L'année 2005 est celle des quarante ans de la fameuse déclaration de Paul Gérin-Lajoie devant le corps consulaire de Montréal et elle aura été marquée par un retour à l'avant-scène des questions liées au rôle international du Québec. Le sujet a défrayé la manchette des chroniqueurs politiques au momentoù Québec et Ottawa cherchaient toujours à définir un modus operandi acceptable de part et d'autre; un colloque d'importance a été organisé au printemps 2005 et deux ouvrages en seront issus; enfin, la même maison d'édition qui nous livre aujourd'hui une analyse de la contribution de Claude Morin à l'établissement des relations internationales du Québec, nous avait fourni un essai sur la carrière d'un autre acteur d'importance dans le domaine, André Patry. Le sujet est donc d'actualité.
Cette nouvelle contribution est le travail d'un historien, Jean Décary, et il serait possible d'en faire une recension à partir des paramètres propres à cette discipline. Comme le sujet touche cependant autant le domaine de la science politique que celui de l'administration publique, c'est davantage sous ces angles que je vais aborder l'ouvrage, non pas pour critiquer son manque de sensibilité aux approches propres aux sciences sociales—ce qui serait assurément injuste—mais plutôt pour voir, un peu à l'instar de May (dans Thinking in Time) en quoi l'apport d'autres disciplines nous permet de comprendre ces domaines en particulier.
Cet exercice est d'autant plus intéressant à faire que l'auteur situe bien Morin : dès l'avant-propos il affirme vouloir le montrer comme spécialiste des relations internationales du Québec (p. 20). En conclusion, il démontre comment la perception que Morin avait du Québec a pu influencer sa conception de l'État québécois (p. 184) et comment il a tiré parti autant de ses responsabilités que de sa position topographique, son bureau étant stratégiquement situé près de celui du premier ministre, pour influencer la construction de cet État québécois (p. 185), sans oublier sa longévité auprès d'un même ministère, qui “ a permis de consolider les acquis et d'enraciner encore plus profondément les relations internationales dans l'administration québécoise ” (p. 186). À n'en pas douter, il s'agit bien de questions propres à l'administration publique et à la science politique. De plus, ce dernier élément concernant l'impact qu'a pu avoir la pérennité de l'action de Morin, s'il était pressenti par les observateurs, est ici étayé tout au fil de la narration, ce qui constitue l'un des apports originaux de l'étude. Celle-ci repose sur une documentation riche et diversifiée—que souligne d'ailleurs le préfacier, Louis Balthazar (pp. 8 et 9)—et qui est généralement utilisée à bon escient.
La structure choisie pour présenter cette information laisse toutefois un peu perplexe. Dans un ouvrage à caractère historique de ce type, on pouvait s'attendre à un découpage chronologique, ce qui est en partie réalisé. Le récit—puisqu'il s'agit davantage d'une description que d'une analyse—prend toutefois un certain temps à démarrer. Décary débute par un avant-propos dans lequel il cherche à “ liquider ”, pourrait-on penser, l'épisode où Morin fait partager certaines informations à la Gendarmerie royale du Canada. L'auteur revient toutefois sur divers éléments liés à ces faits au cours du cinquième chapitre. Pourquoi n'avoir pas épuisé le sujet en un seul endroit? Et s'il était important d'en traiter au fil du récit, pourquoi en avoir fait un aparté en début de texte?
Cet avant-propos est suivi de l'introduction qui est essentiellement consacrée à la présentation biographique de Morin, à proprement parler. La plupart des détails qui s'y trouvent sont bien connus des lecteurs des mémoires Les choses comme elles étaient. Comme l'ouvrage a été publié chez un éditeur “ grand public ”, celui-ci a vraisemblablement demandé à l'auteur de retrancher la partie méthodologique de cette section, pour la confiner à la toute fin de l'ouvrage, ce que l'on peut déplorer puisqu'il s'y trouve évidemment des éléments intéressants à connaître avant d'entreprendre la lecture du texte. Heureusement, le réflexe de consulter la table des matières avant la lecture m'a évité de manquer ces informations.
La véritable introduction de l'ouvrage est donc constituée de trois sections éparses qu'il aurait été profitable parfois d'élaguer, mais assurément de rassembler.
Les chapitres qui suivent sont organisés, pour la plupart, en paires ou en trios. L'auteur présente d'abord brièvement les différentes époques de la carrière de Morin par rapport à ses responsabilités en matière de relations internationales. Chacune de ces brèves présentations est suivie d'un ou de deux chapitres plus étayés au fil desquels Décary procède à sa démonstration. Les époques retenues sont celles de “ l'initiation ” sous le gouvernement Lesage (1960–1966), de “ la confrontation ” sous le gouvernement Johnson père (1966–1968), de “ la prolongation ” sous le gouvernement Bertrand et les premières années Bourassa (1968–1971)—même si le chapitre qui suit se termine en 1972—et de “ l'explication ” lorsque Morin est membre du premier gouvernement Lévesque (1976–1980). Les deux premières époques sont explicitées en un seul chapitre alors que deux chapitres sont nécessaires pour traiter des deux dernières. L'avant-dernière couvre les mandats de deux premiers ministres assez différents et l'on peut se demander pourquoi l'auteur les a réunis en une seule tranche temporelle. La dernière époque couvre aussi, mais cette fois, de façon non annoncée, la période 1972–1976 alors que Morin, ayant repris l'enseignement universitaire, contribue de façon significative à la construction du Parti québécois et à son arrivée au pouvoir. Au surplus, les sous-titres retenus sont fort intéressants à première vue, mais ne reflètent pas nécessairement le propos tenu, il est difficile, par exemple, d'associer la “ confrontation ” et l'image de “ Talleyrand des Affaires intergouvernementales ” qu'évoque l'auteur; la véritable confrontation se situe plutôt à l'époque Bourassa et la “ prolongation ” pourrait au mieux qualifier la période Bertrand caractérisée par un changement du niveau de priorité accordée aux relations internationales du Québec par le Premier ministre.
En fait, nous pouvons légitimement demander à l'auteur pourquoi avoir choisi une approche aussi segmentée qui induit, de surcroît, quelques répétitions dans le texte. D'entrée de jeu, il nous répond qu'il l'a fait “ pour mieux cerner sa contribution à cet aspect original de l'entrée du Québec dans la modernité ” (p. 19). En fait, l'auteur réussit très bien à communiquer cette réalité au fil des chapitres plus substantiels et il n'était pas nécessaire de tant morceler l'information.
C'est là le principal irritant que réserve la lecture de ce livre. La dimension analytique s'en trouve malheureusement diminuée. En outre, l'absence d'index nuit à la consultation plus pointue que l'on voudrait faire de l'ouvrage. On relève aussi un certain nombre de répétitions qui ne sont pas uniquement dues à la structure des chapitres et des imprécisions dont je ne donnerai que quelques exemples : p. 36, on comprend que le Québec s'est installé à New York en 1961 alors qu'il y était 20 ans plus tôt—en fait, la représentation québécoise a acquis un statut de délégation générale en 1961, mais cette nuance n'est pas précisée ici; p. 38 : Paul Martin père fait “ amende honorable ” en 1963 d'un constat qui ne sera effectué, selon ce que le texte laisse entendre, que plus tard; p. 49 : le texte mentionne l'influence de Marcel Masse, en 1965, alors qu'il ne sera élu qu'en 1966; p. 56 : Daniel Johnson a bel et bien été chef de l'Opposition au moment où John Diefenbaker était premier ministre—pourquoi alors faire référence à “ l'ex-premier ministre ”?; même page : Daniel Johnson n'est pas un député nouvellement élu lorsqu'il devient chef de l'Opposition puisqu'il siégeait déjà à l'Assemblée législative depuis 1946, soit 15 ans plus tôt; et ainsi de suite. Dans certains cas, des passages entre guillemets ne sont pas référencés alors que le placement des notes infratextuelles ne les rend pas particulièrement faciles à consulter.
Ces lacunes, pour agaçantes qu'elles soient, n'affectent heureusement pas sérieusement le message premier du texte, soit la présentation de Claude Morin comme l'un des constructeurs du Québec contemporain. À cet égard, l'un des points forts de l'essai est de bien mettre en perspective les liens politico-administratifs au sein d'une administration publique naissante et de bien démontrer comment l'ensemble du contexte et l'ensemble des politiques des divers gouvernements pouvaient affecter le développement des politiques en matière de relations internationales. Au surplus, le rôle des individus, leur personnalité, leurs valeurs et leurs priorités sont souvent au centre du propos, recoupant intuitivement l'un des grands axes utilisés en matière d'analyse de politique étrangère, autant par le biais d'études à fondements psycho-sociologiques (de Snyder, Bruck et Sapin, à Brecher, Stein et Steinberg, et Hermann) ou liées à l'approche de la politique bureaucratique de Graham Allison.
C'est en ce sens que l'ouvrage de Décary constitue un apport intéressant à la science politique et à l'administration publique. Il nous permet de découvrir certains aspects pressentis, mais peu documentés et ouvre ainsi une porte vers de futures recherches fort prometteuses. Enfin, étant donné la pénurie d'études sur les relations internationales du Québec, ce texte constitue, à l'heure actuelle et malgré les lacunes évoquées, un apport utile pour celles et ceux qui veulent approfondir leurs connaissances dans le domaine.