Même dans sa version originelle parue en 2009 (sous le titre Communication Power, chez Oxford University Press), ce livre important n'a pas été recensé dans les revues canadiennes; quatre ans plus tard, sa version française publiée sous les auspices des Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme semble être passée inaperçue au Canada. Et pourtant, il s'agit d'une avancée significative qui prolonge magistralement les ouvrages précédents de ce grand penseur de la mondialisation ayant réfléchi sur notre société en réseaux, sur le rôle des vecteurs de l'information et sur les revendications identitaires. D'origine espagnole, Manuel Castells est titulaire de la chaire « Analyse interdisciplinaire de la société en réseaux » du Collège d'études mondiales (à Paris), et également titulaire de la chaire Wallis Annenberg « Technology of Communication and Society » à l'University of Southern California, à Los Angeles.
Dans sa préface élaborée, Alain Touraine ne tarit pas d'éloges à propos de Manuel Castells, parlant (déjà!) d'une démonstration « à la fois classique et nouvelle » (19), mais toujours dans la continuité de Marx, « fidèle à l'inspiration marxiste qui animait ses premiers livres » (19). Plus loin, Touraine soutient que Manuel Castells réussit à prouver « qu'une théorie du pouvoir dans l’ère de la communication utilise les mêmes instruments fondamentaux d'analyse que celle du pouvoir dans les sociétés industrielles, en premier lieu l'asymétrie entre les acteurs » (21). Dans ses remarques finales, Alain Touraine conclut en suggérant d’éviter de créer de nouvelles catégorisations ou des formulations floues (avec des épithètes comme le « postsocial »), qui ne font que renommer autrement des concepts déjà existants, pour « nous contenter de formulations plus faciles à saisir et parler seulement de sociétés posthistoriques (sans jamais réintroduire l'idée confuse et trompeuse de postmodernité) avant de nous habituer à parler de situations postsociales » (26).
Démontrant de diverses manières comment la politique utilise les médias (et inversement comment les médias, et particulièrement Internet, se nourrissent de la vie politique), Communication et pouvoir se subdivise en cinq chapitres denses, tour à tour théoriques et pratiques, avec des études de cas telles que la première campagne présidentielle de Barack Obama en 2008 : « il est clair qu'Internet a été un outil de mobilisation politique plus important dans la campagne électorale d'Obama que dans toutes les autres campagnes électorales à ce jour, que ce soit aux États-Unis ou dans le reste du monde » (496). Au cœur de sa démonstration, Manuel Castells décrit en des termes sociologiques les actions des médias sociaux dans le fonctionnement de l'organisme promotionnel « Obama for America », lors de la campagne électorale de 2008:
Obama for America se servait d'Internet pour disséminer l'information, faire de l'interaction politique sur des sites de réseautage social, créer des liens entre ces sites et ceux de la campagne électorale d'Obama, prévenir ses supporters des activités organisées dans leur région, contrer les rumeurs destructives qui circulaient sur Internet, fournir un fil de nouvelles aux médias grand public, nourrir les débats de la blogosphère, établir un rapport constant et personnalisé avec des millions de supporters et permettre de gérer les donations individuelles perçues par cette campagne d'une façon qui soit simple et dont il soit facile de rendre compte (496).
Mais plus que ses analyses d'une efficacité indéniable, par exemple sur le rôle des scandales en politique et en journalisme (314), ce sont les avancées théoriques de Manuel Castells qui apportent les éléments les plus appréciables de ce livre, par exemple lorsqu'il formule ses idées sur l'influence considérable des médias pour établir ce qu'il importe (ou non) de savoir et ce sur quoi l'opinion publique devrait se pencher, voire se préoccuper. On peut penser aux inquiétudes grandissantes à propos des questions environnementales, qui ont considérablement augmenté à la fin du siècle dernier : « les convictions des gens dépendent des images et des informations qu'ils tirent des réseaux de la communication, en particulier les médias qui en étaient la source principale pour la majorité des citoyens au cours des deux décennies marquées par une sensibilisation croissante au réchauffement climatique » (402). L'inverse devient tout aussi vrai : ce que les médias de masse (le mainstream media) laissent de côté reste largement ignoré et rejoint beaucoup plus difficilement l'opinion publique.
Les lecteurs familiers des ouvrages précédents de Manuel Castells sur l’Ère de l'information (Fayard, 1998) retrouveront ici son cadre conceptuel centré sur « la société en réseaux » (82) contrôlée par des programmateurs et des commutateurs; ces réseaux touchant individuellement ou simultanément les sphères médiatiques, politiques, financières et culturelles (540).
Pour les étudiants de maîtrise et de doctorat s'intéressant à la mondialisation, aux théories sociales, aux études américaines ou à la sociologie des médias, Communication et pouvoir de Manuel Castells constitue une réflexion théorique enrichissante et rigoureuse, d'une grande clarté conceptuelle et exempte de jargon. Les tableaux et les appendices sur les liens entre les magnats des médias et divers autres conglomérats constituent des compléments indispensables (546–592). La traduction vers le français effectuée par Margaret Rigaud Drayton est d'une grande élégance qui donne une fluidité inattendue à un texte pourtant dense.