quelles conditions devrait-elle se dérouler? Je ne prétends pas, dans ce qui suit, avoir une réponse toute prête ou définitive à chacune de ces questions. Mon intention est pour le moment de nature plutôt exploratoire. Ce qui ne m'empêchera pas de proposer les pistes de solution qui m'apparaissent les plus constructives.

(1) Pour spécifier quelles sont les situations de sécession auxquelles une approche délibérative de la sécession est le plus susceptible d'apporter une contribution, je reprendrai les distinctions faites par Gutmann et Thompson entre désaccord délibératif (ou raisonnable), désaccord non délibératif (ou non raisonnable) et accord non délibératif (1996 : 69–79). J'estime que les situations de sécession les plus appropriées à la délibération démocratique sont celles pour lesquelles il existe un désaccord raisonnable, c'est-à-dire pour lesquelles les raisons morales de faire sécession sont discutables et peuvent être affirmées ou contestées de manière également justifiée. Appartiennent à cette catégorie les cas où un groupe prétend être victime d'exploitation économique, de redistribution inéquitable, d'un arrangement politique inégalitaire ou discriminatoire, de non-reconnaissance politique ou sent son intégrité culturelle menacée. Tous ces motifs de faire sécession sont une affaire de degré et sont, pour cette raison, susceptibles de recevoir des justifications opposées selon la perception que les groupes concernés ont de la gravité de la situation. Ces motifs de sécession sont également l'objet d'un pluralisme axiologique, comme le sont les débats sur l'avortement, la peine de mort, le suicide assisté, le droit des animaux, et ainsi de suite Il s'agit néanmoins de situations où les désaccords sont susceptibles d'être disciplinés et raisonnés par la discussion et la délibération, dans des conditions minimales de réciprocité et de respect mutuel. Les parties prenantes peuvent ne pas parvenir à un accord, mais comprendre néanmoins les raisons de leur désaccord. N'appartiennent pas à cette catégorie les cas de sécession motivés par le viol systématique des droits humains (les cas d'épuration ethnique) ou la revendication d'un territoire annexé suite à une guerre d'agression (si l'offense commise est récente et que le moment où elle est survenue peut être spécifié de manière précise), motifs qui n'admettent pas de degré. Il s'agit de situations de désaccord non délibératif, c'est-à-dire de situations où les conditions minimales qui permettraient aux différents groupes de s'entendre mutuellement et de délibérer sont absentes ou violées à l'avance. Le droit international risque sans aucun doute de se présenter comme un meilleur remède pour ces situations que la délibération démocratique. Finalement, n'appartiennent pas non plus aux situations de sécession que j'estime appropriées à la démocratie délibérative celles où l'acte de sécession se règle par accord mutuel, comme dans les cas de la Norvège et de la Suède en 1905, ou de la Slovaquie et de la République Tchèque. Les sécessions par consentement mutuel appartiennent à la catégorie des accords non délibératifs : il n'y a pas désaccord sur les raisons morales de faire sécession, quelles qu'elles soient et, de ce fait, la délibération n'est pas nécessaire. S'il peut toujours y avoir désaccord, c'est sur les moyens de parvenir à l'objectif souhaité. Mais celui-ci sera au mieux réglé, non pas par la délibération morale, mais par simple négociation.

(2) Une théorie délibérative de la sécession devrait idéalement s'adresser à des groupes qui partagent les grandes caractéristiques des États démocratiques et pluralistes modernes, c'est-à-dire qui : (a) constituent ou appartiennent à une société libérale ; (b) forment une communauté nationale reconnue ; (c) constituent ou appartiennent à une société multiculturelle. Ces restrictions ne sont pas arbitraires. En (a), devraient en principe être exclues du champ d'application de la théorie les minorités non libérales, telles la Croatie, la Bosnie, l'Arménie et d'autres États post-communistes de l'Europe de l'Est ou de l'Europe Centrale qui ne disposent pas d'une tradition politique libérale bien établie5

Cependant, les nations autochtones ne peuvent être exclues de l'approche délibérative que je propose. Comme l'a bien montré Kymlicka (1995 : 39–40), il est faux de croire, contrairement à un préjugé largement répandu, qu'il s'agit d'emblée de minorités non libérales. Plusieurs d'entre elles respectent les droits constitutionnels de base, mais les interprètent différemment et disposent de leurs propres traditions démocratiques. Je ne veux pas ici généraliser le cas des communautés autochtones et prétendre qu'elles forment toutes des minorités libérales. Je tiens uniquement à souligner que l'on ne peut exclure d'emblée les groupes aborigènes de l'approche délibérative que je propose sous prétexte qu'ils formeraient des communautés non libérales, ce qui, comme je l'ai expliqué, est faux.

. Je ne prétends pas que la théorie délibérative de la sécession ne puisse un jour s'étendre à de tels groupes. Mais comme elle s'appuie en premier lieu sur les ressources qu'offre la délibération démocratique pour résoudre les cas de sécession, elle doit pouvoir compter sur des groupes dont les membres partagent certaines valeurs libérales de base, des groupes qui reconnaissent par exemple le principe de l'égalité de tous les citoyens, ainsi que les libertés de croyance, de religion, d'expression et d'association, sans lesquelles l'exercice de la délibération publique perdrait toute crédibilité6

Ces valeurs libérales de base forment, pour les défenseurs de la démocratie délibérative, soit une condition procédurale interne à la délibération (Habermas), soit des contraintes externes qui entendent assurer que la délibération se conformera à certains principes de justice minimale. Sur le caractère “interne” ou “externe” de ces principes, voir Gutmann et Thompson (1996 : 17–18). Pour une critique intéressante de leur approche, voir Knight (1999).

. En (b), la théorie devrait s'adresser, en principe au moins, à des groupes qui forment une communauté nationale reconnue. J'entends par communauté nationale le sens usuel donné à l'idée de “nation” ou de “culture sociétale” (Kymlicka, 1995 : 76–80; Margalit et Raz, 1990), référant aux communautés historiques territorialement concentrées, disposant d'institutions économiques et politiques plus ou moins développées, ayant une culture, une tradition et une langue communes et qui, lorsqu'elles sont minoritaires à l'intérieur d'un État, sont généralement appelées “minorités nationales”. Il se peut que le groupe aspirant à la sécession ne réponde pas à ces critères, mais qu'il dispose néanmoins de raisons morales valables de faire sécession. Si l'on exclut les situations de domination coloniale qui sont à toutes fins pratiques chose du passé, il m'est cependant difficile de voir comment la sécession pourrait constituer une réponse aux problèmes vécus par les membres de certaines classes socio-économiques, de groupes sexuels ou de regroupements religieux ou politiques qui, bien que pouvant être victimes de redistribution inéquitable, d'exploitation économique, de discrimination systématique, de non reconnaissance politique ou de viol de droits humains, ne forment pas des nations. Si en (a), le caractère libéral des groupes me semble obligatoire pour que l'on puisse légitimement parler de délibération démocratique, en (b) leur caractère prima facie national me semble également indispensable pour que l'on puisse raisonnablement parler de sécession comme d'une solution à envisager. Finalement, en (c), la théorie délibérative de la sécession devrait pouvoir s'adresser à des groupes qui forment ou appartiennent à une société multiculturelle. Ceci implique qu'ils pourraient ne pas constituer une société homogène d'un point de vue ethnique ou national (un territoire/plusieurs identités) ou qu'ils pourraient chevaucher deux (ou plusieurs) territoires (deux territoires/une identité) (McGarry, 1998; Keating, 2001 : 22–25). Il s'agit d'une autre implication nécessaire de la théorie telle que je l'envisage : le fait de considérer les minorités nationales comme des minorités libérales, et donc comme des groupes formant ou appartenant à des sociétés pluralistes, me contraint à ne pas limiter la théorie aux seules communautés nationales homogènes. Les ressources qu'offre la démocratie délibérative doivent en effet pouvoir être mises à profit, non seulement pour les sociétés homogènes, mais également, et je dirais surtout, pour les sociétés non homogènes ou divisées.

(3) Ayant précisé à quels groupes devrait idéalement s'adresser l'approche délibérative de la sécession que je propose, restent d'autres questions épineuses à résoudre. Qui, au juste, devrait être inclus dans l'espace de la délibération? Seuls les membres du groupe national aspirant à la sécession? Les membres de tous les groupes dont se compose la communauté politique plus large? Les membres de l'État avoisinant auquel pourraient vouloir se rattacher les membres de la minorité nationale? À cette question, les versions de la théorie de la démocratie délibérative s'inspirant, de près ou de loin, des principes de l'éthique de la discussion, répondraient que, dans une situation idéale de parole, tous les agents concernés par un problème quelconque soumis à la délibération devraient être considérés comme des participants potentiels à la discussion (Habermas, 1986 : 110–111 et 1997 : 330–331; Cohen, 1997 : 72–75). Il s'agit, ni plus ni moins, du principe de non discrimination ou d'inclusion de tous les participants au dialogue. Mais qui sont, dans le cas qui nous occupe, “tous” les participants? Le spectre de ceux qui seront affectés par une éventuelle sécession ne coïncide pas nécessairement avec les frontières territoriales de l'État englobant. Les échanges économiques entre le Québec et certaines régions des États-Unis ou certains pays d'Amérique du Sud sont plus considérables qu'entre le Québec et d'autres provinces canadiennes, de sorte que les premiers pourraient subir davantage les contrecoups d'une sécession du Québec. De même, les Français seraient directement concernés par une demande de rattachement de la part des Wallons de Belgique, ou les Hongrois par une demande similaire des Magyars de Slovaquie ou de Roumanie. Devrait-on alors inclure tous ces groupes dans le cercle des participants à un débat public sur les enjeux d'une sécession? Cela me semble difficilement évitable dans le cas des nations avoisinantes où il y a un enjeu interfrontalier direct, comme la demande de rattachement d'une minorité, le partage d'une ressource naturelle ou des ententes interétatiques au sujet d'autres minorités chevauchant plusieurs territoires. Les frontières communes faciliteraient sans doute la mise sur pied de forums de discussion supranationaux qui pourraient cependant s'appuyer sur les institutions démocratiques déjà existantes à l'intérieur des frontières nationales. Pour tous les autres cas, c'est-à-dire ceux où une sécession aurait des répercussions indirectes ou partielles sur des États avoisinants ou éloignés, la chose m'apparaît beaucoup plus difficile : il n'existe pas (du moins, pas encore) d'institutions démocratiques fonctionnelles à l'échelle continentale (bien que l'Europe soit sans doute la plus avancée à ce chapitre) et il serait plutôt utopique de croire qu'elles pourraient être créées artificiellement, de manière pour ainsi dire ad hoc, uniquement pour les besoins d'un débat au sujet de la sécession d'une minorité nationale et de ses répercussions sur les États avoisinants. Ces institutions existent par contre bel et bien à l'échelle nationale et sont parfaitement fonctionnelles. C'est donc à cette échelle que, du moins dans l'état actuel de ma réflexion, je présume que devrait se dérouler la délibération publique. Une théorie délibérative de la sécession devrait donc considérer, jusqu'à preuve du contraire, que le cercle des participants à la délibération s'étend aux membres de la communauté politique dont la minorité nationale veut faire sécession et, le cas échéant, aux membres des États limitrophes directement concernés par l'acte de sécession.

Il convient cependant de distinguer délibération et prise de décision. Les membres de la communauté politique élargie, ou ceux des États limitrophes, devraient-ils décider, par voie de référendum, du sort du groupe aspirant à la sécession? Voilà une autre question difficile pour laquelle, à ma connaissance, il n'existe pas de réponse catégorique. Les défenseurs de la première conception de la sécession que j'ai examinée (comme autodétermination nationale) jugeraient tout simplement illégitime qu'une majorité puisse contrecarrer l'autonomie politique d'une minorité nationale, puisqu'ils reconnaissent à celle-ci un droit moral à l'autogouvernement. Mais les peuples, tout comme les individus, peuvent se conduire de manière irrationnelle et irresponsable. Dans ces circonstances, il est parfois nécessaire d'imposer des limites à leur comportement. Que vaudrait d'ailleurs l'exercice de délibération publique si les membres de la minorité nationale n'étaient pas moralement liés par les résultats de la délibération et si l'État central ou les États avoisinants devaient souscrire inconditionnellement à la décision qu'ils prendront? C'est précisément pour éviter l'instabilité politique provoquée par les sécessions unilatérales que je propose la présente réflexion au sujet des possibilités offertes par la démocratie délibérative pour une résolution pacifique de cas de sécession. Mais nous devons tenir en équilibre nos intuitions : s'il est légitime de limiter l'autonomie de personnes ou de groupes dont les gestes risquent de causer du tort, on ne peut pas non plus imposer à un agent rationnel et responsable un point de vue qu'il n'aurait pas accepté de son plein gré. N'est-ce pas ce qui risque d'arriver si on laisse aux membres de la communauté politique élargie le soin de décider du sort de la minorité nationale? Bien que, selon les présupposés épistémiques de certaines versions de la théorie de la démocratie délibérative, la procédure démocratique soit le plus en mesure de produire des résultats raisonnables, elle ne peut toutefois garantir que les majorités, pas plus que les minorités, se comporteront de manière rationnelle7

Habermas estime que la règle de la majorité en démocratie est l'exemple d'une rationalité procédurale “pure” mais “imparfaite”. Pure en ce sens qu'aucun critère de vérité ou de justice n'est disponible indépendamment de la procédure démocratique; mais imparfaite en ce sens que la procédure ne peut garantir que le résultat sera juste, mais seulement justifier la présomption qu'il est rationnel. Sur cette question, voir Habermas (1997 : 198–199 et 1998c : 397 et 405–409).

. Si les minorités peuvent parfois se conduire de manière irrationnelle et irresponsable, les majorités ne sont pas davantage à l'abri de tels errements. En accordant aux membres de la communauté politique élargie, ou aux membres des États limitrophes, le pouvoir de décision, on risque de laisser à ces groupes majoritaires le pouvoir de défendre avec partialité leurs seuls intérêts et de bloquer indéfiniment la volonté du groupe minoritaire de décider de son sort. Bien qu'il n'existe pas actuellement – à moins de souscrire, comme je l'ai dit, à la théorie de la sécession comme autodétermination nationale – de réponse qui, à mon sens, fasse vraiment autorité sur les problèmes discutés ici, mes réflexions m'amènent néanmoins à penser que le soin de décider de leur statut devrait revenir aux membres de la minorité nationale, en supposant toutefois qu'ils se comporteront de manière rationnelle et responsable, ce qui signifie qu'ils se sentiront moralement liés par les résultats des délibérations et agiront en conséquence. Si tel ne devait pas être le cas, l'État central aurait toute la légitimité requise pour intervenir et empêcher l'acte de sécession. Inversement, si l'État central devait, de son côté, passer outre aux résultats des délibérations et se comporter de manière autoritaire, la minorité nationale aurait alors toute l'autorité morale pour recourir à une sécession unilatérale.

(4) J'estime qu'une délibération publique ayant un enjeu aussi important que la sécession devrait se rapprocher le plus possible des conditions propres à une situation idéale de parole : absence de manipulation, de pression, de contrainte, qu'elles soient internes ou externes aux discussions, accessibilité de l'information à tous, traitement égal de tous les participants, ouverture des délibérations à tous les concernés, et ainsi de suite. À cette fin, on peut imaginer la création d'une Commission indépendante et neutre, supervisée par des instances internationales ou continentales (qui pourraient être des délégués de l'ONU, ou de l'UE dans le cas de l'Europe), composée à part égale de représentants de la majorité et de la minorité nationales, ainsi que des États limitrophes si la situation l'exige, qui serait chargée de recevoir, sur les diverses questions débattues, les rapports et les mémoires de tous les groupes pertinents au sein de la société civile, de les rendre accessibles à un large public, de faire une synthèse de leurs principales conclusions, ainsi que de diffuser l'information à une large échelle.

Placés dans ces conditions, j'estime que les membres de la Commission devraient s'entendre sur certains critères substantiels par rapport auxquels devrait être évaluée la demande de sécession, critères entendant rendre compte, non seulement de la faisabilité, mais également de la pertinence de l'acte de sécession. J'énumère ici, à titre d'exemple, six principes généraux8

Je m'inspire des critères énoncés par David Miller (1995 : 113–118).

:

J'estime qu'il n'est guère de mouvements sécessionnistes au monde qui puissent satisfaire pleinement à ces six principes. Ceux-ci font néanmoins office de standards normatifs nécessaires pour discriminer le plus clairement possible les cas litigieux. À ces principes substantiels pourraient s'adjoindre certaines clauses procédurales, servant à encadrer les travaux de la Commission. Par exemple :

9

Il est inutile ici d'exiger une majorité qualifiée. L'imposition d'une majorité qualifiée a pour objectif d'assurer la stabilité politique, non la légitimité démocratique (laquelle ne peut être établie autrement que par la règle du 50% plus un). Or l'article 4 de la Commission a déjà pour objectif d'assurer la stabilité politique (la sécession ne fera jamais l'objet d'une recommandation si une crise politique est à prévoir, par exemple). Dans une situation où la stabilité politique est chose acquise à toutes fins pratiques, une majorité renforcée devient inutile et redondante.

IV

Après l'esquisse très rapide de ces quelques paramètres, j'aimerais, pour terminer, mettre en lumière par quelques exemples les résultats possibles de la délibération sur la sécession . Je retiendrai ici trois cas de figure.

Premier cas de figure : suite à la compilation de l'ensemble des mémoires remis et à une synthèse de leurs principales conclusions, la Commission déconseille fortement un acte de sécession et voit l'ordre politique et constitutionnel en place comme le meilleur arrangement possible pour la minorité nationale, moyennant la reconnaissance de certains traités ou certaines garanties constitutionnelles visant à assurer sa protection10

On peut présumer que ce cas de figure correspondrait à une situation où le groupe sécessionniste échoue à se qualifier à (P2) ou (P5). Quelques exemples : la majorité des nations autochtones au Canada, aux États-Unis, en Australie ou en Nouvelle-Zélande, bien que satisfaisant le plus souvent à (P2), pourraient avoir du mal à satisfaire à (P5). De même, beaucoup des nouvelles minorités engendrées par une sécession, à l'intérieur ou à l'extérieur du territoire, et qui très souvent demandent d'être rattachées au groupe majoritaire antérieur ou postérieur à la sécession auquel elles s'identifient, pourraient ne pas satisfaire à (P2) ou (P5). Il ne s'agit naturellement ici que de conjectures faites à des fins d'illustration, qui n'entendent pas se substituer au processus réel de délibération qui devrait avoir cours dans chaque cas particulier. Mais comme l'explique McGarry (1998 : 220–224), la majorité des minorités post-sécessionnistes qui se sont rebellées violemment contre leur nouvel État (minorité serbe de Croatie, les minorités croate et serbe de Bosnie, la minorité arménienne de Nagorny-Karabakh en Azerbaïdjan), l'ont fait parce que ce dernier menaçait l'intégrité physique même de leurs membres. Il s'agit donc de situations où des minorités non libérales sont en jeu, situations qui débordent le cadre délibératif de mon analyse. Toujours selon McGarry, très peu de minorités post-sécessionnistes ont créé un État indépendant (il mentionne quelques effets dominos comme la minorité abkhazienne de Géorgie qui, après que cette dernière se soit séparée de la Russie, a suivi en créant son propre État). Dans la très vaste majorité des cas, les membres des minorités post-sécessionnistes choisissent, ou bien de quitter le territoire où ils sont minoritaires pour rejoindre le nouvel État où ils sont majoritaires, ou de rester en place et de s'assurer que le nouvel État respectera leurs droits individuels et collectifs, mesures prévues par le présent cas de figure.

. Suite à ces résultats, il me semble évident que la meilleure chose pour les membres du groupe sécessionniste serait de renoncer à la sécession. Il reste néanmoins que les majorités peuvent avoir tort et les minorités, raison. En conséquence, les membres d'un groupe national minoritaire pourraient ne renoncer que provisoirement à leur volonté d'indépendance par souci de stabilité, compte tenu des vues contraires majoritairement exprimées par les membres de la communauté politique élargie. Sans renoncer à leurs convictions ni à leurs aspirations, ils ne feraient que reporter à plus tard le jour où ils parviendront à renverser le point de vue majoritaire et à convaincre le plus grand nombre du bien fondé de leurs vues11

On retrouve cette idée chez Habermas (1997 : 199–200 et 331) qui propose une lecture épistémique de la règle de la majorité : celle-ci devrait être comprise comme l'accord conditionnel d'une minorité qui, tout en continuant à regarder son opinion comme correcte, renonce temporairement à sa volonté en faveur de la majorité, jusqu'à ce qu'elle puisse convaincre cette dernière que ses vues sont correctes.

. Mais les membres du groupe minoritaire pourraient aussi procéder plus rapidement, sans attendre le jour où ils obtiendront un assentiment majoritaire, et recourir à une sécession unilatérale. Imaginons qu'ils aient des justifications très fortes à faire valoir (invoquant par exemple une menace de plus en plus pressante à l'endroit de la survie culturelle de leur groupe, ou encore une exploitation économique systémique) mais qu'ils n'arrivent pas à convaincre les membres de la majorité de la justesse de leur cause. Auraient-ils raison de faire sécession malgré tout? J'estime que non. En effet, en supposant que les membres de la majorité nationale se soient comportés de manière irréprochable au cours de la délibération publique, il ne suffirait pas alors pour les membres de la minorité d'avoir la conviction intime que leurs vues sont justes, encore faudrait-il qu'ils puissent convaincre l'opinion générale que tel est bien le cas. Selon les prémisses épistémiques de la théorie de la démocratie délibérative, la valeur des résultats des délibérations dépend entièrement de l'intégrité ou de la bonne marche du processus démocratique, de sorte qu'il n'existe aucun critère de vérité ou de justice “indépendant”, c'est-à-dire extérieur à la procédure démocratique elle-même12

Voir note 7.

. Dans les circonstances, je pense que l'État central serait autorisé à intervenir et à empêcher l'acte de sécession, et la communauté internationale devrait l'appuyer dans sa démarche.

Second cas de figure : la délibération mène à des résultats partagés. L'ensemble des rapports et des mémoires, sans contester la viabilité d'une sécession, émettent de sérieuses réserves sur sa pertinence et mettent en lumière les coûts économiques, sociaux et politiques qu'elle occasionnerait. Mais ils se montrent également critiques à l'endroit du statu quo13

Ce cas de figure correspondrait fort probablement à une situation où le groupe sécessionniste se qualifie à (P1), (P2) ou (P5), mais échoue à se qualifier à (P3), (P4) ou (P6). Les cas du Québec, des Pays Basques, de la Catalogne, des Flandres et de l'Écosse pourraient servir d'illustration.

. Les membres de la Commission en viennent ainsi à déconseiller un acte de sécession, mais recommandent que des modifications importantes soient apportées à l'arrangement politique et constitutionnel en place (amendements constitutionnels significatifs, décentralisation, dévolution de pouvoirs clés à la minorité nationale, reconnaissance constitutionnelle, et ainsi de suite). Dans les circonstances, la meilleure décision pour les membres de la minorité nationale serait sans nul doute de renoncer à la sécession et de se prononcer plutôt, par voie de référendum, en faveur des réformes recommandées par la Commission. Une décision contraire serait de toute évidence déraisonnable et condamnable. Imaginons cependant que l'État central refuse, pour une raison ou une autre, de donner suite à ces recommandations. Quelles seraient alors les options de la minorité nationale? Je pense que nous ne pouvons ici donner de réponse catégorique et les considérations pragmatiques sont de mise. L'État central refuse-t-il catégoriquement toute réforme? Ou refuse-t-il certaines réformes, et pas d'autres? Dans ce dernier cas, je crois que les représentants de la minorité nationale auraient tout avantage à tenter de négocier à la pièce et de voir à la mise en place des réformes de manière progressive. Dans le premier cas – imaginons par exemple que les représentants de l'État central s'opposent fermement et de manière majoritaire aux conclusions de la Commission – l'acte de sécession pourrait devenir inévitable. Je pense qu'en un tel cas, des raisons morales très fortes pourraient être invoquées à l'appui d'une sécession unilatérale, raisons dérivées, non pas des principes du droit international ou du droit constitutionnel interne, mais des résultats mêmes du processus de consultation publique et de l'exercice de démocratie délibérative tels que présentés ici, qu'il serait fort difficile pour la communauté internationale de ne pas reconnaître.

Je termine en examinant un dernier cas de figure : la Commission recommande une sécession conditionnelle à des accords qui doivent être négociés (partage équitable de la dette, ententes interétatiques sur la protection de certaines communautés à l'intérieur et à l'extérieur du nouvel État ou qui chevauchent historiquement plusieurs territoires, ententes sur les nouvelles frontières, et ainsi de suite)14

Ce cas de figure correspondrait à une situation où le groupe sécessionniste se qualifie à tous les principes, ou à la majorité d'entre eux et que des solutions adéquates sont apportées aux situations où il échoue à se qualifier. Il n'est pas impossible de penser que les exemples invoqués dans la note précédente puissent un jour illustrer plus fidèlement ce troisième cas de figure.

. Comme on le sait, pour les théoriciens de la démocratie délibérative qui défendent une optique cosmopolitique, ce scénario n'est pas souhaitable. La sécession ne se justifiant moralement que lorsqu'il s'agit de mettre un terme à des formes primaires ou dérivées d'oppression coloniale, la délibération publique devrait avoir pour tâche de conduire non à la sécession mais plutôt à des stratégies d'intégration des groupes minoritaires, quels qu'ils soient. Je crois que l'erreur des cosmopolites est de penser que l'appartenance politique puisse reposer, non pas sur une identité nationale partagée, mais sur une simple allégeance aux principes politiques et constitutionnels des démocraties libérales. Comme on le sait, la version la plus aboutie et la plus assumée de cette position est sans doute le “patriotisme constitutionnel” de Jürgen Habermas15

Voir Habermas (1990). La plupart des essais réunis dans Habermas (1998a), en particulier dans la seconde section intitulée “L'État-nation a-t-il un avenir?”, présentent également différents aspects du patriotisme constitutionnel.

. L'erreur ici est de ne pas voir que les principes politiques ou constitutionnels caractéristiques des démocraties libérales sont à eux seuls insuffisants pour fonder l'appartenance politique. Ils ne permettent pas d'expliquer pourquoi deux groupes nationaux partageant les mêmes principes de justice, les mêmes valeurs démocratiques libérales, décident de vivre dans des pays séparés et d'implanter ces principes et ces valeurs à l'intérieur de leur propre État distinct, plutôt qu'à l'intérieur d'un État commun plus englobant. Seul le sens d'une appartenance culturelle ou nationale commune et partagée permet d'expliquer ce phénomène. De mon point de vue, pour engendrer chez les citoyens un véritable sentiment d'appartenance politique, les valeurs démocratiques libérales, au lieu de rester générales, doivent pouvoir s'incarner à l'intérieur d'une tradition culturelle ou d'une histoire nationale particulière. C'est l'appartenance à une communauté nationale concrète et le sentiment d'une identité commune partagée qui permettent de rendre compte du désir des membres d'un État de continuer de vivre ensemble. L'allégeance à des principes politiques et constitutionnels abstraits ne suffit pas (Kymlicka, 1995 : 187–191 et 2001 : 311–316).

À partir du moment où l'on rejette la prémisse fausse selon laquelle les valeurs démocratiques libérales seraient suffisantes pour fonder l'appartenance politique, il n'y a plus aucune raison de penser que la délibération publique devrait de préférence mener à des stratégies d'intégration des groupes minoritaires plutôt qu'à la sécession. Il nous est au contraire permis de penser que le désir de certaines communautés nationales minoritaires d'implanter les principes de justice ou les valeurs libérales, qu'elles partageaient possiblement jusque là avec un groupe national majoritaire, à l'intérieur d'un État distinct, plutôt qu'à l'intérieur d'une communauté politique plus large, devrait être respecté. C'est d'ailleurs sur cette base que certains États en sont venus à se séparer par consentement mutuel (il s'agit des cas d'accords non délibératifs dont j'ai parlés, comme la Norvège ou la République Tchèque). Mais il se peut que, en raison de la perception historique que certaines communautés se font d'elles-mêmes, ces raisons de faire sécession ne soient pas admises d'emblée et présentent un véritable enjeu moral, dans la mesure où l'identité collective est mise en cause. Dans ces circonstances, la délibération devient nécessaire. Il n'est cependant pas impossible de penser qu'une délibération publique entre certains groupes nationaux sur leur destin historique commun, par exemple sous la forme d'un débat “éthico-politique”, au sens où l'entend Habermas lui-même (1992 : 95–110 et 1997 : 179–180), c'est-à-dire d'une réflexion collective en profondeur sur leur histoire, leurs traditions respectives, leur identité propre, leur conception de la vie bonne, puisse être l'occasion d'une redélimitation de leurs frontières et d'une redéfinition de leurs relations historiques, situation qu'entend illustrer le dernier cas de figure présenté ici.

Conclusion

J'ai tenté dans cet essai de tracer provisoirement les contours d'une conception délibérative de la sécession et de la justifier par rapport aux théories rivales. En accord avec les théories de la sécession comme autodétermination nationale, elle reconnaît l'importance des raisons morales que les minorités nationales font traditionnellement valoir pour faire sécession. En accord avec les théories démocratiques du choix, elle reconnaît l'importance de respecter l'autonomie politique des citoyens et les décisions démocratiques majoritaires. La faiblesse des théories de la juste cause réside dans leur difficulté à concilier ces deux approches puisque, d'une part, elles limitent à l'avance le registre des raisons morales jugées acceptables pour faire sécession, et d'autre part, elles suggèrent de fixer dans une constitution la procédure de sécession plutôt que de s'en remettre au processus démocratique. La conception délibérative de la sécession partage néanmoins un point commun central avec les théories de la juste cause : elle tente de délimiter le mieux possible les dispositifs institutionnels susceptibles d'encadrer procéduralement les situations de sécession. Cependant, ses sources d'inspiration sur ce point vont plutôt du côté de Thomas Jefferson, qui considérait que les constitutions doivent s'ajuster le plus possible au temps présent et contraindre le moins possible le processus démocratique, que du côté de James Madison, qui voyait les contraintes constitutionnelles comme une pré-condition au fonctionnement d'une démocratie saine. En d'autres termes, plutôt que d'envisager les dispositifs institutionnels appelés à réguler les situations de sécession comme une affaire de pré-arrangement constitutionnel, la conception délibérative les envisage comme une affaire de délibération démocratique dans des forums appropriés. Il reste que, comme les théories de la juste cause, elle est confrontée au problème de rendre les sécessions ni trop faciles, ni trop difficiles à exercer. Je pense qu'elle jouit ici de certains avantages. D'une part, les sécessions ne risquent pas d'être trop faciles à exercer. Les conditions de délibération que j'ai présentées sont des conditions exigeantes, faisant intervenir tous les groupes directement concernés par un acte de sécession, et se rapprochent en ce sens de conditions idéales, bien supérieures à la simple règle démocratique de la majorité au sein du groupe aspirant à la sécession qui est la seule requise aussi bien par les défenseurs de la théorie démocratique du choix que de la théorie de l'autodétermination nationale. Je pense que de telles conditions de délibération, ou des conditions analogues, pourraient recevoir l'adhésion de bon nombre d'États confrontés à des menaces de sécession. Et si un consensus suffisamment large émergeait à leur sujet, les menaces de sécession futiles disparaîtraient d'elles-mêmes. J'estime que le grand avantage de la conception délibérative de la sécession sur les théories de la juste cause, c'est de viser les mêmes résultats mais à moindre coût. Il me paraît en effet plus facile de s'entendre sur des procédures démocratiques de délibération, aussi exigeantes soient-elles, que sur des contraintes constitutionnelles : si un État n'a pas prévu lors de sa fondation de fixer à l'avance une procédure constitutionnelle de sécession pour ses unités constituantes, il lui sera toujours difficile de revenir en arrière et de recueillir l'accord des unités qui pourraient éventuellement vouloir faire sécession sur un nouvel arrangement constitutionnel limitant leur marge de manœuvre. D'autre part, une conception délibérative de la sécession ne risque pas non plus de rendre les sécessions trop difficiles à exercer. En effet, sous des conditions politiques favorables, je n'ai pas de peine à imaginer que les leaders d'une minorité culturelle ou nationale convaincus de la justesse de leur cause puissent réunir les conditions institutionnelles propices à l'exercice d'une délibération publique élargie, qui prendrait une forme comparable à celle que j'ai décrite dans ce texte. Il n'est pas garanti qu'ils réussiront à réaliser leur objectif, mais ils auront au moins la possibilité de faire valoir leur cause publiquement dans des conditions justes et équitables pour tous. La conception délibérative de la sécession possède, à mon avis, deux avantages sur les théories de la juste cause. Premièrement, elle ne risque pas de pénaliser les groupes qui auraient une cause juste à faire valoir, ce qui risque d'arriver si un droit constitutionnel de sécession impose des exigences trop strictes. Deuxièmement, les règles de la procédure de délibération à instituer sont flexibles : elles peuvent être renforcées ou affaiblies selon les contextes dans lesquels les demandes de sécession se présentent et restent à la disposition des citoyens. Les règles constitutionnelles sont inflexibles et permanentes, de sorte qu'un droit constitutionnel de sécession s'expose au risque récurrent de paraître trop restrictif ou trop permissif selon les situations de sécession à maîtriser.

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