Pierre Moor est professeur honoraire à l’Université de Lausanne, auteur d’un traité de droit administratif, fin connaisseur du droit de l’aménagement du territoire, et auteur d’un essai remarqué en philosophie du droit (Pour une micropolitique du droit, Paris : PUF, 2005).
« Dynamique du système juridique » se décline en neuf chapitres qui abordent tous les questions dites classiques ou topiques de la théorie générale du droit (les relations du droit avec la justice, la science, les faits, le texte, l’interprétation, etc.).
L’ouvrage ne relève pas de la pédagogie; on n’y trouvera pas une présentation (éventuellement critique) des grandes théories du droit; Moor livre ici sa théorie du droit qui entend surmonter les difficultés et apories des théories « classiques ». De nature herméneutique, elle s’articule autour de trois thèses principales : 1) le droit est un système, non au sens classique d’une axiomatique, mais au sens de la théorie systémique de Luhmann et Teubner, et ce système est en même temps un processus; c’est d’ailleurs parce qu’il fonctionne comme processus qu’il se maintient comme système (4 et 5); 2) la connaissance du droit ne peut être que diachronique : la concrétisation d’un texte n’est pas une répétition mais la production d’une norme particulière, et cette production est socialement située. Dès lors la théorie du droit ne peut être que la théorie de la pratique du droit, une théorie qui doit s’interroger sur la façon dont le droit est immédiatement ouvert à de tels jugements; 3) l’ordre juridique est un ensemble de textes, et il ne peut y avoir de théorie du droit sans une théorie sémantique du droit.
C’est probablement là que se situe le cœur de l’ouvrage. L’auteur revient sur la « logique textuelle » qu’il a déjà exposée dans ses travaux précédents, et qui est fortement marquée par la « Théorie Structurante du Droit » de Friedrich Müller (v. Strukturierende Rechtslehre, 2e éd., Berlin : Duncker & Humblot, 1994) introduite en France par Olivier Jouanjan (v. Discours de la méthode juridique, Paris : PUF 1996, trad. Juristiche Methodik qui a connu plusieurs éditions). La thèse principale de Moor est que le droit est d’abord et avant tout « composé de textes [. . .] avec des textes » (61 §3.1). Cette « logique textuelle » appréhende le droit comme un « travail sur des textes destiné à la production normative d’autres textes » (242). Comme Müller, Moor souligne que ce travail n’est pas seulement le fait des juges ou des autorités habilitées à poser des normes mais de la communauté des juristes. De sorte que le droit dans sa dynamique est l’ensemble des descriptions, reconstructions, reformulations de significations auxquelles procède cette communauté à partir des textes juridiques (311). Ainsi, la doctrine est-elle introduite parmi les sources du droit car ses « propositions normatives » (peut-être vaudrait-il mieux parler de « propositions interprétatives ») n’ont certes pas d’impérativité institutionnelle, mais tant qu’elles ne sont pas démenties, elles demeurent vraisemblables (318).
Mais ces textes ne se confondent pas avec les normes : si le texte permet d’avoir accès à une norme, de la formuler, il n’est « que le signe de la norme » (255) et doit toujours être interprété par un lecteur afin d’identifier la norme en question au moyen d’un autre texte. D’où le paradoxe : « la norme est et n’est pas le texte » (72), « la norme est ce qui, dans un texte, est lu pour être reformulé dans un texte second, lequel peut être ou non identique au texte originaire » (79).
Pour mettre en évidence la sémanticité de l’institution du droit, la théorie du droit peut s’appuyer sur l’herméneutique et la sémiotique. Ce dernier aspect est particulièrement souligné par les chapitres 9 et 10, qui portent sur l’interprétation et le raisonnement juridique et méritent un traitement spécifique. Moor rejette aussi bien l’idée d’un sens clair des textes qui s’imposerait à l’interprète que celle d’une liberté totale de ce dernier. L’erreur, dans les deux cas, est de penser l’interprétation soit comme acte de connaissance soit comme acte de volonté quand « tout l’effort de la production normative est justement de les articuler » (239). Il n’y a certes pas de sens clair des textes normatifs (sauf cas des notions absolument déterminées, p. 253) de sorte qu’un texte « prend un sens clair » au terme d’une décision du juge interprète. Mais cette volonté s’articule à une obligation de motivation, car dit-il, un jugement sans motivation n’est pas un jugement, et cette motivation est elle-même enfermée dans une « rationalité argumentative » (239). Si donc l’interprète choisit individuellement la signification d’un texte, il n’en demeure pas moins que « la référence qu’il donne à une règle d’habilitation en fait l’exercice d’une fonction qui intègre cet acte de volonté dans le système juridique : sa signification devient alors objective et elle devient norme. C’est l’effet de l’impérativité institutionnelle » (240). Cette interprétation comme détermination du sens s’articule à une application au cas concret.
La dimension critique de l’ouvrage n’est donc pas négligeable. Moor conteste les présupposés et les dualismes du normativisme (notamment la distinction entre être et devoir-être et entre volonté et connaissance, car il n’y a ni volonté pure, ni commandement pur mais connaissance de ce que l’on veut et justification de ce que l’on commande, v. p. 144). Il réfute aussi le réalisme, qu’il soit américain ou scandinave. Ici, c’est le concept de « faits » adopté par les réalistes qui pose un problème, car on s’illusionne lorsqu’on imagine qu’un observateur pourrait s’extraire du phénomène normatif pour examiner des normes en vigueur comme des faits sans adopter de point de vue normatif sur ces normes (147). On retrouve ici un engagement épistémique très fréquemment rappelé, à savoir qu’il n’y a pas de connaissance—de science—du droit sans une pratique du droit (306) : le point de vue externe n’existe pas.
Si l’on veut échapper à ces conceptions, il convient de changer de modèle de rationalité et, à celui des sciences expérimentales choisi par le positivisme, préférer la rationalité spécifique au droit, la « rationalité juridique » qui « se construit à partir de textes », lesquels « sont en quelque sorte les signes au moyen desquels les significations sont élaborées » (161). Cette théorie du droit est donc à la fois anti-positiviste—en ce qu’elle part non des normes mais de la pratique des juristes, à savoir la production de normes par des textes et au moyen des textes—et positiviste en ce qu’elle entend décrire la pratique réelle et effective des juristes et non un idéal normatif.