Introduction
Depuis les années 1990, l'analyse des politiques publiques, au-delà la science politique, connaît un regain d'intérêt pour l’étude des « idées » et des « discoursFootnote 1 ». Ce mouvement se signale par des entreprises théoriques aux noms évocateurs : « tournant idéel » pour Mark Blyth (Reference Blyth2002) ; « institutionnalisme constructiviste » pour Colin Hay (Reference Hay2015) ; « institutionnalisme stratégique » pour Nicolas Jabko (Reference Jabko2006) ; « advocacy coalition framework » pour Paul Sabatier (Sabatier et Weible, Reference Sabatier, Weible and Sabatier2008) ; « institutionnalisme discursif » pour Vivien Schmidt (Reference Schmidt2008) ou bien « approches discursives » pour Anna Durnova et Philippe Zittoun (Reference Durnova and Zittoun2013). Au-delà de leur diversité, les études qui mettent l'accent sur les idées et les discours ont en commun de reposer sur un parti-pris constructiviste (Gofas et Hay, Reference Gofas and Hay2010 ; Schmidt, Reference Schmidt2010). Pour leurs auteurs, les politiques publiques, en tant qu’élément de la réalité, constituent des construits sociaux. Leurs analyses visent donc à comprendre la façon dont les politiques publiques sont établies socialement en tant qu’élément de la réalité. Les idées et les discours constituent la clé de l'analyse, certes à des degrés divers selon les auteurs, en ce qu'ils sont à l'origine des dynamiques de construction sociale des cadres d'interprétation des politiques publiques. Précisément, à travers l'observation de la dynamique des coalitions (leur production et reproduction), les analystes portent l'attention sur la façon dont tel ou tel cadre d'interprétation en vient à être partagé par des acteurs de plus en plus nombreux (par exemple, Zittoun, Reference Zittoun2013 ; Blyth, Reference Blyth2013, Reference Blyth2002 ; Schmidt, Reference Schmidt2010, Reference Schmidt2008 ; Jabko, Reference Jabko2006 ; Hay et Rosamond, Reference Hay and Rosamond2002). L'accent est mis sur les tentatives de persuasion que développent les instigateurs des coalitions : ils mettent en jeu des cadres d'interprétation alternatifs grâce auxquels ils « reconstruisent » les intérêts d'acteurs auparavant antagonistes. Les politiques publiques sont en cela des phénomènes de domination. Ainsi, selon Claudio Radaelli, dans les études qui mettent l'accent sur les idées et les discours, « le processus par lequel une matrice cognitive émerge est considéré par essence comme un processus par lequel des logiques de pouvoir se déploient » (Radaelli, 2000, 255).
En dépit d'une certaine proximité avec les études qui soulignent les idées et les discours, cet article entend déplacer quelque peu le regard. En effet, si leurs auteurs appréhendent les politiques publiques comme des phénomènes de domination, ils tendent, de manière quelque peu paradoxale, à négliger leur dimension conflictuelle. À cela renvoient deux raisons principales dont les effets se cumulent. D'une part, les analystes développent une perspective élitiste, qui conduit à borner l'observation aux seuls acteurs qui évoluent au sommet de l’État : les conflits dont ils rendent compte sont ceux qui opposent les « dominants », écartant ainsi ceux qui opposent « dominants » contre « dominés », et « dominés » contre « dominés ». D'autre part, les politiques publiques tendent, dans ces analyses, à être le fruit des seuls processus de transmission des cadres d'interprétation. En mettant uniquement l'accent sur les phénomènes de persuasion, leurs auteurs nivellent les conflits qui accompagnent les processus politiques.
Pour contourner ce double écueil, cet article suggère de penser les politiques publiques comme des phénomènes hégémoniques. Au prix de quelques amendements, l’école grenobloise d'analyse des politiques publiques, développée autour de Bruno Jobert et de Pierre Muller, donne pour cela un point d'appui fécond. Dans cette perspective, fidèle à la pensée gramscienne, penser l'hégémonie implique de se départir d'une vision élitiste des politiques publiques. Il convient certes de porter l'attention sur ceux qui l'organisent (les « dominants », ceux qui à un moment donné influencent directement la production de telle ou telle politique), mais aussi sur ceux qu'ils ont conquis ou écartés (les « dominés », ceux qui à un moment donné sont marginalisés, voire exclus de la production de telle ou telle politique). De plus, l'hégémonie ne se réduit pas au phénomène par lequel un groupe social entend faire valoir sa vision du monde par la recherche du consentement : l'hégémonie s'appuie également sur la coercition. Un cadre d'interprétation est susceptible de s'imposer parce qu'il est porté par une coalition qui, par ses ressources, est en mesure d’écarter une coalition antagoniste ou des groupes sociaux subalternes. Dans cette perspective, saisir les politiques publiques comme des phénomènes hégémoniques, c'est donc appréhender les phénomènes de transmission des cadres d'interprétation comme des processus intrinsèquement conflictuels. C'est penser l'action des « dominants », ceux qui organisent une situation hégémonique, en relation avec celle des « dominés » – en cernant leurs identités, stratégies et répertoires d'action propres. Pour développer cette perspective, nous porterons l'attention sur les débats publics, compris comme les luttes cognitives et symboliques que livrent les couches sociales antagonistes pour définir la réalité sociale. Plus précisément, nous proposerons de saisir les phénomènes hégémoniques à travers le concept de régime de débats.
Nous développerons cette argumentation en deux temps. La première partie de cet article esquisse un schéma d'analyse qui vise à saisir les politiques publiques comme des phénomènes hégémoniques. Nous situerons nos propositions par rapport aux auteurs qui mettent l'accent sur les idées et les discours (1). La seconde partie illustre cette perspective à partir de l'exemple des déclinaisons anglaise, française et hongroise de la politique agro-environnementale européenne. Leur hétérogénéité permettra d'illustrer empiriquement les principales propositions autour desquelles s'organise notre schéma d'analyse. À partir d'une analyse des luttes cognitives et symboliques qui ont été développées dans ces trois pays au sujet des politiques agro-environnementales, nous ferons apparaître des régimes de débats nationaux, à l'origine de politiques singulières (2).
Partie 1. L'hégémonie à la lumière des débats sur les affaires publiques
Appréhender les politiques publiques comme des phénomènes hégémoniques, c'est d'abord penser un espace public fragmenté en des scènes multiples à travers lesquelles les groupes sociaux développent les luttes cognitives et symboliques. C'est la condition pour dresser une cartographie des débats publics, resituant la diversité des alternatives en compétition. Mais appréhender les politiques publiques comme des phénomènes hégémoniques, c'est ensuite saisir la dynamique des débats publics : la question qui se pose est de savoir comment, parmi la diversité des points de vue mis en jeu dans l'espace public, émerge une vision dominante.
1. Un espace public fragmenté
La perspective que nous suggérons repose sur la distinction classique entre « société civile » et « sphère du pouvoir politique » (ou « État »)Footnote 2 . L'espace public – entendu comme la sphère où sont développés les débats publics – en constitue le médium. Dans ce modèle, la régulation politique tend à s'organiser autour de deux pôles : l'argumentation et la négociation (Jobert, Reference Jobert2004). Les débats publics, que nous entendons comme les luttes cognitives et symboliques que déploient les groupes sociaux dans l'espace public, se distinguent des négociations qui, dans la sphère du pouvoir politique, passent par la confrontation des intérêts en vue de faire émerger des compromis. Les débats publics sont des luttes en ce qu'ils opposent des groupes sociaux qui portent des visions du monde spécifiques, dont découlent des intérêts propres. Mais les débats publics sont aussi des luttes asymétriques en ce que les acteurs qui les alimentent détiennent des ressources inégales – à tel point que certains groupes sociaux en sont exclus (cas, aujourd'hui, des migrants en France). Parler d'espace public n'implique donc pas de verser dans une vision d'un idéal démocratique où le pouvoir s'enrichirait de la confrontation des points de vueFootnote 3 .
Tournée vers les débats publics, la perspective suggérée ici se distingue de la plupart des travaux qui mettent l'accent sur le rôle des idées et des discours dans lesquels prime une vision élitiste des processus politiques. Dans un article de synthèse, Vivien Schmidt estimait ainsi : « the arrows of discursive interactions often appear from the top down. Policy elites generate ideas which [they] then communicate to the public » (2008, 311). Les travaux empiriques reflètent ce prisme élitiste : seule l'action des « dominants » – c'est-à-dire ceux qui, au sommet de l’État, influent sur les politiques – entrent en ligne de compte (par exemple, Thatcher et Schmidt, 2013 ; Blyth, Reference Blyth2013 ; Jabko, Reference Jabko2006 ; Schmidt, 2002 ; Hay et Rosamond, Reference Hay and Rosamond2002). Les « dominés » tendent à être rejetés en dehors de l'analyse. La dimension conflictuelle se borne donc aux divisions qui opposent les élites des politiques publiques. Cette tendance élitiste tend à être accentuée par le fait que ces études développent un point de vue macrosociologique, tourné vers l’élucidation des politiques macroéconomiques nationales. Penser en termes d'hégémonie invite au contraire à saisir l'action des « dominants » en relation avec celle des « dominés ». Pour cela, il importe de décentrer le regard depuis les sommets de l’État vers la société civile et l'espace public.
Nous suggérons de penser un espace public fragmenté en de multiples scènes que nous appelons, à la suite de Bruno Jobert notammentFootnote 4 , les forums. Ce sont les scènes par lesquelles les acteurs donnent de la voix, alimentant les débats publics. Les forums se distinguent des arènes qui constituent les espaces où, dans la sphère du pouvoir politique, sont menées les négociations en vue de faire émerger les compromis. Un forum, par exemple un forum scientifique, se définit par des enjeux propres dont découlent des intérêts particuliers. Ainsi, tandis que les protagonistes d'un forum scientifique visent l'excellence académique, les organisations syndicales en concurrence sur un forum professionnel luttent pour parler au nom de leurs pairs. De plus, chaque forum se définit par des règles d'argumentation spécifiques, souvent implicites, selon lesquelles les luttes se déploient. Par exemple, la rigueur du raisonnement, qui caractérise les discussions sur les forums scientifiques, n'est pas de mise sur les forums professionnel et partisan, dont les protagonistes font davantage appel aux émotions, en manipulant valeurs et symboles. Selon les forums, la cotation des différentes espèces de ressources est donc distincte. La configuration des forums et des arènes trouve ses origines dans les formes de la représentation politique (Jobert et Kolher-Koch, Reference Jobert and Kohler-Koch2008 ; Jenson et Philipps, Reference Jenson and Philipps1996). En déterminant la qualité des groupes sociaux qui, dans la sphère du pouvoir politique, sont conviés à l’élaboration des politiques publiques, celles-ci dessinent les contours des scènes des débats publics. Ainsi, le modèle néo-corporatiste s'organisait principalement autour des sphères publiques où débattaient capital, travail et personnel politique (par exemple, Crouch, 2014 ; Streeck, Reference Streeck2014). À travers elles, les partenaires sociaux de la modernisation (selon l'expression consacrée) accordaient leurs intérêts respectifs de sorte à les faire valoir devant l’État.
L’état d'un forum – c'est-à-dire l’état du rapport de force entre ses acteurs – dépend de la distribution spécifique des ressources entre les acteurs qui y participent. À un moment donné, dans une société donnée, la configuration spécifique des forums qui alimentent un débat public constitue un « régime de débatsFootnote 5 ». Si l’état d'un forum dépend de la distribution des ressources entre les acteurs qui y participent, un régime de débats se caractérise par la distribution spécifique des ressources à l'intérieur et entre les forums. Un régime de débats constitue donc une configuration hiérarchisée de forums, en fonction de la distribution des ressources entre les groupes sociaux en compétition. En cela, un régime de débats constitue l'expression d'un phénomène hégémonique (Ansaloni, Reference Ansaloni2015) : il révèle l’état du rapport de force entre les couches sociales qui sont engagées dans un débat public spécifique. La coalition dominante maîtrisera, sinon monopolisera, la construction des termes du débat tandis que la coalition dominée sera marginalisée, voire exclue. En cela, notre perspective, quoique plus modélisée, présente une grande proximité avec les propositions de Paul SabatierFootnote 6 .
Les forums, fruits de la différenciation de l'espace public, permettent de saisir l’économie singulière des débats sur les affaires publiques. Ils sont en cela au fondement d'une vision agonistique des processus politiques. La distribution des ressources à l'intérieur et entre les forums dont les acteurs alimentent un débat spécifique détermine un régime de débats, qui exprime l’état du rapport de force entre les groupes sociaux antagonistes, caractérisant un phénomène hégémonique. Reste maintenant à envisager la dynamique des débats publics, c'est-à-dire la façon dont sont conduites les luttes cognitives et symboliques, à l'intérieur des scènes de débats et entre elles.
2. La dynamique des débats sur les affaires publiques
Comment, parmi la diversité des points de vue en compétition dans l'espace public, une vision dominante d'un enjeu est-elle construite ? Comment, en d'autres termes, se construit une situation de contrainte autour d'une politique publique ? Répondre à cette question conduit à s'interroger sur la dynamique des coalitions – leur production et reproduction. Étudier les coalitions permet de déconstruire les phénomènes hégémoniques (Ansaloni, Reference Ansaloni2013a) : il s'agit de retracer la façon dont des acteurs, rattachés à des groupes sociaux distincts, donc susceptibles de poursuivre des intérêts spécifiques, en viennent à porter une vision relativement homogène. Ce faisant, nous sommes en mesure de saisir la façon dont un rapport de force entre une constellation d'acteurs a été construit, aboutissant au partage entre une coalition dominante et une (ou plusieurs) autre(s) dominée(s). Ainsi, de notre point de vue, consentement et coercition sont indissociables : analyser la production du consentement (à travers l’étude de la formation des coalitions) conduit à saisir celle de la coercition (à travers l’étude du rapport de force entre coalitions antagonistes). Dans notre perspective, une coalition n'implique pas nécessairement la présence d'un plan concerté. Une coalition est formée lorsque les points de vue de groupes sociaux convergent vers une même vision du monde.
La question qui se pose est de savoir comment les coalitions sont produites et reproduites, suscitant – ou stabilisant – un régime de débats. Répondre à cette question implique de considérer l'action de ceux qui organisent l'hégémonie, qui nous qualifierons de médiateurs (Jobert et Muller, Reference Jobert and Muller1987 ; Muller, Reference Muller2005). Du point de vue de l'analyse, ceux-ci endossent une double fonction, cognitive et stratégique (Nay et Smith, Reference Nay, Smith, Nay and Smith2002 ; Muller, Reference Muller2005). Par sa fonction cognitive, le médiateur vise à faire valoir un point de vue, de sorte à altérer les intérêts de ses adversaires. La clé du succès tient à différents mécanismes intellectuels (Ansaloni, Reference Ansaloni2013b). D'abord, le fait de produire une vision suffisamment floue pour faire écho à des intérêts distincts (Gramsci, Reference Gramsci2012). Une « idée molle » (Jobert, Reference Jobert2004) tend à s'imposer à tous ceux qui, ne disposant pas de schéma d'interprétation alternatif, intègrent, plus ou moins consciemment, certains de ses éléments. Ensuite, le fait de mobiliser la « science » pour faire valoir une vision comme étant « neutre » idéologiquement, « vraie », car objective (par exemple, Bourdieu et Wacquant, Reference Bourdieu and Wacquant1998). Enfin, le fait de construire le caractère inéluctable des changements que la vision annonce en tirant profit des tendances socio-économiques globales (par exemple, Bourdieu et Boltanski, Reference Bourdieu and Boltanski1974 ; Jobert et Muller, Reference Jobert and Muller1987). En se référant au global, les accords commerciaux internationaux par exemple, le médiateur construit l'inéluctabilité des changements annoncés, tout en démonétisant les points de vue alternatifs, jugés comme relevant d'un passé dépassé.
Par sa fonction stratégique, le médiateur vise à faire valoir sa vision du monde, cette fois-ci en conciliant des intérêts distincts. Cette dimension est importante, car, de notre point de vue, par sa fonction cognitive, le médiateur est susceptible d'altérer, non pas de redéfinir, les intérêts de ses adversaires. Les cadres de l'action publique reflètent en effet l'identité des groupes sociaux, donc des croyances profondes (Sabatier et Weible, Reference Sabatier, Weible and Sabatier2008 ; Jobert et Muller, Reference Jobert and Muller1987). Cette dimension identitaire a une double conséquence. D'abord, les visions du monde évoluent à la fois de façon lente et marginale. Ensuite, les rapports entre les groupes sociaux qui s'opposent pour la définition d'une politique publique sont marqués par une forte conflictualité, sinon une grande violence. Dans ces affrontements, il en va souvent de la reproduction de leur existence sociale, bref de leur survie. Insister sur la fonction stratégique de la médiation conduit donc à s’éloigner de la plupart des études qui soulignent le rôle des idées et des discours (Zittoun, Reference Zittoun2013 ; Schmidt, Reference Schmidt2010, Reference Schmidt2008 ; Jabko, Reference Jabko2006 ; Hay et Rosamond, Reference Hay and Rosamond2002). Pour ces auteurs, par les tentatives de persuasion qu'ils initient, les instigateurs des coalitions font plus qu'altérer les préférences : ils « reconstruisent » leurs intérêts en proposant des cadres d'interprétation alternatifs (Blyth, Reference Blyth2013, Reference Blyth2002). Sur ce point, notre position converge en revanche avec celle de Paul Sabatier qui estime que, par leur fonction cognitive, les instigateurs des coalitions sont susceptibles d'initier des changements à la marge du « système de croyances » de leurs adversaires (Sabatier, Reference Sabatier, Weible and Sabatier2008). La fonction stratégique centrale de la médiation consiste en un travail de sape des alternatives à leur vision que mènent les groupes sociaux en compétition. Soit la construction d'une vision du monde dominante passe par la mise en faillite de la vision portée par la coalition traditionnelle. Soit la reproduction d'une vision du monde dominante, cas le plus fréquent, passe par l'intégration par les agents qui la portent de certaines composantes des critiques qui leur sont opposées (par exemple, Boltanski et Chiapello, Reference Boltanski and Chiapello1999)Footnote 7 . Notons, enfin, que dans le monde vécu, les deux fonctions qu'assume le médiateur sont intimement liées. Par exemple, le fait de porter une vision relativement floue va permettre d'intégrer des éléments de sa critique, donc de concilier des intérêts distincts.
Dans notre perspective, étudier la dynamique des coalitions, c'est, après avoir cerné les scènes multiples des débats publics et leur économie interne, saisir les luttes qui se déploient à l'intérieur des forums, puis les luttes qui se déploient entre les forums. Pour mener une telle analyse, nous suggérons de porter l'attention sur les ressources qu'investissent les acteurs, et les avantages qu'elles leur offrent dans les conflits qui les opposent (Ansaloni, Reference Ansaloni2013a). En effet, dans le monde vécu, organiser l'hégémonie implique de détenir des ressources nombreuses et variées. De plus, du point de vue de l'analyse, les ressources constituent un opérateur pour cerner la construction des rapports de force. Classiquement, nous proposons de distinguer entre trois espèces de ressources (Neveu, Reference Neveu2013) : le capital économique, qui concerne de manière générale les ressources financières et matérielles (moyens de production, par exemple) ; le capital culturel, qui relève de la maîtrise de savoirs et de savoir-faire – des connaissances que consacre l’État à travers des diplômes ou bien une étude réalisée par une organisation scientifique, par exemple ; enfin, le capital social, qui désigne l'ensemble des contacts qu'un individu ou une organisation peut mobiliser. À ces ressources s'ajoute le capital symbolique – un prestige qui naît de l'accumulation importante des capitaux précédents. Saisir la dynamique des coalitions en portant l'attention sur la façon dont les ressources sont distribuées entre les couches sociales en compétition permet donc de saisir la construction d'un rapport de force à l'intérieur d'un forum, mais aussi entre les forums. En ce sens, resituer la dynamique des coalitions permet de faire apparaître un régime de débats.
Nous suggérons donc de penser l'hégémonie au prisme des débats sur les affaires publiques. Il s'agit à la fois de resituer l’économie des luttes cognitives et symboliques à travers les scènes qui les alimentent, mais aussi leur dynamique à travers les coalitions que nouent les groupes sociaux en compétition sur lesdites scènes. Resituer l’économie des débats permet de faire apparaître un régime de débats, c'est-à-dire une configuration hiérarchisée de forums exprimant l’état du rapport de force entre les groupes sociaux en compétition.
Partie 2. Les politiques agro-environnementales nationales comme phénomènes hégémoniques
Cette partie illustre ces orientations analytiques à partir de l'exemple des politiques agro-environnementales anglaise, française et hongroise. Occupant une place grandissante dans la Politique Agricole Commune (PAC) de l'Union européenne, les Mesures Agro-Environnementales (MAE) sont, d'un point de vue réglementaire, peu définies. De fait, le cadre d'interprétation sur lequel elles reposent a peu pesé sur les débats publics qui ont été développés à leur propos dans les États membres, où ont été formulées des politiques très hétérogènesFootnote 8 . Ainsi, étudier les débats nationaux qui se déploient au sujet des politiques agro-environnementales présente l'intérêt d'illustrer des phénomènes hégémoniques singuliers – donc de faire apparaître des régimes de débats particuliers. Cette partie s'appuie sur une enquête empirique que nous avons menée dans le cadre de notre thèse de doctorat (Ansaloni, Reference Ansaloni2015). L'analyse des luttes cognitives et symboliques qui ont été développées en Angleterre, en France et en Hongrie à propos des politiques agro-environnementales repose sur des sources écrites et orales. L'analyse documentaire a permis de cerner les termes des luttes à travers le repérage de leurs prises de position. Couvrant une période allant des années 1980 aux années 2008–2009, ce travail a reposé sur le dépouillement de trois types de documents : documents d'organisations agricoles et environnementalistes, documents des administrations de l'Agriculture et de l'Environnement et, enfin, des revues d’économie, d’écologie et d'agronomie. De plus, cette recherche s'appuie sur plus de 120 entretiens conduits en 2008 et 2009 en Angleterre, en France et en Hongrie. La réalisation d'entretiens semi-directifs a permis de décrypter les jeux des acteurs en repérant leurs ressources et leurs interactions. Nous avons notamment rencontré les représentants agricoles et environnementalistes, des fonctionnaires, des scientifiques (économistes agricoles, agronomes et écologues) et des consultants en développement durable.
De notre schéma d'analyse découlent trois hypothèses pour éclairer l'hétérogénéité des politiques agro-environnementales élaborées en Angleterre, en France et en Hongrie. Premièrement, dans ces pays, les formes de la représentation sociale sont, du moins en matière de politique agricole, distinctes, traçant une première ligne de partage entre groupes dominants et groupes dominés. En définissant la qualité de ceux qui sont conviés à la table des négociations politiques, elles influent en effet sur la différenciation des sphères publiques nationales. Deuxièmement, la distribution des ressources – notamment l'expertise technico-économique sur la politique agricole – est singulière en fonction des scènes de débats nationales. De fait, les catégories d'acteurs (environnementalistes, organisations agricoles, partis politiques par exemple) qui dominent la construction des débats nationaux sont singulières. Selon les contextes nationaux, les visions du monde dont les instigateurs des coalitions dominantes sont équipés, qui expriment leur identité sociale, sont donc singulières. Enfin, troisièmement, dans ces pays, les luttes cognitives et symboliques que mènent les coalitions antagonistes se déploient de manière relationnelle. La (re)production des visions du monde dominantes passe par une mise en faillite des alternatives ou bien l'intégration de certaines de leurs composantes. Cette dynamique relationnelle accentue l'hétérogénéité des débats nationauxFootnote 9 .
2.1. Le régime de débats anglais : l'empreinte des environnementalistes
À partir des années 1970, le régime de débats traditionnel, qui s'organisait autour du forum des professionnels agricoles (Self et Storing, Reference Self and Storing1962), est profondément déstabilisé. Les environnementalistes, qui jusqu'alors étaient exclus de la production de la politique agricole, sont à l'origine de ce phénomène (Ansaloni, Reference Ansaloni2015) : l'entrée en vigueur de la PAC a suscité une prise de conscience des dégâts de l'agriculture sur les habitats et les espèces naturels. À la tête de puissantes fondations qui furent initiées par les élites aristocratiques à la fin du dix-neuvième siècle, les environnementalistes disposaient pour cela de ressources vastes et variées. D'autant plus que, à partir des années 1970, l'explosion du nombre de leurs adhérents a augmenté leur capital financier. Ainsi, la Royal Society for the Protection of Birds (RSPB), qui va s'imposer parmi les environnementalistes comme le fer de lance de la mobilisation contre la PAC, a vu son nombre d'adhérents passer de 70 000 en 1970 à près d'un million en 1990. Ses responsables disposaient donc de ressources considérables pour mener leur offensive contre la politique agricole. Au moment où ceux-ci développaient un vaste programme de recherche pour explorer les rapports entre déclin des populations d'oiseaux, intensification agricole et PAC, ils mettaient sur pied une équipe de lobbyistes qui comptera, dans les années 1990, plus d'une dizaine de spécialistes (agronomes, écologues) et de généralistes (économistes, politistes). Pour définir leur vision de la politique agricole, ils ont pris appui sur les économistes agricoles les plus en vue, auxquels ils ont commandé quelques recherches à la fin des années 1980Footnote 10 .
La RSPB s'est rapidement imposée sur le forum des environnementalistes comme le porte-parole au sujet de la politique agricole. Vu le niveau de ressources investies, ses responsables ont su faire taire les divisions qui opposent traditionnellement ses protagonistesFootnote 11 . Depuis lors, les dirigeants de la RSPB portent au nom des environnementalistes anglais une vision de la PAC fondée sur l’écologie scientifique dans laquelle prime la norme de conservation de la nature sur la norme de production agricole (RSPB, 1989, 1995). En plus de l’écologie scientifique, leur vision repose sur la pensée des économistes agricoles qui leur permet de décrypter les évolutions du rapport entre la PAC et les tendances socio-économiques globales, et en ce faisant de construire l'inéluctabilité des changements qu'ils annoncent. Ainsi, selon les responsables de la RSPB, la politique agricole doit faire place à une politique agro-environnementale tournée vers la prise en charge de « biens publics » – notamment environnementaux. Dans un contexte de libéralisation des marchés agricoles orchestrée par l'intégration de l'agriculture dans les accords commerciaux internationaux, la fourniture de biens publics constituerait la seule voie d'avenir pour la PAC. La vision d'une politique agricole tournée vers le soutien à la production que portent les responsables de la NFU est quant à elle frappée d'obsolescence, jugée relever d'un passé dépassé. Ce travail de sape s'appuie également sur des rapports d’évaluation que les responsables de la RSPB ont commandés à des consultants en développement durable (dont l’Institute for European Environmental Policy – IEEP). Certains pointent l'inefficacité économique et environnementale des instruments de la politique agricole – depuis les aides au drainage aux prix garantis. D'autres définissent ce que seraient les instruments d'une politique agro-environnementale jugée efficace.
Lorsque les environnementalistes organisaient leur mobilisation, les représentants de la National Farmers’ Union (NFU) – le principal syndicat agricole – commençaient à vivre des heures difficiles. Dans les années 1980, la relation privilégiée qu'ils entretenaient avec l’État depuis les années 1930 est mise à mal (Delorme, Reference Delorme2004 ; Grant, Reference Grant1995). Elle reposait sur la vision partagée d'une agriculture productive, tournée vers la modernisation des exploitations et l'encadrement des marchés, qui trouvait ses origines dans les blocus que connut le Royaume-Uni lors des guerres mondiales. L’érosion du corporatisme sectoriel s'exprime à deux endroits. D'abord, le monopole de représentation dont jouissaient les dirigeants de la NFU est brisé. Les gouvernements néoconservateurs invitent à la table des négociations agricoles des représentants agricoles minoritaires (la Tenant Farmers’ Association - TFA) et des responsables environnementalistes (la RSPB notamment), qui dénonçaient depuis les années 1970 leur mise à l’écart. Ensuite, jugeant les coûts de la politique agricole excessifs, les gouvernements néoconservateurs amorcent la privatisation de l'appareil d'encadrement de l'agriculture que l'administration agricole et la NFU cogéraient depuis l'après-guerre. Représentants syndicaux et fonctionnaires agricoles se voient privés de leur source de savoirs technico-économiques sur l'agriculture. L’évidement de l'expertise du forum professionnel ne sera pas compensé par les dirigeants de la NFU qui, sans doute faute de ressources financières suffisantes, n'ont pas initié de recherches. Désormais, l'expertise technico-économique sur la politique agricole est détenue par les environnementalistes, prenant appui sur des écologues, des économistes agricoles et des consultants en développement durable.
Depuis les années 1990, les environnementalistes maîtrisent donc la construction des termes du débat national sur la PAC. Leur offensive a mis à mal la coalition agricole traditionnelle, qui réunissait la NFU et la Country Landowners’ Association (CLA), la puissante organisation des propriétaires terriens (Ansaloni, Reference Ansaloni2015). Dans un contexte de libéralisation des marchés agricoles, ses dirigeants ont pris conscience qu'ils satisferaient plus aisément leurs intérêts en se coalisant avec les environnementalistes. Entrepreneurs ruraux plus qu'agriculteurs, cette évolution ne les conduisait pas à renier leur identité professionnelle. De plus, au même moment, la Soil Association, qui regroupe au-delà des agriculteurs biologiques les acteurs de la filière, se rallie à la vision portée par les environnementalistes. Ses responsables y trouvent une manière de consolider leur filière en mettant en avant les biens publics que suscite l'acte de production biologique. Acteurs jadis dominants de la politique agricole, les responsables de la NFU sont désormais isolés, plaidant seuls en faveur d'une politique agricole tournée vers le soutien à la production.
Quand, en 1997, les néo-travaillistes arrivent au pouvoir, l'agriculture – marquée par la crise de la vache folle – figure au sommet de l'agenda gouvernemental (Delorme, Reference Delorme2004). Issu du parti des classes urbaines, le nouveau gouvernement ne dispose cependant pas de projet pour l'agriculture (Ward et Lowe, Reference Ward and Lowe2007). Contournant les responsables de la NFU et les fonctionnaires agricoles, les services du premier ministre se saisissent de la vision portée, entre autres, par les environnementalistes (Ansaloni, Reference Ansaloni2015). En abolissant l'administration agricole en 2001, ils mettent à mort ce qu'il restait du corporatisme sectoriel. Désormais, dans les arènes de négociations de la politique agricole, les représentants syndicaux sont minoritaires. Ils y sont, qui plus est, divisés. Leur marginalisation dans l'espace public s'exprime également au niveau de l’État. Reflétant les préoccupations des responsables de la RSPB, la composante environnementale de la politique agricole est depuis la fin des années 1990 exclusivement tournée vers la conservation de la nature (les oiseaux notamment). Cette politique a de plus connu un essor considérable, dans la limite de la réglementation de la PAC. Portées par une coalition d'acteurs extérieurs au secteur agricole, ces évolutions ont été imposées aux représentants agricoles au déni de leur identité de producteur agricole. Les alternances gouvernementales n'ont guère eu d'effet sur ces orientations. Vu les ressources détenues par les environnementalistes et leurs alliés, les acteurs du forum partisan jouissent en la matière d'une faible autonomie (Delorme, Reference Delorme2004).
2.2. Le régime de débats français : le poids des professionnels agricoles
À la différence du cas anglais, l'exemple français révèle une grande stabilité du régime de débats sur la politique agricole. Depuis la Libération, les acteurs du forum professionnel concentrent et cumulent les différentes espèces de ressources (Fouilleux, Reference Fouilleux2003). C'est donc principalement à travers cette scène que se déploient les débats sur la politique agricole. Le forum professionnel s'organise autour d'un enjeu central : l’élection aux chambres d'agriculture. Celle-ci offre en effet au syndicat victorieux des ressources vastes et variées. Malgré l'affirmation de représentations syndicales concurrentes (Confédération paysanne et Coordination rurale notamment), la Fédération Nationale des Syndicats d'Exploitants Agricoles (FNSEA) et les Jeunes Agriculteurs (JA) ont su préserver leur position dominante par le renouvellement de leur base syndicale (Bruneau, Reference Bruneau2013). En effet, leurs responsables bénéficient, sans discontinuité, de la majorité absolue des suffrages aux élections professionnelles. Ils sont, de fait, érigés, en vertu du Code rural, en « interlocuteur légitime de l’État », incarnant les intérêts de la « profession », pérennisant la situation de marginalité de leurs adversaires. Si, au sommet de l’État, cette position leur permet de jouer un rôle central dans la construction des compromis politiques, elle les dote d'une expertise considérable dont sont dépourvus les responsables des syndicats concurrents. Les chambres d'agriculture ont en effet à leur charge le développement agricole, à travers la formation professionnelle. De plus, leurs conseillers – ingénieurs et techniciens – travaillent en étroite coopération avec les instituts techniques, des associations professionnelles qui se déclinent par filière de production. À la tête des chambres d'agriculture et des instituts techniques, les responsables de la FNSEA ont favorisé, à partir des années 1980, l'intégration des questions environnementales dans leur champ d'expertise, au fil des évolutions de la réglementation européenne sur l'environnement (Ansaloni, Reference Ansaloni2015). À la différence de leurs homologues anglais, ces responsables syndicaux avaient donc des ressources suffisantes pour investir, sinon capter, de nouveaux débats, en l'occurrence la question de la PAC et de ses rapports à la protection de l'environnement.
En toute bonne logique, agents de développement et élites syndicales ont développé une vision reposant sur leurs référents identitaires et intellectuels, fondés sur la science agronomique. À travers la politique agro-environnementale, il s'agit de favoriser le maintien, voire le développement, des systèmes d’élevage extensifs, jugés intrinsèquement bénéfiques pour l'environnement, car participant à l’« aménagement du territoire », donc freinant la « désertification rurale » (Lemétayer, Reference Lemétayer2007). Dans cette vision, la norme de production agricole prime sur la norme d'entretien des territoires et de gestion de la nature, ne bouleversant pas la figure du producteur agricole à laquelle s'identifient les responsables de la FNSEA. Cette vision, qui fait la part belle aux éleveurs, permit d'apaiser les conflits internes au syndicat entre éleveurs et céréaliers qui furent exacerbés par la réforme de la PAC prononcée en 1992, qui creusa les écarts de soutien public en faveur des derniers (Fouilleux, Reference Fouilleux2003). Elle permit également aux responsables de la FNSEA de faire valoir leur engagement en faveur du développement durable. Si cette conception s'appuie sur l'expertise technico-économique de l'appareil d'encadrement de l'agriculture, elle fait également écho à un pan de la production scientifique de l'Institut National de la Recherche Agronomique (INRA), autour duquel s'organisent les forums de la recherche agronomique. Quoiqu'ils constituent la frange dominée de l'agronomie française, les partisans de l’« agro-écologie », qui succèdent aux tenants de l’« approche systémique », développent des thèses qui convergent dans une certaine mesure avec celles des responsables de la FNSEA, en ce qu'ils placent les pâturages au cœur d'une agriculture durable (Deverre et De Sainte Marie, Reference Deverre and De Sainte Marie2008).
Aujourd'hui encore, le régime de débats français sur la politique agricole – dont sa composante environnementale – se caractérise donc par la concentration et l'accumulation des différentes espèces de ressources par les acteurs des forums sectoriels, notamment les représentants syndicaux majoritaires. Certes, ce régime a connu des déstabilisations, et ce, principalement au sein du forum des professionnels agricoles. Depuis les années 1970, des organisations concurrentes ont porté des visions spécifiques de l'agriculture (Ansaloni, Reference Ansaloni2015). Ainsi, les agriculteurs alternatifs véhiculent des projets agricoles fondés sur le respect des équilibres naturels qui trouvent quelques échos sur le forum des agronomes. Outre les agriculteurs biologiques, des groupes d'agriculteurs (le Réseau agriculture durable), proches de la Confédération paysanne, ont dû batailler fermement pour faire valoir les bénéfices environnementaux de leur modèle de production auprès de l'administration agricole. Quoique leurs orientations furent consacrées par des agronomes, des zootechniciens et des économistes de l'INRA, ce n'est qu'au prix de manifestations et de grèves de la faim qu'ils ont, à la fin des années 1990, obtenu gain de cause. Au-delà des forums sectoriels, à travers le forum des environnementalistes, des voix se sont élevées depuis les années 1980 pour dénoncer les pollutions d'une agriculture « intensive » et « moderne » (Ansaloni, Reference Ansaloni2013a). Mais, si la mobilisation des environnementalistes s'est accrue, leurs dirigeants sont largement dépourvus de ressources. En l'absence de savoirs propres, leurs prises de parole restent dépendantes de l'expertise sectorielle. De plus, les environnementalistes demeurent divisés. Les uns, minoritaires, jetant l'opprobre sur l'agriculture modernisée, lui opposant les agricultures alternatives (cas de Greenpeace, par exemple), les autres, majoritaires, se positionnant dans une logique de compromis avec la FNSEA et l'administration agricole (cas de France nature environnement, par exemple). Dépourvus de ressources, les environnementalistes sont divisés, se montrant incapables d'initier une coalition antagoniste à la coalition agricole traditionnelle. On le voit, les responsables de la FNSEA ont donc su pérenniser leur position en intégrant certains éléments de la critique que formulaient leurs adversaires (les syndicalistes agricoles minoritaires et les environnementalistes).
En France, les dirigeants de la FNSEA et des JA ont donc joué un rôle clé dans la construction des termes du débat national sur la PAC et ses rapports à l'environnement. La composante environnementale de la politique agricole est l'expression de leur vision. Consommant un budget modeste, elle est tournée vers le maintien des systèmes d’élevage extensifs. Expression du corporatisme sectoriel, ses grandes lignes sont décidées par les responsables de la FNSEA et les conseillers du ministre de l'Agriculture (Ansaloni, Reference Ansaloni2015). Une fois ce travail réalisé, les salariés de la FNSEA, mobilisant leurs experts, définissent avec les agents du ministère de l'Agriculture les modalités pratiques de l'action publique. Au fil du temps, au début des années 2000, la place des agricultures alternatives dans la politique agro-environnementale s'est affirmée. Comme en Angleterre, les alternances gouvernementales n'ont guère d'effet sur les évolutions de la politique agro-environnementale, les acteurs du forum partisan disposant d'une faible autonomie dans la conduite de la politique agricole, du fait des ressources détenues par la coalition agricole traditionnelle (Delorme, Reference Delorme2004 ; Fouilleux, Reference Fouilleux2003).
2.3. Le régime de débats hongrois : la marque des partis politiques
L'exemple hongrois contraste avec les cas anglais et français en ce qu'il illustre un régime de débats qui se caractérise par la concentration et l'accumulation des ressources au profit des partis politiques. À l'image de l'exemple français, le forum professionnel s'organise autour d'un enjeu central, l’élection aux chambres d'agriculture, qui furent rétablies en 1994. En plus d'un accès privilégié au sommet de l’État, la victoire aux élections consulaires offre au syndicat victorieux une expertise technico-économique importante, les chambres ayant à leur charge le développement agricole. En dépit des apparences, le secteur agricole est le lieu d'un corporatisme fictifFootnote 12 . Les syndicats en compétition sont intrinsèquement liés aux principaux partis politiques desquels ils émanent directement. Ainsi, le syndicat des grands exploitantsFootnote 13 trouve ses origines dans l'Ancien-régime (Swain, Reference Swain1985). Il est l'héritier du Conseil National des Coopératives Agricoles (CNCA), qui fut initié en 1967 par le parti communiste, renommé parti socialisteFootnote 14 en 1989. Son concurrent, le syndicat des exploitants familiauxFootnote 15 , est apparu en 2002 lorsque, à la suite d'un accord électoral avec le principal parti de droiteFootnote 16 , le Parti des propriétaires indépendantsFootnote 17 a été transformé en syndicat professionnel. Ainsi, au début des années 2000, l'autonomie des agents du forum des professionnels agricoles était nulle. Représentations professionnelle et partisane se chevauchaient (Ansaloni, Reference Ansaloni2015). Les principaux responsables agricoles étaient avant tout des hommes politiques, titulaires de mandats électoraux importants, tels que des députations, briguant le poste de ministre de l'Agriculture, du moins un secrétariat d’État. De fait, les ressources propres aux agents du forum des professionnels agricoles (expertise technico-économique et capital social) résidaient directement dans les mains de dirigeants politiques. Mais la tutelle partisane ne se limitait pas au forum professionnel. Elle s'exprimait, certes dans une moindre mesure, sur les forums de la recherche agronomique. Notamment, l'Institut de gestion de l'environnement et du paysage de l'Université des sciences de l'agriculture de Gödöllö, qui constitue le principal centre d'expertise national sur les questions environnementales, a été créé, et demeure dirigé par un des principaux responsables du syndicat des exploitants familiauxFootnote 18 , député du principal parti de droiteFootnote 19 . Au-delà, bon nombre d'agents du forum partisan cumulent des positions élevées dans les forums de la recherche agronomique, notamment à la prestigieuse Université des sciences de l'agriculture de Gödöllö et au sein du Département d’économie rurale de l'Université Corvinus de Budapest (Ansaloni, Reference Ansaloni2015).
Ainsi, le régime de débats sur la politique agricole, dont sa composante environnementale, porte l'empreinte des partis politiques. En conséquence, les luttes cognitives et symboliques que mènent les groupes sociaux en compétition procèdent largement des logiques propres au forum partisan. Les projets agricoles que mettent en jeu leurs protagonistes n'opposent pas tant des modèles de production (agriculture intensive versus agriculture extensive), mais des formes sociales de production (grande exploitation versus exploitation familiale), tour à tour présentées comme la seule voie d'avenir pour l'agriculture hongroise. Le débat sur la politique agricole est donc l'expression du principal clivage partisan, qui porte sur la question de l'héritage socialiste (Maurel, Reference Maurel, Eizner and Jollivet1996). Le principal rapport de force sur lequel repose le régime de débats trouve donc ses origines dans l'histoire nationale contemporaine. Au final, les affrontements sur la politique agricole, dont sa composante environnementale, portent principalement sur les bénéficiaires des aides et des paiements – à savoir les grands exploitants versus les exploitants familiaux.
Le régime de débats hongrois, qui se caractérise donc par le poids des protagonistes du forum partisan, souffre bien sûr de déstabilisations (Ansaloni, Reference Ansaloni2015). On peut relever, à la marge, les prises de parole d'acteurs évoluant sur les forums de la recherche agronomique qui, vu l'influence grandissante des paradigmes internationaux, tendent à dépasser les clivages partisans. C'est le cas notamment de certains jeunes économistes agricoles. Formés dans les pays d'Europe de l'Ouest ou aux États-Unis, impliqués dans des programmes européens, ils sont relativement autonomes vis-à-vis du forum partisan et de l’État. Leur grille de lecture, l’économie du bien-être, les conduit à prêcher en faveur d'une politique agricole tournée vers la fourniture de biens publics (environnementaux notamment). Mais l'offensive la plus marquante a sans doute été celle menée par les environnementalistes qui, en Hongrie, jouissent de ressources significatives compte tenu de leur ancrage social important (Szábó, Reference Szábó2000). Tirant profit de l'expertise technico-économique des fondations environnementalistes anglaises, œuvrant en Europe de l'Est à la faveur de programmes européens, la principale organisation hongroise, la Société hongroise d'ornithologie, porte une vision de l'agriculture tournée vers la conservation de la nature. Pour la concrétiser, ses responsables arguent en faveur du développement de la politique agro-environnementale. Cependant, se tenant à l’écart des syndicats agricoles comme des principaux partis politiques, ces acteurs peinent à donner de la voix.
En Hongrie, les partis politiques ont donc joué un rôle déterminant dans la construction des termes du débat national sur la PAC et ses rapports à l'environnement. La composante environnementale de la politique agricole reflète les projets que portent les principaux partis de gouvernement. Consommant un budget modeste, elle favorise, en fonction des alternances gouvernementales, le développement de formes sociales de production spécifiques – soit les grandes exploitations, soit les exploitations familiales. Ainsi, au début des années 2000, lorsque le Parti socialiste était au pouvoir, elle était tournée vers les grandes exploitations (les exploitations céréalières notamment). L'introduction de critères d’éligibilité de nature socio-économique permit ainsi à l'administration agricole de concentrer les paiements environnementaux (au-delà les aides agricoles) sur les grandes exploitations, héritières de l'agriculture collectivisée, perçues comme l'avenir agricole du pays. La production de la politique agro-environnementale a été le fruit d’échanges resserrés entre fonctionnaires agricoles, cabinet du ministre et représentants des grands exploitantsFootnote 20 . Les responsables environnementalistes et les partisans des exploitations familiales en étaient exclus. Quelques années plus tard, à son arrivée au pouvoir, le principal parti de droiteFootnote 21 a œuvré en sens inverse, favorisant cette fois-ci les exploitations familiales (Ansaloni, Reference Ansaloni2015). Les acteurs des forums sectoriels disposent donc d'une faible autonomie vis-à-vis des responsables partisans. C'est pourquoi la politique agro-environnementale, au-delà la politique agricole, est largement reformulée quand survient une alternance gouvernementale.
Conclusion
Cet article a proposé de saisir les politiques publiques comme des phénomènes hégémoniques. Notre objectif était de dépasser une difficulté commune aux études qui mettent l'accent sur les discours et les idées. L'analyse des processus de transmission des cadres d'interprétation met l'accent sur les éléments cognitifs et symboliques au détriment de l'analyse des rapports de force qui se nouent entre des acteurs détenant des ressources asymétriques. En appréhendant les politiques publiques comme des phénomènes hégémoniques, nous concevons au contraire les processus de transmission des cadres d'interprétation comme des phénomènes intrinsèquement conflictuels.
Nous avons proposé de penser l'hégémonie en portant l'attention sur les débats publics, c'est-à-dire les luttes cognitives et symboliques que mènent des acteurs portant des visions du monde spécifiques, donc des intérêts propres, et bénéficiant de ressources inégales. Notre schéma d'analyse vise, d'abord, à penser un espace public fragmenté en de multiples scènes. C'est à la fois la condition pour saisir la diversité des alternatives en jeu au sujet d'un débat spécifique, mais aussi la condition pour saisir l'action des instigateurs des coalitions (les « dominants »), et l'action de ceux qu'ils ont rallié à leur cause ou qu'ils ont écarté (les « dominés »). Notre schéma d'analyse vise, ensuite, à resituer la dynamique des débats publics. À travers l'analyse des coalitions, il s'agit de rendre compte de la façon dont, parmi la diversité des alternatives en jeu au sujet d'un débat spécifique, émerge une vision du monde dominante. Nous avons proposé d'analyser la dynamique des coalitions à partir des luttes cognitives et symboliques que livrent les acteurs en compétition. Il s'agit donc de saisir l'action des « dominants » en relation avec celle des « dominés », de sorte à saisir la façon dont s'organise l'hégémonie. Pour saisir de telles luttes, nous portons notre attention sur les différentes espèces de ressources que mettent en jeu les acteurs et sur les avantages qu'elles leur offrent dans les conflits qui les opposent. Cette démarche permet de faire apparaître l’état du rapport de force entre les groupes sociaux qui alimentent un débat spécifique, ce que nous appelons un régime de débats. De manière générale, notre schéma d'analyse emprunte donc aux paradigmes structuraliste et institutionnaliste : il permet de penser la dialectique entre acteurs et structures (les visions du monde notamment) à travers les institutions (les forums et les répertoires d'action collective) qui permettent aux acteurs d'agir sur lesdites structures. Ce faisant, il est possible de mener une analyse attentive aux acteurs et aux structures sans verser ni dans une lecture stratégiste ni dans le déterminisme (Théret, Reference Théret2003).
Nous avons appliqué cette perspective à l'exemple des politiques agro-environnementales anglaise, française et hongroise. Leur comparaison visait à illustrer empiriquement les principales propositions sur lesquelles repose notre schéma d'analyse. À travers un repérage des ressources, nous avons fait apparaître des régimes de débats distincts, exprimant des phénomènes hégémoniques singuliers. Précisément, notre schéma d'analyse a permis de distinguer trois propositions pour éclairer l'hétérogénéité des politiques agro-environnementales anglaise, française et hongroise : la première porte sur les formes de représentation sociale, qui influent sur la différenciation des sphères publiques et sur la configuration des scènes de négociation nationales. En Angleterre, la mise à mal de la tutelle des professionnels agricoles sur l'action publique sectorielle a encouragé la mobilisation de nouveaux acteurs, dont les environnementalistes. En France, le corporatisme sectoriel a favorisé une sphère publique organisée autour des professionnels agricoles, tandis qu'en Hongrie la tutelle des partis sur les syndicats agricoles s'exprime à travers une sphère publique assujettie au personnel politique. Les formes de représentations sociales consacrent donc certains groupes sociaux au détriment d'autres. Elles sous-tendent une allocation spécifique des capitaux sociaux et symboliques. Notre deuxième proposition touche à la division du travail intellectuel sur la politique agricole, qui est singulière en fonction des pays. Selon les contextes nationaux, la répartition de l'expertise étant spécifique, les acteurs qui maîtrisent la construction des débats nationaux sont distincts. Ainsi, en Angleterre priment les environnementalistes, tandis qu'en France ce sont les professionnels agricoles et en Hongrie le personnel politique. De fait, dans ces pays, les instigateurs des coalitions ne renvoient pas aux mêmes catégories d'acteurs. Les groupes sociaux qui maîtrisent la construction des débats nationaux étant spécifiques, les visions du monde dont ils sont équipés, qui expriment leur identité sociale, sont singulières. Enfin, troisièmement, dans ces pays, les luttes cognitives et symboliques que mènent les coalitions antagonistes se déploient de manière relationnelle. La (re)production des visions dominantes passe par une mise en faillite des alternatives ou bien par l'intégration de certaines de leurs composantes. L'organisation de l'hégémonie, en ce qu'elle implique une dynamique relationnelle des luttes cognitives et symboliques, accentue l'hétérogénéité des débats nationaux. Ainsi, en France, les responsables de la FNSEA ont pérennisé leur position en intégrant certaines critiques que leur formulaient certains de leurs opposants traditionnels (les dirigeants de la Confédération paysanne, par exemple).
En conjuguant fabrication des cadres d'interprétation et évolution des rapports de force, la perspective proposée dans cet article permet, de manière générale, de jeter un regard original sur la production de l'ordre politique. Explorer un phénomène hégémonique, c'est comprendre la façon dont un groupe social parvient à faire valoir son point de vue par la recherche du consentement et du compromis, mais aussi en recourant à la coercition. C'est donc, à travers l'analyse de l'action des médiateurs, mais aussi des contextes dans lesquels se déploie leur action (les forums notamment), entreprendre une réflexion sur la façon dont se (re)construit la légitimité politique. En ce sens, penser l'hégémonie permet d'observer le travail de légitimation dont font l'objet les cadres d'interprétation qui fondent les compromis sociaux, donc l'ordre politiqueFootnote 22 .