1. Introduction
Dans la présente étude, nous nous penchons sur l'usage de plusieurs items lexicaux employés par des locuteurs franco-ontariens de la communauté de Casselman, en Ontario. Plus précisément, nous examinons l'alternance des formes exprimant les notions de « véhicule automobile » et de « travail rémunéré ».
Comme nous le verrons dans la section suivante, les études sur la variation lexicale dans les parlers laurentiens sont encore peu nombreuses, et ce, en dépit de leur potentiel heuristique. Par ailleurs, bien que la plupart des items que nous considérons aient été déjà observés dans des corpus franco-ontarien et québécois, les données exploitées jusqu’à maintenant ont été extraites, soit de corpus datant des années 1970 et 1980, soit de corpus plus récents, mais composés uniquement d'adolescents. Autrement dit, le problème de la représentativité des données se pose. Dans un premier temps, il est possible que les données analysées à partir des corpus datant des années 1970 et 1980 ne reflètent plus les pratiques contemporaines. Dans un second temps, il est possible que le parler des adolescents pris en compte dans les études récentes ne reflète qu'une partie des pratiques de la population franco-ontarienne.
Notre recherche a donc pour objectif de fournir des données provenant d'entrevues récentes, réalisées auprès d'adultes et d'adolescents franco-ontariens, afin de : 1) dégager les points de convergence et de divergence dans les pratiques linguistiques des Franco-Ontariens observés jusqu’à présent, 2) fournir des preuves supplémentaires appuyant la thèse de l'unité des variétés de français laurentien, et plus globalement, 3) illustrer à nouveau l'intérêt des études lexicales en linguistique variationniste.
Tout d'abord, nous reviendrons sur la pertinence des études sur la variation lexicale dans la théorie variationniste et nous résumerons l'ensemble des recherches portant sur les variantes exprimant les notions de « véhicule automobile » et de « travail rémunéré ». Puis, nous formulerons notre question de recherche et nos hypothèses. Dans la section 4, nous présenterons la communauté de Casselman et nous exposerons les principaux éléments méthodologiques de notre enquête. La cinquième section sera consacrée à la présentation et à l'analyse des résultats recueillis à partir du corpus de Casselman. Enfin, nous terminerons par une discussion basée sur une comparaison de nos résultats à ceux publiés jusqu’à présent.
2. Revue des études antérieures
Avant de résumer les études portant sur les notions de « véhicule automobile » et de « travail rémunéré », il convient de revenir sur l'intérêt des études lexicales dans la théorie variationniste.Footnote 1
2.1 La variation lexicale en linguistique variationniste
La rareté des études variationnistes portant sur des éléments du lexique s'explique notamment par le fait que « […] l’équivalence sémantique est une des conditions majeures de la méthodologie variationniste quantitative » (Barysevich Reference Barysevich2010 : 21). Si la question de l’équivalence sémantique ne se pose pas pour les variables phonologiques (Armstrong Reference Armstrong1998), l’étude des variables lexicales soulève trois principaux obstacles :
- le problème de la neutralité sémantique ;
- le problème de la neutralité stylistique ;
- le problème de la quantification lexicale.
Le problème de la neutralité sémantique vient du fait que certains éléments du lexique possèdent une nature sémantique complexe leur permettant d'avoir différents sens référentiels (Sankoff et al. Reference Sankoff, Thibault, Bérubé and Sankoff1978). Par exemple, travail peut avoir le trait [+acte de travail] (Il y a beaucoup de travail à la maison), [+lieu] (Mon travail est à 5 minutes) ou encore [+rémunéré] (J'aime mon travail) (Barysevich Reference Barysevich2010 : 26). Pour résoudre ce problème, Barysevich (Reference Barysevich2010 : 29) propose d'utiliser « un processus systématique d'identification et d'interprétation des alternances lexicales […] ».
Concernant le problème de la neutralité stylistique, l'enjeu est de savoir si les items, bien que synonymiques, « sont distribués dans deux styles de discours avec une force dénotative équivalente, et si la signification « associative » que chaque membre véhicule est telle qu'elle risque d'entraver sa distribution dans les deux styles » (Armstrong Reference Armstrong1998 : 476). Par exemple, même si les items travail et job peuvent avoir un sens référentiel identique (celui de « travail rémunéré »), leur emploi en français laurentien est caractéristique de deux principaux facteurs : travail est davantage employé en contexte formel et est caractéristique des locuteurs des classes supérieures avec un haut niveau d’éducation, alors que job est davantage caractéristique du style vernaculaire et des classes sociales ouvrières. Comme le souligne Barysevich (Reference Barysevich2010 : 32), le problème de la prédominance d'un facteur ou de l'autre sur le conditionnement des variantes a été posé à plusieurs reprises (Armstrong Reference Armstrong1998 ; Lodge Reference Lodge, Abecassis, Ayosso and Vialleton2005). Toutefois, comme l'ont démontré Gadet (Reference Gadet2007) et Mougeon et al. (Reference Mougeon, Rehner, Nadasdi, Remysen and Vincent2010), la variation diaphasique (stylistique) et la variation diastratique sont étroitement liées. Le problème de la neutralité stylistique des variables lexicales peut donc être contourné en considérant que les facteurs stylistiques et diastratiques agissent de façon identique sur le conditionnement des items ayant le même sens référentiel.
Le dernier problème vient de la quantification des données obtenues à partir des variables lexicales. Comme le souligne Barysevich (Reference Barysevich2010) :
Il est bien connu que les occurrences des mots lexicaux pleins sont beaucoup moins fréquentes que celles des éléments phonologiques et grammaticaux, d'où cette difficulté à démontrer des corrélations statistiquement importantes pour les variables lexicales. (Barysevich Reference Barysevich2010 : 34)
Selon Armstrong (Reference Armstrong1998), il est donc impératif de prendre en compte l'ensemble des variantes potentielles d'une même variable lexicale. Lodge (Reference Lodge, Abecassis, Ayosso and Vialleton2005) ajoute qu'il est capital d’étudier des corpus comprenant des discours formels et informels. Si la proposition d'Armstrong (Reference Armstrong1998) nous paraît cruciale, la condition proposée par Lodge (Reference Lodge, Abecassis, Ayosso and Vialleton2005) nous semble moins importante, car, comme nous le verrons, des corrélations statistiques significatives peuvent être obtenues à partir d'analyses statistiques sophistiquées ne tenant pas compte de la variation stylistique.
En résumé, le statut de la variable lexicale a posé de nombreux problèmes. Néanmoins, des solutions ont été proposées et, comme nous allons le voir, des études portant sur la variation lexicale en français laurentien ont déjà été effectuées.
2.2 Les variables « véhicule automobile » et « travail rémunéré »
Tout d'abord, présentons brièvement les recherches portant sur l'usage des items lexicaux désignant les notions de « véhicule automobile » et de « travail rémunéré » en français laurentien. Nous résumerons les principales données qu'elles fournissent dans les tableaux 1 et 2. Cette revue des études publiées jusqu’à présent nous permettra d'alimenter notre discussion finale en nous fournissant des données à partir desquelles nous pourrons effectuer des comparaisons avec les résultats tirés de notre corpus.
Tableau 1 : Tendances lourdes à propos de la notion de « véhicule automobile »

cl. = classes ; sig. = significatif ; loc. = locuteur ; var. = variante ; com. = communauté
La première étude sur la notion de « véhicule automobile » est celle de Martel (Reference Martel1984) qui a observé l'emploi de char, voiture, auto, automobile et machine en français québécois, à partir de données extraites du corpus de Beauchemin et Martel (corpus de français parlé dans la région de l'Estrie, recueilli dans les années 1970 : Boisvert et Laurendeau Reference Boisvert and Laurendeau1988).
La seconde étude consacrée à l'alternance de char, voiture, auto, automobile, machine est celle de Nadasdi et al. (Reference Nadasdi, Mougeon and Rehner2004) qui ont observé leur usage en français ontarien, à partir de données extraites du corpus Mougeon et Beniak (Mougeon et Beniak Reference Mougeon and Beniak1991) recueilli également dans les années 1970.
Nadasdi et al. (Reference Nadasdi, Mougeon and Rehner2008) se sont aussi penchés sur ces variantes. Bien que leur analyse principale se concentre surtout sur 41 étudiants ontariens anglophones inscrits en programme d'immersion française, les auteurs fournissent aussi des données extraites d'entrevues semi-dirigées recueillies en 2005, par Mougeon, Nadasdi et Rehner, auprès d'adolescents franco-ontariens provenant des communautés francophones d'Hawkesbury, Cornwall, North Bay, Pembroke et de Toronto.
Une quatrième étude consacrée à l'emploi de ces variantes a été réalisée par Mougeon et al. (Reference Mougeon, Rehner, Nadasdi, Remysen and Vincent2010). Les données ont été extraites du même corpus recueilli en 2005, par Mougeon, Nadasdi et Rehner. Cependant, les auteurs se sont penchés sur les résultats provenant de l'enquête lexicale qu'ils ont effectuée à l'aide d'un questionnaire, et non sur ceux observés à partir des entrevues.
Enfin, la dernière étude portant sur la notion de « véhicule automobile » est la thèse de Barysevich (Reference Barysevich2010). Son étude porte sur 120 locuteurs du corpus Ottawa-Hull recueilli dans les années 1983–1984 (Poplack Reference Poplack, Fasold and Schriffin1989), au sein des communautés du Vieux-Hull et de Mont-Bleu (pour Hull) et de Vanier, de la Basse-ville et de West-Island (pour Ottawa). Soulignons que Barysevich (Reference Barysevich2010) s'est concentrée sur l'impact de nombreux facteurs externes et internes dans l'emploi de la variante char.
Les grandes tendances révélées par ces analyses sont présentées dans le tableau 1, ci-dessous. Ce tableau indique la position de chaque variante, c'est-à-dire son classement selon sa fréquence d'apparition, ainsi que les facteurs externes et/ou internes qui conditionnent son emploi. Les données permettent d'effectuer le constat global suivant :
- auto est le terme le plus employé dans quatre des cinq études (Martel Reference Martel1984 ; Nadasdi et al. Reference Nadasdi, Mougeon and Rehner2004 ; Nadasdi et al. Reference Nadasdi, Mougeon and Rehner2008 ; Mougeon et al. Reference Mougeon, Rehner, Nadasdi, Remysen and Vincent2010). Il est caractéristique des locuteurs des classes « professionnelles » et des locuteurs « restreints » ;Footnote 2
- char arrive en seconde position dans trois des cinq études (Martel Reference Martel1984 ; Nadasdi et al. Reference Nadasdi, Mougeon and Rehner2004 ; Nadasdi et al. Reference Nadasdi, Mougeon and Rehner2008). La variante est rattachée au style vernaculaire, aux locuteurs masculins, aux classes ouvrières (peu éduquées), aux locuteurs « non-restreints » (voire « semi-restreints » selon Nadasdi et al. Reference Nadasdi, Mougeon and Rehner2004), ainsi qu'aux plus jeunes locuteurs.
- voiture et automobile apparaissent à des fréquences relativement similaires. Cependant, leur valeur stylistique diffère. Voiture est socialement peu marqué (seule l’étude de Mougeon et al. Reference Mougeon, Rehner, Nadasdi, Remysen and Vincent2010 indique qu'il est rattaché au style formel de conversation), alors qu’automobile est attestée comme variante (hyper)formelle (Martel Reference Martel1984 ; Mougeon et al. Reference Mougeon, Rehner, Nadasdi, Remysen and Vincent2010).
- machine apparaît en cinquième position dans trois études sur cinq (Nadasdi et al. Reference Nadasdi, Mougeon and Rehner2004 ; Nadasdi et al. Reference Nadasdi, Mougeon and Rehner2008 ; Barysevich Reference Barysevich2010). Il n'est pas attesté chez les jeunes locuteurs franco-ontariens observés par Mougeon et al. (Reference Mougeon, Rehner, Nadasdi, Remysen and Vincent2010). Sa fréquence est peu élevée, sauf chez les locuteurs les plus âgés du corpus d'Estrie des années 1970 (Martel Reference Martel1984).
- Enfin, de nouvelles variantes ont été attestées dans le parler des jeunes locuteurs franco-ontariens observés par Mougeon et al. (Reference Mougeon, Rehner, Nadasdi, Remysen and Vincent2010) : bagnole, véhicule, car et ride. Notons que car et ride semblent socialement marqués, car ils sont rattachés au style informel et aux locuteurs « restreints ».
De plus, Nadasdi et al. (Reference Nadasdi, Mougeon and Rehner2004) ont démontré qu’auto apparaissait davantage lorsqu'il est précédé d'une préposition (comme dans « en auto »). Enfin, Barysevich (Reference Barysevich2010) relève que char est plus fréquemment employé quand l’élément grammatical qui le précède est un adjectif (comme dans « un beau char ») et qu'il est également davantage utilisé par les locuteurs qui font le plus d'emprunts à l'anglais.
Terminons notre revue de la littérature sur les études portant sur la notion de « véhicule automobile » en mentionnant les principaux résultats de la recherche de Nadasdi et al. (Reference Nadasdi, Mougeon and Rehner2008).Footnote 3 Bien que leur analyse se concentre sur 41 étudiants ontariens anglophones inscrits en neuvième et en douzième année de programme d'immersion française, les résultats qu'ils obtiennent permettent de souligner des tendances susceptibles de nous éclairer ultérieurement. Leurs principaux résultats sont les suivants :
- les variantes informelles char et machine n'ont été attestées, ni dans le parler des jeunes étudiants, ni dans celui de leurs professeurs;
- auto est la variante la plus fréquente chez les étudiants (74 %), alors que c'est voiture qui est le plus employé par les professeurs d'immersion (63,5 %).
- automobile reste très peu employé par les étudiants (5 %) et est absent du parler des professeurs.
Nadasdi et al. (Reference Nadasdi, Mougeon and Rehner2008) soulignent l'importance des facteurs « mimétisme » (lexical priming) et « langue parlée à la maison » (home language). En effet, ils ont remarqué qu’à chaque fois qu’auto et voiture étaient employés par l'intervieweur, les variantes étaient reprises systématiquement par les étudiants. Enfin, Nadasdi et al. (Reference Nadasdi, Mougeon and Rehner2008) ont également constaté que les jeunes locuteurs dont la langue parlée à la maison était une langue romane (cinq étudiants sont italophones et un autre est hispanophone) avaient tendance à utiliser auto par analogie avec leurs formes respectives en italien (auto et automobile) et en espagnol (auto et automóvil).
Passons maintenant à la revue des études portant sur la notion de « travail rémunéré ». La première étude consacrée à l'alternance entre job, ouvrage, travail et emploi est celle de Sankoff et al. (Reference Sankoff, Thibault, Bérubé and Sankoff1978), sur le français parlé à Montréal. Cette étude a été effectuée à partir du corpus Sankoff-Cedergren recueilli en 1971. Les auteurs ont distingué l'emploi des items selon qu'ils signifient « emploi rémunéré » ou « tâche ». Pour notre étude, seuls les résultats relatifs au premier sens nous importent. Nous renvoyons donc le lecteur à Sankoff et al. (Reference Sankoff, Thibault, Bérubé and Sankoff1978) pour plus de détails sur l'analyse de job, ouvrage, travail, emploi lorsqu'ils signifient « tâche ».
Plus récemment, Mougeon (Reference Mougeon, Valdman, Auger and Piston-Hatlen2005) a examiné l'emploi de job, ouvrage, travail, emploi à partir du corpus Mougeon et Beniak (Mougeon et Beniak Reference Mougeon and Beniak1991). Mougeon (Reference Mougeon, Valdman, Auger and Piston-Hatlen2005 : 271) fournit une analyse de la répartition des items en fonction des trois facteurs sociaux suivants : la classe sociale, le sexe et le degré de restriction linguistique des locuteurs.
La dernière étude consacrée à l'alterne entre job, ouvrage, travail et emploi est, à notre connaissance, celle de Barysevich (Reference Barysevich2010). Précisons que Barysevich (Reference Barysevich2010) a rassemblé les occurrences de travail et d’emploi dans la même catégorie, ces formes étant considérées comme standard, contrairement à job et ouvrage, rattachés au style vernaculaire.
Le tableau 2 résume les principales tendances relevées dans les trois études que nous venons de présenter.
Tableau 2 : Tendances lourdes à propos de la notion de « travail rémunéré »

cl. = classes ; sig. = significatif ; loc. = locuteur ; var. = variante ; com. = communauté
Ce tableau permet de dresser le constat suivant :
- job est socialement marqué dans les trois études. L'item est caractéristique des classes ouvrières (Sankoff et al. Reference Sankoff, Thibault, Bérubé and Sankoff1978 ; Barysevich Reference Barysevich2010), des hommes (Mougeon Reference Mougeon, Valdman, Auger and Piston-Hatlen2005), mais aussi des plus jeunes locuteurs (Barysevich Reference Barysevich2010).
- ouvrage est également rattaché aux classes ouvrières et aux hommes (Sankoff et al. Reference Sankoff, Thibault, Bérubé and Sankoff1978 ; Barysevich Reference Barysevich2010) mais contrairement à job, ce sont les femmes et les locuteurs les plus âgés qui en font le plus usage (Barysevich Reference Barysevich2010).
- travail et emploi sont associés au français standard. Le premier item est socialement neutre (Sankoff et al. Reference Sankoff, Thibault, Bérubé and Sankoff1978 ; Mougeon Reference Mougeon, Valdman, Auger and Piston-Hatlen2005). Le second est stylistiquement plus marqué. Il est notamment caractéristique des classes supérieures et des femmes (Sankoff et al. Reference Sankoff, Thibault, Bérubé and Sankoff1978 ; Barysevich Reference Barysevich2010).
Contrairement aux recherches portant sur la notion de « véhicule automobile », aucun facteur interne ne s'est révélé significatif dans l'emploi des variantes associées à « travail rémunéré ».
Complétons notre revue de la littérature en résumant les résultats issus des trois recherches portant sur l'alternance de job, ouvrage, travail et emploi dans le parler de locuteurs du français langue seconde. Ces résultats nous sont pertinents, car ils permettent de souligner certains écarts importants entre le français parlé par les locuteurs de français langue seconde et remplacer par “celui des locuteurs natifs.”
Tout d'abord, l’étude de Sankoff (Reference Sankoff, Auger and Rose1997) sur le français parlé par les anglophones de Montréal a montré que les locuteurs employaient majoritairement travail (40 % des occurrences), suivi d’emploi (34 %), puis de job (14 %) et de poste (12 %), et que la variante ouvrage était absente. Les deux variantes rattachées au style de conversation formel sont donc nettement plus employées que celles associées au style informel.
Cette tendance est confirmée par l’étude Nadasdi et McKinnie (Reference Nadasdi and McKinnie2003) qui ont examiné les mêmes variantes dans le parler de 41 étudiants inscrits en programme d'immersion française à Toronto : travail est la variante la plus utilisée (56 %), suivie d’emploi (38 %) et de job (6 %), ouvrage et poste étant absents du lexique de ces étudiants. L'analyse de Nadasdi et McKinnie (Reference Nadasdi and McKinnie2003) a également permis de souligner que l'effet de mimétisme conditionne l'usage de la variante emploi et que les locuteurs dont la langue d'usage à la maison est une langue romane (l'italien ou l'espagnol) favorisent la variante travail par analogie avec leurs équivalents travaglio (en italien) et trabajo (en espagnol).
Enfin, Rehner (Reference Rehner2011) s'est penchée sur l'emploi des variantes liées à la notion de « travail rémunéré », ainsi que sur les verbes synonymes d’habiter (habiter, vivre, rester, demeurer), chez 61 étudiants inscrits en première ou en quatrième année de baccalauréat dans une université bilingue. Rehner (Reference Rehner2011) indique que : 1) emploi est utilisé dans 48 % des occurrences, 2) travail est la seconde variante la plus employée avec 36 % des occurrences, 3) job n'arrive qu'en troisième position avec 11 % du total, et 4) poste et ouvrage sont très peu utilisés voire absents du parler des étudiants. Rehner (Reference Rehner2011 : 257) conclut principalement que bien que les variantes associées au français standard soient clairement privilégiées par l'ensemble des étudiants, ceux ayant suivi le programme d'immersion possèdent un éventail de variantes plus étoffé (incluant des variantes informelles) que celui des étudiants qui ont suivi une scolarité traditionnelle.
3. Question de recherche et hypothèses
La communauté de Casselman, située dans les comtés unis de Prescott et Russell, à environ 145 kilomètres de Montréal, est la seconde communauté francophone la plus importante de l'Ontario (83 % de locuteurs du français langue maternelle) derrière Hearst qui affiche un taux de 89 % (Statistique Canada Reference Canada2007). Le corpus est composé d'entrevues semi-dirigées réalisées entre 2009 et 2011 auprès de locuteurs âgés de 14 à 59 ans. Comme nous l'avons souligné dans l'introduction, bien que les items que nous observons dans notre recherche aient déjà fait l'objet de nombreuses études, un double problème de représentativité des données se pose : 1) il est possible que les données analysées à partir des corpus datant des années 1970 et 1980 ne reflètent plus les pratiques contemporaines de la population franco-ontarienne, et 2) il est possible que le parler des adolescents examiné dans les études récentes ne reflète qu'une partie des pratiques linguistiques des Franco-Ontariens. La pertinence de notre étude tient donc du fait qu'elle rend compte de données récentes provenant d'un corpus de locuteurs incluant des adolescents et des adultes appartenant à une communauté francophone très nettement majoritaire et géographiquement proche du Québec.
À la lumière de ces informations, nous nous posons la question suivante : en quoi l'usage des variantes exprimant les notions de « véhicule automobile » et de « travail rémunéré » par les locuteurs de Casselman diffère-t-il de celui des locuteurs ontariens et québécois examinés dans les études que nous avons présentées ?
Nous formulons les hypothèses suivantes :
1) Étant donné que les variantes char/job (rattachées au vernaculaire) et auto/emploi (rattachées au français formel) sont fortement employées dans les corpus ontariens et québécois, et que leur valeur sociostylistique est très importante, on s'attend à retrouver les mêmes tendances lourdes chez les locuteurs adolescents et adultes de Casselman.
2) Étant donné que les variantes automobile/machine/ouvrage sont caractéristiques des locuteurs d’âge moyen ou très âgés des corpus des années 1970 et 1980, on s'attend à ce que celles-ci soient peu employées, voire absentes, du parler des locuteurs de Casselman.
3) Cette simplification progressive (et peut-être accomplie dans le cas d'items non attestés) du lexique devrait, selon nous, catalyser l'emploi des variantes socialement plus neutres voiture et travail, avec pour conséquence une évolution potentielle de leur valeur sociostylistique dans le parler des locuteurs de Casselman.
4) Enfin, concernant les nouvelles variantes attestées dans Mougeon et al. (Reference Mougeon, Rehner, Nadasdi, Remysen and Vincent2010), à savoir bagnole, véhicule, car et ride, celles-ci n’étant pour le moment utilisées que par un nombre très limité de locuteurs essentiellement « restreints », nous pensons qu'il est très peu probable qu'elles soient employées par les locuteurs franco-ontariens de Casselman, qu'ils soient adolescents ou adultes.
Passons aux aspects méthodologiques de notre recherche.
4. Le corpus de Casselman
Avant de présenter les aspects méthodologiques liés à notre corpus, arrêtons-nous un instant sur quelques éléments historiques et démolinguistiques du village de Casselman.
4.1 La communauté de Casselman
En 1830, Martin Casselman, descendant loyaliste et entrepreneur attiré par la quantité et la qualité du bois, ainsi que par le potentiel hydraulique de la région, s’établit dans le comté de Russell, dans le nord du canton de Cambridge (Brault Reference Brault1965 : 293). Durant la seconde moitié du 19e siècle, l'importance grandissante du marché américain accéléra l'implantation d'une multitude de scieries dans l'ensemble du Haut-Canada (Gervais Reference Gervais and Jaenen1993 : 53–54). Martin Casselman fit donc construire en 1844 une scierie, ainsi qu'une digue, le long de la rivière Petite-Nation-du-Sud. La petite communauté s'agrandira rapidement, notamment avec l'arrivée du chemin de fer, le Canada-Atlantique.
Au fil des décennies, la petite communauté francophone de Casselman s'est grandement développée. Le village compte maintenant une école élémentaire et une école secondaire catholiques, ainsi qu'une école élémentaire et une école secondaire publiques. Toutes ces écoles sont francophones.
Sur le plan économique, plusieurs petites entreprises se sont implantées et l'activité agricole n'est plus l'unique pourvoyeur d'emplois. On y trouve des compagnies d'assurance, plusieurs banques, une caisse populaire, des services juridiques et médicaux, plusieurs épiceries et nombre de petits commerces. Tous ces services sont, bien entendu, rendus en français et en anglais.
Du point de vue politique, le conseil municipal de Casselman s'est récemment doté d'une politique culturelle dont le rôle est d'affirmer « [les] traits distinctifs [et l’] identité politique, économique, sociale, religieuse, artistique et linguistique »Footnote 4 de la communauté. Depuis, de nombreuses activités culturelles (expositions d'artistes-peintres de la région, etc.) sont organisées chaque année et rassemblent plusieurs centaines de Franco-Ontariens.
En 1991, Casselman comptait 2 434 habitants. En 2011, la population était de 3 626 habitants, ce qui constitue une augmentation de près de 49 %. Le tableau 3 présente ci-dessous les données démolinguistiques de la population recueillies lors du recensement de Statistique Canada en 2006.Footnote 5 Parallèlement, nous y avons ajouté les données relatives à l'ensemble de la population ontarienne, afin de souligner l'importance de la vitalité du français dans le village de Casselman.
Tableau 3 : Données démolinguistiques de CasselmanFootnote 11

Comme nous l'avons précédemment souligné, Casselman est la seconde communauté franco-ontarienne de la province (derrière Hearst) avec 83 % de francophones. Cette concentration est largement supérieure à celle de l'ensemble de l'Ontario dont le total de francophones s’élève à 4 %.
Selon nos calculs, sur 2 645 locuteurs de langue française langue maternelle, 650 ne connaissent que le français (soit 25 % de la population), alors que sur 485 locuteurs de langue anglaise langue maternelle, 190 d'entre eux ne connaissent que l'anglais (soit 39 % des anglophones). Par ailleurs, le taux d'emploi du français (seulement) dans les foyers de Casselman est de 79 %, contre seulement 2 % dans la province. Sur l'ensemble des locuteurs ayant le français comme langue maternelle (2 645), 130 locuteurs (soit 5 % d'entre eux) ont abandonné le français à la maison, ce qui constitue un pourcentage relativement minime. Enfin, le français est la langue la plus souvent utilisée au travail pour 61 % des répondants, contre seulement 1 % de la population ontarienne totale.
L'histoire de la communauté ainsi que les données démolinguistiques contemporaines que nous venons de présenter démontrent combien le fait français est important et combien la langue française est majoritairement employée, à Casselman. Ceci, selon nous, appuie donc encore un peu plus la pertinence d'examiner le parler des locuteurs natifs de cette communauté franco-ontarienne.
4.2 Méthodologie
Le corpus de Casselman est composé de 62 entrevues semi-dirigées effectuées par une étudiante de l'Université d'Ottawa, elle-même native du village. Chaque locuteur a été recruté par la technique dite de la « boule de neige » (Forlot Reference Forlot2008 : 53). En d'autres termes, chacun d'entre eux est l'ami d'un ami. Par ailleurs, tous sont francophones « non-restreints » (ils utilisent donc tous le français dans la majeure partie de leur vie quotidienne). Chaque information a été recueillie oralement, au début des entrevues. Les 32 adultes ont été interviewés à partir du même questionnaire. Le questionnaire pour les locuteurs de moins de 20 ans (au nombre de 30) a été adapté, afin de faire parler le plus possible chaque personne. Toutefois, les questions traitaient de thèmes identiques (l'histoire des Franco-Ontariens, la qualité de la langue, l'usage de l'anglais, etc.). Autrement dit, le nombre de variantes utilisées par les locuteurs relève du fruit du hasard et non des questions qui ont été posées. Précisons également que la classe sociale du locuteur a été déterminée à partir de l’échelle de Blishen et al. (Reference Blishen, Carroll and Moore1987), en fonction de l'emploi de la personne interviewée, ou de ses parents, dans le cas des plus jeunes locuteurs.
Notons que contrairement aux locuteurs adultes, la majorité des jeunes du corpus est directement née à Casselman. En effet, si seulement 53 % des adultes sont natifs du village, c'est plus de 75 % des jeunes de notre corpus qui le sont. Toutefois, chaque locuteur natif d'une autre ville ou d'un autre village que Casselman a passé la plus grande partie de sa vie à Casselman et se désigne lui-même comme membre de la communauté locale.
On observe un déséquilibre certain entre les locuteurs âgés de 20 ans et moins, et ceux âgés de plus de 20 ans. Ceci s'explique par le fait qu'un premier sous-ensemble de 32 entrevues de locuteurs âgés de 21 à 59 ans a été recueilli lors de l’été 2009, grâce à une subvention FRDP StartUp de l'Université Concordia. Le second sous-ensemble de 30 entrevues fut collecté l’été suivant, cette fois-ci, auprès des jeunes locuteurs âgés de 14 à 20 ans, grâce à une subvention du Centre canadien de recherche sur les francophonies en milieu minoritaire (CRFM) de Université de Régina. Ce sont donc, à l'origine, deux corpus dédiés à l'obtention de données quantitatives, soit d'adolescents et de jeunes adultes, soit d'adultes. Nous les avons rassemblés, afin de recueillir un maximum d'occurrences pour chaque variante. Les analyses statistiques ont été effectuées à l'aide du logiciel Goldvarb X pour Mac.Footnote 12 Les tests effectués permettent de modéliser, plus précisément qu'avec de simples pourcentages, des tendances lourdes relevées dans le corpus, et ce, malgré le déséquilibre que nous venons de souligner. Les locuteurs ont été regroupés selon les indices sociaux suivants :
- leur sexe : les hommes vs les femmes
- leur classe sociale : classes ouvrières vs classes moyennes vs moyennes-supérieures
- leur degré de scolarité : secondaire vs collégial vs universitaire
- leur âge : les locuteurs âgés de moins de 20 ans vs les locuteurs âgés de 21 à 30 ans vs les locuteurs âgés de 31 à 50 ans vs les locuteurs âgés de plus de 50 ans.
- leur communauté natale : Casselman vs communauté franco-majoritaireFootnote 13 (Hawkesbury, St-Isidore, Lemieux, St-Albert, Embrun, St-Eugène, Marionville) vs communauté anglo-majoritaire (Ottawa, Sturgeon Falls, Moose Creek, Crysler, Sarnia) vs Québec (Québec).
Pour ce qui est des facteurs internes, nous avons tenu compte de :
1) l’élément grammatical précédent l'item « Él. gram. » : la préposition « Prép. » (ex : en auto), le déterminant « Dét. » (ex : une voiture) ou l'adjectif « Adj. » (ex : un beau char). Ce facteur a été retenu pour l'analyse des variantes char, voiture, auto, automobile, bagnole, car et ride uniquement, car, dans les études antérieures, il ne s'est révélé pertinent que pour cette variable.
2) l'effet de mimétisme (ou non) de l'item par le locuteur après utilisation de la variante par l'intervieweuse, comme dans :
- I : Mais tu dois comme, tu sors du char là, tu restes pas dans le char pendant 5 heures là ?
- J14 : Non, non! Si tu restais dans le char, ça serait pas mal plate…
Ce facteur interne a été retenu pour l'analyse des deux variables « véhicule automobile » et « travail rémunéré », car il s'est révélé significatif dans les études antérieures. Il nous permettra notamment de mesurer si oui ou non certaines variantes sont employées plus spontanément (donc sans mimétisme) que d'autres.
Les variantes considérées dans notre étude sont : char, voiture, auto, automobile, machine, bagnole, car et ride (pour la notion de « véhicule automobile »), ainsi que de job, ouvrage, travail et emploi (pour la notion de « travail rémunéré »). Elles ont toutes été sélectionnées grâce au même « processus systématique d'identification et d'interprétation des alternances lexicales […] » proposé par Barysevich (Reference Barysevich2010 : 29). Nous n'avons donc pas inclus poste et position pour les mêmes raisons que celles expliquées par Sankoff et al. (Reference Sankoff, Thibault, Bérubé and Sankoff1978) et reprises par Barysevich (Reference Barysevich2010 : 172), à savoir qu'elles ne sont pas interchangeables avec job, ouvrage, travail et emploi.
5. Présentation et analyse des résultats
Nous présenterons d'abord les données relatives à l'alternance des variantes désignant la notion de « véhicule automobile », puis celles concernant les variantes exprimant la notion de « travail rémunéré ».
5.1 La variable « véhicule automobile »
Les résultats concernant « véhicule automobile » sont présentés dans le tableau 4. Mentionnons qu’étant donné le peu d'occurrences de la variante automobile, nous n'avons pas effectué d'analyse multivariée. Nous ne présentons donc que les nombres d'occurrences et les pourcentages qui lui sont relatifs.
Tableau 4 : La notion de « véhicule automobile »Footnote 19

Pour chaque variante, n indique le nombre d'occurrences, % indique le pourcentage d'occurrences et eff. réfère au poids du facteur. Rappelons que plus l'indice tend vers 1, plus l'effet se révèle en faveur de la variante, et inversement (Tagliamonte Reference Tagliamonte2006). Notons dès maintenant que les variantes machine, bagnole, véhicule, car et ride n'ont pas été attestées dans notre corpus. Nous y reviendrons dans la discussion. Par ailleurs, le facteur externe communauté d'origine (Communauté), n'a été déterminant pour aucune variante.
Commençons par char. On constate que c'est la variante la plus employée par les interviewés. En effet, ces derniers l'utilisent dans 61 % des cas, avec un taux de dispersion de 71 %. Elle est suivie de voiture (25 % du total des occurrences avec un taux de dispersion de 46 %), puis d’auto (12 % du total des occurrences avec un taux de dispersion de 36 %) et d’automobile (2 % du total des occurrences avec un taux de dispersion de seulement 9 %). Toutefois, il faut dès maintenant nuancer ces résultats. Lorsque l'on regarde la distribution des occurrences de char, il est frappant de constater que, malgré un taux de dispersion de 71 %, 146 occurrences sur 179 ont été produites par le groupe des locuteurs âgés de 20 ans et moins. Ce groupe est par ailleurs composé de 30 jeunes, soit quasiment autant que la totalité des trois autres catégories d’âges. Autrement dit, la nette prépondérance de char dans le corpus est davantage le fruit d'un déséquilibre dans la répartition des locuteurs au sein de chaque catégorie d’âge que d'un usage global dans la communauté. Malgré cette disproportion, l'analyse nous permet de constater que les plus jeunes locuteurs en font un usage particulièrement important (82 % de leurs occurrences avec un effet de .81), alors que les trois autres groupes se démarquent peu les uns des autres (l'effet est de .13 pour les locuteurs âgés de plus de 50 ans, contre .20 pour les locuteurs âgés de 31 à 50 ans, et .03 pour les interviewés âgés de 21 à 30 ans).
Selon nous, cela s'explique par le rapport qu'entretient chaque groupe d’âge avec les normes standard et vernaculaire de sa communauté. Downes (Reference Downes1984) note que la solidarité aux normes vernaculaires se retrouve dans deux catégories d’âge : les adolescentsFootnote 20 et les ainés. Thibault (Reference Thibault and Moreau1997) précise aussi que :
Tous les adolescents, peu importe leur classe sociale, auront recours à des formes non standards pour se démarquer de leurs parents, qui pour leur part, subissent la pression des normes standards […] [par ailleurs] le parler des aînés reflètera des normes standards, peut-être désuètes, et un vernaculaire qui n'a rien à voir avec les formes non standards du parler de leurs petits enfants. (Thibault Reference Thibault and Moreau1997 : 25)
Les données du tableau 4 démontrent que c'est ce qui se passe dans le corpus de Casselman. Les plus jeunes locuteurs (qui sont tous adolescents ou de jeunes adultes) privilégient très largement la variante char (82 %). Les deux groupes d’âges suivants favorisent la variante voiture (69 % pour les locuteurs âgés de 21 à 30 ans, et 43 % pour ceux situés dans la tranche de 31 à 50 ans), alors que les locuteurs les plus âgés tendent à utiliser davantage la variante auto (43 %) qui, comme l'indiquent les travaux Martel (Reference Martel1984), Nadasdi et al. (Reference Nadasdi, Mougeon and Rehner2004) et Barysevich (Reference Barysevich2010), était la variante principale dans les corpus recueillis dans les années 70 et 80. Notre analyse n'est bien entendu valable que si char est identifiée comme variante vernaculaire. C'est effectivement le cas dans notre corpus, puisque les données du tableau 4 indiquent que l'emploi de char décroit à mesure que les classes sociales augmentent. Notons enfin que si les plus vieux locuteurs privilégient auto (43 % d'occurrences), la seconde variante qu'ils emploient le plus est char (33 %). Ces locuteurs oscillent donc entre la norme vernaculaire actuelle et la norme standard des années 70 et 80. Selon nous, ces résultats indiquent le caractère semi-formel des entrevues semi-dirigées dans lesquelles la variation stylistique est plus instable qu'en contexte purement informel (par exemple, dans l'intimité) ou formel (par exemple, en entrevue télévisée). Soulignons enfin qu'aucun facteur interne n'a été retenu par l'analyse factorielle.
Si nos résultats démontrent que char est une variante vernaculaire, la variante la plus normative que l'on peut dégager du tableau 4 est auto. En effet, son usage est hautement stratifié. Le taux d'emploi de auto augmente à mesure que l'on monte dans l’échelle sociale. L'effet est de .74 pour les classes « moyennes-supérieures », contre .56 pour les classes « moyennes » et .28 pour les classes « ouvrières ». De plus, la variante est sociostylistiquement marquée. On sait depuis les travaux de Labov (Reference Labov1990 ; Reference Labov2001) que, lorsque la variation est stable, les femmes tendent davantage à se rapprocher du standard que les hommes. On constate que c'est ici le cas, car les femmes font nettement plus usage d’auto que les hommes (19 % avec un effet .73 pour les premières, contre 10 % et effet de .40 pour les seconds). Enfin, retenons que le facteur « mimétisme » joue nettement en défaveur de la variante auto. Ceci s'explique probablement par le fait que la variante est très peu employée par les locuteurs âgés de 50 ans et moins, qui privilégient nettement voiture (69 % des occurrences chez les locuteurs âgés de 21 à 30 ans et 43 % des occurrences chez ceux âgés de 31 à 50 ans) ou char (82 % des moins de 20 ans).
Pour ce qui est de voiture, nous venons de voir que cette variante est plus employée par les deux groupes d’âges susceptibles de subir le plus de pression normative, en raison de leur présence active sur le marché du travail. Cela implique donc que voiture possède également une charge sociale élevée. Les résultats indiquent que voiture n'est effectivement pas neutre, car l'analyse factorielle révèle que les classes « moyennes » (eff. = .68) et « moyennes-supérieures » (eff. = .60) tendent davantage à utiliser voiture que les classes ouvrières (eff. = .30). Toutefois, la variante n'est pas aussi hautement stratifiée qu’auto, car l'analyse n'a révélé aucune corrélation avec le sexe des locuteurs. L'item voiture semble donc plus neutre qu’auto. Par ailleurs, on note que l'effet du facteur « mimétisme » est significatif (eff. = .67). La variante voiture apparaît davantage lorsque l'intervieweur l'a utilisée dans sa question ou dans son tour de parole précédent l'intervention du locuteur interviewé. L'analyse croisée (CrossTab) effectuée avec Goldvarb X nous indique que ce sont les membres des classes « moyennes » qui reprennent le plus souvent voiture. Nous pensons que le fait que les locuteurs des classes « moyennes » emploient davantage voiture que les locuteurs des classes « moyennes-supérieures » (eff. = .68 pour les premiers et eff. = .60 pour les seconds) relève donc plus de l'effet de mimétisme (peut-être par insécurité linguistique) que de tout autre facteur.
Enfin, pour ce qui est de la variante automobile, celle-ci est quasi absente du corpus (2 % d'occurrences et un taux de dispersion de 9 %). Comme nous l'avons mentionné en début de section, en raison du peu d'occurrences de l'item, nous n'avons pas effectué d'analyse multivariée et il est donc impossible de tirer quelque conclusion que ce soit quant à sa valeur sociostylistique.
5.2 La variable « travail rémunéré »
Les résultats concernant l'alternance entre les variantes job, ouvrage, travail et emploi sont présentés dans le tableau 5. Étant donné le peu d'occurrences de la variante ouvrage, nous n'avons pas effectué d'analyse multivariée pour cet item.
Tableau 5 : La notion de « travail rémunéré »

Nous avons pris en compte les mêmes facteurs externes que pour la variable précédente. Nous y avons toutefois ajouté le facteur degré de scolarité (Scolarité), car ce dernier ne rentrait en conflit avec aucun autre facteur. Enfin, concernant les facteurs internes, nous n'avons tenu compte que de l’effet de mimétisme (Mimétisme, car il est le seul à s’être révélé significatif dans les études antérieures (Nadasdi et McKinnie Reference Nadasdi and McKinnie2003 : 52)
Précisons dès maintenant que les facteurs communauté d'origine (Communauté) et effet de mimétisme (Mimétisme) ne sont pas significatifs.
La variante la plus utilisée est job dont le score est de 53 % (avec un taux de dispersion de 67 %), suivi de travail (28 % avec un taux de dispersion de 62 %), puis d’emploi (16 % avec un taux de dispersion de 38 %) et d’ouvrage (3 % avec un taux de dispersion de 12 %). À l'instar de char, la variante job est largement rattachée aux plus jeunes locuteurs (79 % avec un eff. = .74) qui ont produit 126 des 148 occurrences comptabilisées. Ce résultat relève probablement de la même explication que celle de char. Non seulement on note un déséquilibre certain des occurrences à cause de la constitution du corpus, mais les adolescents en font un usage important, très certainement à cause de la nature vernaculaire de l'item, nature confirmée par l'analyse des facteurs sexe et degré de scolarité : 1) les hommes l'utilisent davantage que les femmes (eff. = .65 pour les hommes et eff. = .33 pour les femmes) et 2) job est peu employé par les locuteurs ayant un degré de scolarité universitaire (eff. = .35) ou collégial (eff. = .41), alors qu'il est privilégié par les locuteurs de niveau secondaire (eff. = .63).
La seconde variante, travail, nous permet d'observer des résultats différents de ceux de job. L'analyse démontre que les facteurs classes sociales et sexe ne sont pas significatifs, mais que le facteur degré de scolarité l'est. Les personnes ayant un degré de scolarité universitaire utilisent majoritairement travail (54 % d'occurrences, eff. = .62), contre 27 % (eff. = .58) pour les locuteurs de niveau collégial, et 16 % (eff. = .39) pour ceux du niveau secondaire. On peut donc conclure que travail est davantage rattaché au style de conversation formel, mais sa valeur sociale n'est confirmée que par ce seul facteur. L’âge des locuteurs est aussi significatif et l'on remarque que c'est le groupe des plus jeunes locuteurs (20 ans et moins) qui l'emploie le moins (12 % des occurrences avec un effet de .33), alors que les trois autres catégories de locuteurs privilégient tous travail (les locuteurs les plus âgés obtiennent un score de 41 %, contre 57 % pour les locuteurs âgés entre 31 et 50 ans, et 47 % pour les locuteurs âgés de 21 à 30 ans).
Concernant emploi, les résultats sont sensiblement différents de ceux de travail. Contrairement à l'analyse de travail, le facteur sexe est, dans le cas présent, pertinent. La variante est caractéristique des femmes (25 % avec un effet de 0.64, contre 9 % d'occurrences et un effet de 0.38 pour les hommes). Elle semble donc aussi stylistiquement marquée et rattachée au standard. Dans l'analyse d’emploi, aucun des facteurs classes sociales et degré de scolarité n'est significatif. En d'autres termes, la valeur sociostylistique d’emploi est révélée par l'importance du facteur sexe, alors que la valeur sociostylistique de travail est soulignée par l'importance des classes sociales. Une question se pose : lequel des deux items est donc socialement plus valorisé que l'autre ? Selon nous, la charge sociale d’emploi est plus importante que celle de travail, car l'indice p (« sig. ») est de .046 pour la variable travail (ce qui indique que les corrélations issues de l'analyse de travail sont significatives, mais peu), alors que l'indice p est de .004 pour la variable emploi (donc fortement significatif). Ceci est d'ailleurs corrélé avec la distribution de la variante emploi, selon l’âge des locuteurs. On remarque effectivement que les plus jeunes interviewés, qui ont tendance à rejeter les variantes normatives caractéristiques du parler des adultes, utilisent emploi dans seulement 7 % des cas (contre 19 % d'occurrences de travail). La variante emploi semble donc davantage rejetée par les jeunes que la variante travail, ce qui, à notre avis, appuie le caractère plus formel d’emploi. Autrement dit, emploi serait sociostylistiquement moins neutre que travail. Notons également que si les plus vieux locuteurs utilisent emploi dans 26 % des cas, ils font également usage de job dans une proportion assez proche (30 % des occurrences), ce qui, tout comme dans notre analyse de job, atteste du caractère semi-formel des entrevues semi-dirigées.
Finalement, pour ce qui est d’ouvrage, cette variante est très peu utilisée (seulement 3 % du total d'occurrences avec un taux de dispersion de 12 %). Avec seulement huit occurrences, nous nous garderons d'en déduire une valeur sociostylistique quelconque.
6. Discussion
Le principal objectif de notre étude est de comparer nos données à celles des recherches antérieures, afin de dégager des points de convergence et de divergence dans l’évolution de chaque variable. Nous nous proposons donc d'examiner nos résultats à la lumière de ceux publiés jusqu’à présent.
Commençons par les éléments de convergence. Concernant les deux variantes char et job, nos résultats vont dans le même sens que ceux de Martel (Reference Martel1984), Nadasdi et al. (Reference Nadasdi, Mougeon and Rehner2004), Mougeon et al. (Reference Mougeon, Rehner, Nadasdi, Remysen and Vincent2010) et Barysevich (Reference Barysevich2010) pour char, et Sankoff et al. (Reference Sankoff, Thibault, Bérubé and Sankoff1978) et Barysevich (Reference Barysevich2010), pour job. En effet, dans le corpus de Casselman, on a trouvé que ces deux items étaient caractéristiques des classes sociales ouvrières et/ou du degré d’éducation le plus faible, et qu'inversement, ils étaient peu employés par les locuteurs socialement élevés et/ou fortement éduqués. En d'autres termes, dans tous les corpus examinés jusqu’à maintenant, char et job sont clairement identifiés comme variantes typiquement vernaculaires. Ceci valide, du moins pour ce qui est de ces deux variantes, notre première hypothèse formulée dans la section 3.
En ce qui concerne auto et emploi, les études précédentes ont montré que les variantes étaient soit socialement stratifiées et rattachées aux classes supérieures (voir Martel Reference Martel1984 pour auto, et Sankoff et al. Reference Sankoff, Thibault, Bérubé and Sankoff1978 pour emploi), soit sociostylistiquement marquées et rattachées au français standard, employées notamment par les femmes et/ou les locuteurs restreints (voir Nadasdi et al. Reference Nadasdi, Mougeon and Rehner2004 et Mougeon et al. Reference Mougeon, Rehner, Nadasdi, Remysen and Vincent2010 pour auto, et Mougeon Reference Mougeon, Valdman, Auger and Piston-Hatlen2005 pour emploi). Nos résultats vont dans le même sens, puisque nous avons relevé une corrélation significative avec le sexe et les classes sociales pour auto, et une corrélation significative avec le sexe pour emploi. Notre analyse confirme donc également notre première hypothèse.
Pour ce qui est d’automobile, d’ouvrage et de machine, on note que, dans l'ensemble des corpus, ce sont des variantes moindrement employées, voire absentes. En effet, automobile ne représente que 14 % des occurrences dans le corpus d'Estrie (Martel Reference Martel1984), 9 % dans le corpus Mougeon et Beniak (Nadasdi et al. Reference Nadasdi, Mougeon and Rehner2004), 14 % dans le corpus de Mougeon recueilli en 2005 (Mougeon et al. Reference Mougeon, Rehner, Nadasdi, Remysen and Vincent2010), 6,1 % dans le corpus d'Ottawa-Hull (Barysevich Reference Barysevich2010) et 2 % dans notre corpus. En ce qui concerne ouvrage, il ne représente que 20,5 % des occurrences du corpus Sankoff-Cedergren (Sankoff et al. Reference Sankoff, Thibault, Bérubé and Sankoff1978), 5,8 % du corpus Mougeon et Beniak (Mougeon Reference Mougeon, Valdman, Auger and Piston-Hatlen2005), 28,34 % du corpus Ottawa-Hull (Barysevich Reference Barysevich2010) et 3 % du corpus de Casselman. Enfin, pour ce qui est de machine, la variante n'est attestée ni dans le parler des locuteurs de Casselman, ni dans l’étude de Mougeon et al. (Reference Mougeon, Rehner, Nadasdi, Remysen and Vincent2010). À l'exception de l’étude de Martel (Reference Martel1984), machine apparaît en cinquième position en terme de nombre d'occurrences, dans toutes les études antérieures. L'ensemble de ces résultats tendrait donc à démontrer que ces trois variantes sont en perte de vitesse, ce qui vient confirmer la seconde hypothèse que nous avons émise en section 3. Il semble qu'en français ontarien (et potentiellement en français laurentien, en général) un changement en cours s'opère avec pour effet, à long terme, une simplification du lexique (machine ayant déjà disparu du parler des locuteurs de Casselman et des adolescents de Mougeon et al. Reference Mougeon, Rehner, Nadasdi, Remysen and Vincent2010).
Les résultats tirés de notre corpus convergent également avec ceux des études précédentes (Martel Reference Martel1984, Nadasdi et al. Reference Nadasdi, Mougeon and Rehner2004 et Mougeon et al. Reference Mougeon, Rehner, Nadasdi, Remysen and Vincent2010 pour voiture et Sankoff et al. Reference Sankoff, Thibault, Bérubé and Sankoff1978 et Mougeon Reference Mougeon, Valdman, Auger and Piston-Hatlen2005 pour travail), qui ont démontré que les variantes voiture et travail étaient socialement plus neutres que char, auto, job et emploi. En effet, seul le facteur classes sociales indique que voiture tend à être rattaché aux classes sociales moyennes et moyennes-élevées, alors que les variantes char (caractéristique des classes ouvrières et des hommes) et auto (caractéristique des classes moyennes-supérieures et des femmes) sont hautement stratifiées. Par ailleurs, dans le cas de travail, notre analyse montre que l'item est socialement plus neutre qu’emploi. Notre troisième hypothèse est donc partiellement validée, car si voiture et travail arrivent effectivement en seconde position des termes les plus employés, leur valeur sociostylistique ne semble pas avoir changé.
Passons maintenant aux points de divergence. Tout d'abord, du point de vue qualitatif, on soulignera l'absence de plusieurs variantes liées à la notion de « véhicule automobile » attestées dans Mougeon et al. (Reference Mougeon, Rehner, Nadasdi, Remysen and Vincent2010). Dans leur récente enquête lexicale réalisée auprès d'adolescents Franco-Ontariens, ils ont noté l'emploi de la variante européenne bagnole (1 %),Footnote 21 de véhicule (2 %), ainsi que des deux variantes anglaises car (14 %) et ride (1 %). Aucun de ces items n'a été attesté dans le corpus de Casselman, ce qui confirme notre quatrième hypothèse. En ce qui concerne bagnole et véhicule, l'absence d'attestation dans notre corpus s'explique, selon nous, par l'hétérogénéité des communautés franco-ontariennes examinées. Mougeon et al. (Reference Mougeon, Rehner, Nadasdi, Remysen and Vincent2010) ont souligné que bagnole n’était employé que par les adolescents de la communauté de Toronto, qui comporte certains élèves francophones d'origine étrangère; ce que nous n'avons pas dans notre corpus. Ils ont par ailleurs noté que véhicule était le résultat de la standardisation du français parlé des adolescents issus des communautés francophones fortement minoritaires. La communauté de Casselman étant fortement majoritaire, il est donc peu probable que ce terme se retrouve dans le discours des francophones que nous avons observés. Enfin, pour ce qui est des variantes anglaises car et ride, Mougeon et al. (Reference Mougeon, Rehner, Nadasdi, Remysen and Vincent2010) ont proposé l'hypothèse qu'elles appartenaient à la catégorie des emprunts récentsFootnote 22 et qu'elles étaient caractéristiques des jeunes locuteurs hautement bilingues, que l'on retrouve principalement (mais pas exclusivement) dans les communautés fortement minoritaires. L'absence de ces variantes anglaises dans notre corpus s'explique donc certainement par le fait qu'il y a peu de locuteurs hautement bilingues dans la communauté de Casselman.Footnote 23 On notera que plusieurs témoignages illustrent clairement les limites du bilinguisme de certains locuteurs :Footnote 24
I : Ah oui ? Ok. Pis tu disais des cours d'anglais pis tout ça, t'es-tu pas pire bilingue toi ou ?
J19 : Non. Non, du tout. Ben, je me débrouille là, mais je suis pas vraiment bon en anglais.
Dans une autre entrevue, un locuteur adulte explique la chose suivante :
L30 : … Je suis plus à l'aise en français parce que je suis francophone, mais je suis très à l'aise en anglais aussi parce que j'ai étudié en anglais pour être professeur d'anglais. Alors j'ai la chance d’être très à l'aise dans les 2. Si je comparais mon épouse, elle est pas à l'aise en anglais. Elle est très à l'aise en français, beaucoup moins en anglais.
Le témoignage suivant indique également qu’à Casselman, les plus jeunes locuteurs francophones ne fréquentent pas les mêmes écoles que les adolescents anglophones.
I : Pis, y a pas d’écoles anglophones, fait que les anglophones, ils vont où ?
J4 : Cambridge, à Forest Park.
I : À Cambridge ? Ok.
J4 : Ou, à XXXX, y a XXXX qui est aussi une école anglaise, donc le, la plupart, ils voyagent, pis ils vont là.
I : Tu penses-tu qu'avec le temps, on va finir par avoir une école anglophone à Casselman ou non, y a pas la population pour ça ?
J4 : Non. Moi, je penserais pas. On a déjà deux écoles, françaises, pis on est vraiment une communauté qui veut garder notre culture pis notre langue francophone, donc j'en douterais qu'ils vont essayer de monter une école anglaise ici. C'est juste pas la région.
Autrement dit, la séparation des élèves francophones et anglophones limite certainement les contacts linguistiques entre adolescents. Il est donc peu probable que des emprunts, comme car et ride, aussi récents et typiques d'adolescents anglophones ou appartenant à des communautés francophones fortement minoritaires, soient adoptés (du moins pour le moment) par des locuteurs évoluant en contexte linguistique nettement majoritaire.
Attachons-nous maintenant au principal point de divergence d'ordre quantitatif. Il est frappant de constater que dans les corpus précédemment examinés (à l'exception du corpus Ottawa-Hull), auto est la variante systématiquement privilégiée, alors qu'elle ne représente que 12 % des occurrences du corpus de Casselman, derrière char (61 %) et voiture (25 %). Cependant, on a vu que char était surtout caractéristique des plus jeunes locuteurs de Casselman (82 % des occurrences), alors que les locuteurs adultes des deux catégories d’âges intermédiaires privilégiaient davantage voiture et que les locuteurs les plus âgés favorisaient auto. Nous pensons qu'il est possible que la nature même des deux communautés et des réseaux sociauxFootnote 25 qui sont propres aux locuteurs joue en faveur ou en défaveur de certaines variantes. Dans des communautés linguistiques plus hétérogènes, où l'on retrouve des locuteurs à la fois restreints, semi-restreints et non-restreints, l'emploi de formes standard par les locuteurs restreintsFootnote 26 pourrait bloquer en partie l'utilisation de formes vernaculaires chez les autres locuteurs à cause de contacts étroits qu'entretiennent notamment les adolescents. À l'inverse, dans des communautés linguistiques plus homogènes, où les francophones sont non-restreints (comme à Casselman), l'utilisation des variantes vernaculaires comme char serait nettement moins freinée par la concurrence des formes standard, à cause de contacts moins fréquents. Malheureusement, aucune donnée ne nous permet, pour l'instant, de vérifier notre hypothèse.Footnote 27
À cela, nous pensons qu'il faut également considérer le rapport qu'entretient chaque communauté avec les normes standard et vernaculaire pratiquées au Québec.Footnote 28 Selon nous, la nature plus homogène de la communauté de Casselman (composée principalement de francophones non-restreints) et sa proximité géographique avec le Québec permettraient à certains locuteurs d'aligner plus rapidement leur français sur celui des Québécois. Martel (Reference Martel1984) et Barysevich (Reference Barysevich2010) ont montré qu’auto et char étaient les deux variantes principales en français québécois des années 1970 et 1980. Sankoff et al. (Reference Sankoff, Thibault, Bérubé and Sankoff1978) et Barysevich (Reference Barysevich2010) ont relevé que job était aussi la variante la plus employée en français québécois des années 1970 et 1980, ouvrage étant à l'inverse de moins en moins utilisé. À l'exception d’auto, nos résultats semblent donc démontrer qu'il y a bien un alignement de la variété de français parlée à Casselman sur la variété québécoise, du moins pour trois des quatre variantes que nous venons de citer. Dans le corpus de Casselman, on a par ailleurs remarqué qu’auto était caractéristique des locuteurs les plus âgés et qu'elle avait récemment laissé place à la variante standard voiture. Bien que nous n'ayons aucune donnée permettant de la confirmer, nous formulons l'hypothèse que voiture est plus employé qu’auto, non seulement à cause de l'effet de mimétisme, mais aussi par effet d'alignement sur une nouvelle norme standard québécoiseFootnote 29 dans laquelle voiture est maintenant privilégiée, aux dépens d’auto. Footnote 30 Par contraste, les locuteurs provenant de communautés plus hétérogènes appliqueraient des normes standard et vernaculaire davantage rattachées au français québécois des années 1970 et 1980, ce qui expliquerait la fréquence encore très importante d’auto, notamment chez les jeunes locuteurs de l’étude de Mougeon et al. (Reference Mougeon, Rehner, Nadasdi, Remysen and Vincent2010).
Nous terminerons notre discussion en précisant que, contrairement aux études de Nadasdi et al. (Reference Nadasdi, Mougeon and Rehner2004) et Barysevich (Reference Barysevich2010) qui ont souligné l'importance de l’élément grammatical précédent auto (notamment la préposition en) et char (principalement employé devant un adjectif ou un déterminant), nous n'avons pas relevé d'effet significatif de ce facteur interne. Dans le cas d’auto, Nadasdi et al. (Reference Nadasdi, Mougeon and Rehner2004 : 96) ont avancé l'hypothèse de la lexicalisation partielle de l'expression « en auto », ce que nos données n'appuient pas. Dans le cas de char, Barysevich (Reference Barysevich2010 : 126) propose que l'effet significatif du facteur soit caractéristique « du discours personnel des locuteurs, c'est-à-dire dans les situations décrivant leur expérience personnelle. ». Cette hypothèse nous paraît tout à fait plausible, mais vu les limites de cet article, nous ne l'avons pas testée.
7. Conclusion
En guise de conclusion, nous pensons qu’étant donné les nombreux points de convergences entre les corpus que nous avons comparés, notre étude fournit des preuves supplémentaires qui appuient, à la fois, la thèse de l'unité des parlers ontariens, mais aussi et plus généralement, l'unité des parlers laurentiens. Selon Mougeon, Hallion, Bigot et Papen (à paraître), cette unité serait d'ailleurs le résultat des liens historiques directs et récents, qui unissent les communautés francophones de l'Ontario et de l'Ouest canadien à la communauté québécoise.
Toutefois, nous ne devons pas perdre de vue les éléments de divergence que nous avons relevés, non seulement entre les variétés franco-ontarienne et québécoise, mais aussi entre les corpus franco-ontariens. Ces différences, à la fois qualitatives et quantitatives, nous poussent à retenir la singularité même de chaque communauté à l'intérieur de laquelle tout locuteur doit être perçu comme acteur socialisé Footnote 31 participant directement à l’évolution des normes vernaculaires et standard.
Finalement, les corrélations que nous avons mises en lumière confirment à nouveau, selon nous, le fort potentiel heuristique des variables lexicales, dans le cadre de la linguistique variationniste. Lodge (Reference Lodge, Abecassis, Ayosso and Vialleton2005) soulignait à ce sujet que :
Lexical choices may be more individualistic, more conscious and indeed more capricious than phonetic or grammatical ones, but the fact remains that the structure of the lexicon maps on to the structure of society in a more direct way than either phonology or grammar. (Lodge Reference Lodge, Abecassis, Ayosso and Vialleton2005 : 247)
Nous espérons donc que notre étude incitera les chercheurs à exploiter davantage les recherches prenant en compte la variation lexicale dans des corpus d'entrevues semi-dirigées, tels que celui de Casselman.