Les conflits entre les sciences et les croyances peuvent prendre des formes diverses. La plus connue oppose des connaissances scientifiques à des croyances religieuses et aux institutions chargées de préserver leurs doctrines officielles. C’est le cas classique de l’affaire Galilée, condamné en 1633 par l’Église catholique en raison de ses thèses héliocentriques. Il arrive que l’opposition se fasse moins visible et plus indirecte. L’émergence de la science moderne s’est traduite en effet par l’adoption d’un système de pensée qui exclut d’emblée les explications surnaturelles avancées par diverses croyances religieuses et spirituelles. Pour cette raison, le conflit peut apparaître dans des situations sociales qui semblent être complètement étrangères à la question de la connaissance du monde, et qui n’impliquent ni chercheurs ni questions proprement scientifiques. Le conflit prend alors la forme plus discrète d’une opposition entre conceptions du monde fondées sur des épistémologies et des ontologies différentes. Tandis que les conflits classiques entre sciences et religions ont fait l’objet de nombreuses recherches sociologiquesFootnote 1, historiques, et philosophiques, les formes plus discrètes de cette opposition présentes dans les débats de nature juridique ont été peu étudiées.
Or, la Cour suprême du Canada a rendu en novembre 2017 un jugement d’une très grande importance théorique et pratique qui touche à ces questionsFootnote 2. Cette importance tient au fait que l’enjeu de cette cause touche au fondement même de l’épistémologie et, surtout, de l’ontologie modernes qui sont à la base de la distinction entre « croyances » et « connaissances ».
L’affaire a opposé une communauté autochtone, la Nation Ktunaxa, à la province de Colombie-Britannique. Cette communauté autochtone attaquait une décision du Minister of Forest, Lands and National Resource Operations approuvant le plan de développement et de construction d’une station de ski proposé par l’entreprise Glacier Resorts Ltd. Selon le Conseil de la Nation Ktunaxa, la décision du Ministre avait pour effet de porter atteinte à la liberté religieuse de ses membres. En effet, la montagne sur laquelle la station devait être construite est un site considéré comme sacré par la Nation Ktunaxa en raison de la présence sur ce site de l’esprit de l’ours Grizzly. Selon les porte-parole de la communauté autochtone, la construction de la station de ski aurait pour effet de faire fuir l’Esprit et donc d’annihiler le fondement même des croyances et pratiques spirituelles des membres de la nation Ktunaxa. L’originalité de la cause tient au fait que ce qui est en question n’est pas une entité empirique comme l’ours lui-même ou encore l’occupation physique du territoire, mais bien le bien-être de l’esprit de l’ours Grizzly, entité par définition invisible et inaccessible au commun des citoyens. De plus, le litige n’est pas présenté comme relevant du Chapitre 35 de la Loi constitutionnelle du Canada qui garantit les droits ancestraux des Premières Nations, mais plutôt de l’alinéa 2a) de la Charte des droits et libertés qui protège la liberté religieuse. Cependant, comme on le verra, nous soutenons que le véritable enjeu n’est pas, malgré les apparences, la liberté religieuse mais bien la possibilité d’admettre, comme base d’un raisonnement, l’existence d’entités considérées comme réellement existantes seulement par ceux qui déclarent croire en leur existence. C’est donc bien la distinction épistémologique entre connaissances et croyances qui est en jeu dans ce litige et cela soulève la question fondamentale de l’ontologie du monde moderne qui est à la base du droit canadien comme de celui de la plupart des sociétés modernes.
Malgré son originalité certaine dans l’histoire des jugements de la cour suprême du Canada concernant les droits des autochtones au CanadaFootnote 3, l’affaire Ktunaxa ne manque pas de rappeler une décision de la Cour environnementale de Nouvelle-Zélande rendue en 2002Footnote 4. Dans l’affaire néo-zélandaise, le Minister of Correctionnal Services souhaitait construire un établissement pénitentiaire sur un site appelé Ngawha, dans le Nord de la Nouvelle-Zélande. La prison, étalée sur 21 hectares, était conçue pour accueillir jusqu’à 450 détenusFootnote 5. Durant les travaux, le ruisseau Ngawha, qui traverse le site de construction, devait être temporairement déviéFootnote 6. Le projet souleva une certaine opposition dans la communauté Maori locale. Le principal point d’achoppement concernait la relation que les Maoris disent entretenir avec les eaux et les terres ancestralesFootnote 7. Or, selon certains membres de cette communauté, la déviation du cours d’eau porterait atteinte au taniwha – créature spirituelle, métaphysique et intangibleFootnote 8 – qui vivrait dans les eaux du ruisseau et aurait la forme d’un serpent. Cette créature serait ainsi perturbée par les travaux de construction de la prison, d’où la demande de sursoir à cette constructionFootnote 9.
Jusqu’à présent, ce type d’affaires a majoritairement été interprété dans une perspective colonialiste et postmoderneFootnote 10. L’arrêt Ktunaxa a par exemple donné lieu à des commentaires de jurisprudence qui ont insisté sur les rapports parfois conflictuels entre le droit canadien et les pratiques culturelles autochtones. Ainsi les juristes Natasha Bakht et Lynda Collins ont-elles estimé que le jugement rendu par la Cour d’appel de Colombie-Britannique trahissait l’attachement des juges à une conception chrétienne de la religion qui serait inadaptée aux spiritualités autochtones : « That the court was mired in an understanding of religious freedom that reified dominant conceptualizations of religion was evident from many of its comments. While we cannot ignore the origins of our laws or our history of colonialism, we also cannot permit majority Christian traditions or another religious view to be the definitional bias by which we implicitly or explicitly interpret all religious claims. Had the courts below begun their analysis from the perspective of the Ktunaxa, contextualizing their critical relationship to the land, a different analysis would likely have ensued ».Footnote 11
Tout en ne niant pas la pertinence de cette interprétation, même si elle utilise parfois un langage qui relève du lexique moral plutôt qu’analytique (comme en font foi l’usage des termes « mired », « cannot permit », « bias », etc.), nous envisageons une hypothèse différente. Selon nous, le refus des juges d’accéder aux revendications autochtones ne relève pas de leurs propriétés personnelles (comme le suggère leur identification à une « tradition chrétienne »), mais s’explique plutôt par les limites conceptuelles que l’ontologie naturaliste impose au raisonnement juridique, rendant ce dernier tout à fait incapable de concevoir la protection d’entités métaphysiques immatérielles, et ce malgré toute la bonne volonté des juges. Pour le dire autrement, le rejet des demandes autochtones ne s’explique pas d’abord par un biais de nature religieuse (chrétienne ou autre), mais par le fait que l’horizon du pensable que le raisonnement juridique a hérité de la révolution scientifique du XVIIe siècle est limité. Cet horizon est limité par l’épistémologie et l’ontologie modernes, qu’il ne s’agit pas de célébrer ou de condamner, mais d’identifier et de comprendre. En effet, les cas canadien et néo-zélandais soulèvent la question des modes de connaissance légitimes dans le monde moderne depuis la révolution scientifique du XVIIe siècle qui a mené au rejet de toute invocation de causes surnaturelles ou potentiellement inaccessibles à l’ensemble des citoyens. Ils soulèvent aussi des questions relevant des ontologies légitimes, c’est-à-dire l’invocation de l’action d’êtres surnaturels, inobservables par définition. À une époque qui voit le monopole de la science et de ses méthodes de plus en plus remis en question par des appels à des « modes alternatifs ou « complémentaires » de connaissance, il est important d’analyser les arguments que les cours ont invoqué pour rendre jugement dans ces affaires.
Après avoir rappelé ce que la littérature juridique dit sur la question des ontologies légitimes, nous analyserons en détail le cas canadien en le comparant, lorsque nécessaire, au cas néo-zélandais dans le but d’identifier les conséquences possibles pour les sociétés modernes d’une révision radicale de leur conception du monde remettant en question la coupure qui sépare les croyances des connaissances, coupure qui, on le verra, est aussi au fondement des argumentations juridiques contemporaines.
Avant d’entamer ces questions, il convient de préciser brièvement le sens des termes « ontologie » et « épistémologie », trop souvent confondus. L’ontologie concerne l’étude de l’ameublement du monde, c’est-à-dire des objets ou entités considérés comme existant dans le mondeFootnote 12. L’épistémologie, pour sa part, s’intéresse aux modes de connaissances des objets postulés par l’ontologieFootnote 13. En d’autres termes l’épistémologie se demande par quelles méthodes les humains peuvent avoir accès aux entités composant le monde et ainsi en avoir une connaissance justifiée. Ainsi l’ontologie naturaliste (certains disent « matérialiste ») héritée de la révolution scientifique du XVIIe siècle exclut des entités comme les « esprits », les « fantômes » ou les « démons » comme pouvant intervenir dans le monde, et son épistémologie exige que les modes de connaissance légitimes des entités composant le monde soient potentiellement accessibles à toute personne raisonnable. C’est ainsi que la coupure entre, d’une part, les opinions et croyances (considérées comme subjectives) et, d’autre part, les connaissances, (considérées comme objectives car intersubjectives et donc accessibles en principe à tous) s’est instituée du XVIIe au XIXe siècle dans toutes les disciplines des sociétés dites « modernes ». D’abord appliquée au monde physique au début du XVIIe siècle, cette approche « naturaliste » a ensuite été généralisée à tous les domaines de connaissance : géologie, biologie, histoire, anthropologie, etc. Ainsi, la géologie cesse au début du XIXe siècle d’invoquer le déluge universel biblique pour expliquer les phénomènes et la biologie après Darwin accepte l’évolution naturelle des espèces et abandonne la création divineFootnote 14. De même, la psychologie moderne n’invoque plus la présence d’un « démon » dans un corps pour expliquer un comportement « hystérique ». Le droit ne fait pas exception.
Cette conception naturaliste du monde est cependant incommensurable, selon le sens donné à ce terme par le philosophe Thomas KuhnFootnote 15, avec une conception, dès lors jugée « pré-moderne », dans laquelle les esprits seraient considérés comme des entités actives dans le monde. Une telle ontologie soulèverait aussi la question épistémologique associée : par quelles méthodes toute personne raisonnable pourrait-elle avoir une connaissance de ces entités? Comme nous allons le montrer, c’est implicitement de cela qu’il est question dans les jugements des juges canadiens et néo-zélandais.
Le juriste confronté au problème ontologique
Comme l’a expliqué Richard A. Posner dans son ouvrage classique The problems of jurisprudence, le juriste n’a pas à sa portée une ontologie clairement définie qui lui permettrait de séparer l’existant de l’inexistant, l’être du non-êtreFootnote 16. Par exemple, le juge ne dispose pas de catégories juridiques qui lui permettraient d’englober des choses aussi diverses que les lapins, les âmes, la loi, ou les nombres. À la suite du sophiste Gorgias, certains philosophes du droit ont toutefois cherché à rejeter cette difficulté en proposant une vision rhétorique de la justice et du droit. C’est notamment le cas de Chaïm Perelman et de ses disciples, pour lesquels la question ontologique ne se pose pas vraimentFootnote 17. Sans recourir aux mêmes références philosophiques, Posner nie aussi que l’on puisse aboutir à une vérité judiciaire, proposant plutôt de se demander de façon pragmatique quelles sont les conséquences de nos choix ontologiquesFootnote 18. Par contraste, l’aristotélicien Michel Villey s’est attaché à la dialectique comme façon d’aboutir à la vérité. Non pas simplement une vérité factuelle, mais aussi une vérité sur la nature des choses. Car, pour condamner un voleur, encore faut-il s’assurer « de la présence du voleur sur les lieux à l’heure du délit »Footnote 19.
Qu’on le souhaite ou non, force est de constater que le problème ontologique ne cesse de ressurgir et que le juge ne peut pas toujours l’éviter. Le problème ontologique se pose par exemple avec une certaine acuité à propos de la spiritualité de certains groupes sociaux qui se fondent sur des ontologies différentes des définitions occidentales de l’être et du non-êtreFootnote 20, si bien qu’il devient difficile, sinon même impossible, de recourir aux conventions et langages partagés dont parlait GorgiasFootnote 21. D’origine animiste, les croyances religieuses et spirituelles de certains groupes autochtones se présentent comme entretenant un lien étroit avec la terre et la natureFootnote 22. En effet, selon l’anthropologue Philippe Descola, le rapport des autochtones américains et océaniens à l’être se caractériserait par une absence de séparation nette entre la nature et la culture, et un brouillage des frontières entre l’humain et le non-humain : l’animal est anthropomorphisé, et l’homme peut devenir animal, du moins en un certain sens de ces termes, car lors de la chasse, personne ne confond les humains et l’animal chasséFootnote 23. La difficulté potentielle de communiquer sans un accord sur l’ontologie de base explique, par exemple, que des Inuits d’Alaska puissent répondre en riant, lorsqu’une anthropologue leur fait part des premiers pas de l’Homme sur la lune, « Nous ne savions pas que c’était la première fois que vous, peuple blanc, alliez sur la lune. Nos chamanes y vont depuis des années déjà. Ils y vont tout le temps »Footnote 24. Face à ces divergences profondes qui engagent la possibilité même d’un dialogue pouvant mener à un consensus, la question se pose de savoir comment le droit positif moderne fait face à des demandes relevant d’ontologies différentes. Par exemple, peut-on interdire la construction d’une station de ski ou d’une prison pour ne pas perturber une créature métaphysique par définition invisible, telle qu’un esprit? Répondre à ces questions revient à trancher entre des ontologies concurrentes et incommensurables et à construire, sur la base de certains modes de vérification, une frontière entre ce qui sera considéré comme existant, car conforme aux modes admis de vérification, et qui pourra dès lors faire partie du champ juridique, et ce qui n’est pas vérifiable ou attestable selon ces modes de connaissance et ne sera pas considéré comme existant et dès lors non justiciable en tant que tel. L’entité postulée sera alors considérée comme une croyance légitime, mais non comme une connaissance validée, toujours supposée potentiellement acceptable par quiconque et donc, à ce titre, objective.
Le réel étant lié de près à la tangibilité, la question ontologique recoupe une autre question, celle du statut juridique des biens immatériels. Il ne fait pas de doute que le droit est en mesure de faire une place à l’immatériel. Ainsi, comme le note Frédéric Zenati, « le problème de l’immatériel en droit n’est donc pas de savoir si le droit lui fait ou non une place mais dans quelle mesure il la lui fait »Footnote 25. Déjà les Romains effectuaient une distinction entre les res corporales et les res incorporales, faisant de ces dernières des objets de propriété au même titre que les choses tangiblesFootnote 26. En droit romain, la chose incorporelle peut ainsi prétendre à la « consistance ontologique »Footnote 27. Le juriste doit néanmoins lui attribuer une configuration formelle grâce au recours à des notiones dont le rôle est de fournir « une forme intellectuelle à tout ce qui n’a pas une forme naturelle »Footnote 28, que l’on pense à la tutelle ou à l’obligation découlant d’un contrat. Si le droit féodal a opéré une reconceptualisation du droit romain qui a eu pour effet d’éluder les res incorporales, l’apparition des sociétés industrielles a rendu à l’objet immatériel son statut de bien juridiqueFootnote 29. À la même période, la monnaie est devenue un dénominateur commun permettant d’objectiver la valeur des biens et donc de faciliter leur échangeFootnote 30. C’est donc tout logiquement que les biens immatériels ont été depuis lors principalement saisis en droit à travers leur valeur pécuniaireFootnote 31. Dans une affaire restée célèbre, Stambovsky v. Ackley, une juridiction new-yorkaise a ainsi pu considérer comme réelle la perte de valeur d’une maison dont on pensait qu’elle était hantée. S’il était évidemment impossible de savoir si des esprits s’y trouvaient réellement, en revanche la perte de valeur du bien matériel était quant à elle objectivable sur le marché immobilier et donc à ce titre indemnisable.
Cet expédient qui consiste à contourner le problème ontologique – comme celui d’établir la réalité des esprits – en se rattachant à une réalité non-contestée comme l’argent n’est cependant pas toujours à la disposition des juges. S’agissant des droits religieux et de la spiritualité par exemple, indemniser l’atteinte portée à un esprit nécessite avant tout d’être assuré de la réalité de cette atteinte et donc de l’esprit lui-même, confrontant une nouvelle fois le juriste à la question ontologique. Cette dernière peut néanmoins être éludée à nouveau lorsque les croyances religieuses ou spirituelles se matérialisent dans un objet totémique ou figuratif incarnant la divinité ou l’esprit à protéger, c’est-à-dire lorsque l’immatériel est mis en évidence à travers le matérielFootnote 32. C’est le cas en Inde, où la personnalité juridique a été attribuée aux idoles hindouesFootnote 33, permettant à ces dernières d’ester en justice et de disposer d’un patrimoine. Cette reconnaissance juridique est cependant limitée à l’idole physique. Elle ne s’étend pas à la divinité représentéeFootnote 34. Cette subtilité est fondamentale pour le juriste car cela signifie que ce n’est pas l’entité spirituelle elle-même qui est protégée juridiquement mais sa manifestation matérielle et singularisée. Aussi l’idole possède-t-elle « une double personnalité : l’une, surnaturelle, en tant qu’incarnation de Dieu, échappant aux règles de droit faites pour le règlement des affaires humaines, et l’autre, juridique, en tant que représentant et agent des intentions du fondateur »Footnote 35.
À la différence des idoles indiennes, l’esprit de l’ours canadien et le taniwha néo-zélandais demeurent invisibles et impalpables, ce qui va poser un certain nombre de problèmes nouveaux. Ce n’est pas la première fois que des juges canadiens sont confrontés à des demandes de ce type. Contrairement aux États-Unis, le Canada ne dispose pas de dispositions législatives ou constitutionnelles spécifiques protégeant les droits religieux et les sites sacrés des communautés autochtonesFootnote 36. C’est donc l’alinéa 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés que les demandes des nations autochtones ayant trait à la protection de territoires sacrés peuvent invoquer. Cette disposition laconique ne fait que reconnaître à chacun la « liberté de conscience et de religion »Footnote 37, sans donner davantage d’indications. La jurisprudence est venue préciser, au fil des affaires, le contenu et les limites de cette liberté. Ainsi, l’arrêt de principe en la matière, R c. Big M Drug Mart, qui soulevait la question du caractère constitutionnel d’une loi interdisant le travail et l’activité commerciale le dimanche, a précisé la portée de l’alinéa 2a) de la Charte. Dans cette décision rendue en 1985, la Cour suprême du Canada a estimé que cette disposition protégeait « le droit de croire ce que l’on veut en matière religieuse, le droit de professer ouvertement des croyances religieuses sans crainte d’empêchement ou de représailles, et le droit de manifester ses croyances religieuses par leur mise en pratique et par le culte ou par leur enseignement et propagation »Footnote 38. L’invocation ici de la notion de « croyance » renvoie implicitement à une distinction entre croire et savoir, le premier étant un état subjectif, alors que le second renvoie à une connaissance éprouvée et partageable en principe par quiconque applique les règles de vérification admises par toute personne raisonnable.
Les revendications juridiques des Autochtones canadiens ayant trait à la liberté de religion impliquent souvent des revendications territorialesFootnote 39. La Nation Ktunaxa n’est pas la première à revendiquer la protection de sites qu’elle considère comme sacrés mais dont elle n’est pas juridiquement propriétaire. Par exemple, dans l’affaire Saulteau First Nations c. Ministère de l’énergie et des mines (1998), plusieurs nations autochtones s’étaient opposées à l’exploitation pétrolière d’une zone située entre deux montagnes, les « Twin Sisters », en raison du caractère, pour eux sacré, de ce siteFootnote 40. Lors de l’examen de l’affaire, le juge Taylor estima que les demandes autochtones tombent en dehors du périmètre de l’alinéa 2(a) de la Charte Footnote 41. Loin d’être anecdotique, le refus exprimé par le juge Taylor dans l’affaire Saulteau est symptomatique des difficultés qu’éprouvent les autochtones à obtenir la protection de terres en raison de leur croyance en leur caractère sacré. En fait, « la Cour [suprême du Canada] n’a jamais accordé de protection à un site sacré en se fondant uniquement sur son caractère sacré »Footnote 42. Les chances de succès de ces demandes sont d’autant plus faibles que les droits religieux, bien que constitutionnels, ne sont pas pour autant absolus. Comme cela a été souligné par Ghislain Otis, « la logique de conciliation des droits ancestraux [des autochtones] avec l’ordre public étatique […] cadre parfaitement avec la finalité conciliatrice attribuée par la Cour suprême à la common law et à l’article 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 »Footnote 43. Cette volonté de conciliation conduit parfois les juridictions canadiennes à attribuer des « droits-activités » à des communautés autochtones, par exemple un droit de passage sur un territoire considéré comme sacré afin d’effectuer des cérémonies spirituelles, sans nécessairement entraver les droits fonciers que des tiers peuvent détenir sur le même terrainFootnote 44. En revanche, les revendications susceptibles d’imposer des limites importantes aux droits de tiers extérieurs à la communauté, comme celles de la Nation Ktunaxa, sont jugées plus sévèrement par la Cour suprême du CanadaFootnote 45.
La distinction entre croyances et objets de croyance
Il est assez rare de retrouver dans la jurisprudence des affaires où le juge se trouve confronté de façon aussi directe et visible à un problème ontologique. L’on peut en effet éplucher la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme à propos de la liberté de religion sans aborder cette question une seule foisFootnote 46. Les deux affaires analysées dans cet article ont ceci de particulier que les requérants demandent certes la protection de leurs croyances, mais aussi et même surtout la protection de l’objet de ces croyances, en l’occurrence l’esprit de l’ours et le taniwha, ce qui implique l’acceptation de leur existence même. Or, si le juge peut s’assurer de la réalité des croyances autochtones et Maoris, et de leur sincérité, il lui est en revanche impossible de s’enquérir de la réalité de l’objet de ces croyances sur les seules bases des méthodes aujourd’hui généralement reconnues et qui relèvent implicitement de la science moderne et de sa rationalité. Statuer sur l’existence même de l’objet de la croyance reviendrait alors à porter un jugement que l’on peut qualifier de théologique et non plus juridique. Le refus que les juges canadiens et néo-zélandais ont finalement opposé aux revendications autochtones traduit donc un refus d’attribuer une consistance ontologique à des créatures métaphysiques, puisque même le simple agnosticisme sur leur existence implique qu’on refuse de leur accorder une protection juridique, ce qui revient, en pratique, à nier leur existence.
La décision majoritaire des juges dans l’affaire Ktunaxa a d’ailleurs été interprétée par certains auteurs comme la marque de la « vision occidentale du monde » qui animerait les juges canadiens. En n’accueillant pas les revendications de la communauté, les juridictions auraient ainsi donné la primauté à leurs croyances judéo-chrétiennes et montré leur incapacité à saisir le caractère holistique de la spiritualité autochtoneFootnote 47. Ce que l’on souligne moins fréquemment, c’est que les autochtones eux-mêmes ne mettent pas en avant une ontologie unifiée et sont parfois en désaccord entre eux sur ce qui existe ou non. Nous verrons par exemple dans l’affaire néo-zélandaise que tous les autochtones ne s’opposaient pas à la construction de la prison, certains refusant d’y voir une atteinte à leur spiritualité. D’ailleurs, seule une conception essentialiste de l’identité autochtone pourrait justifier une telle conclusion qui suppose une unanimité sur ces questions. Comme on le verra plus loin, ce qui est en jeu ici relève de la flexibilité interprétative des croyances spirituelles autochtones. En fait, plutôt qu’un préjugé favorable à une quelconque tradition « judéo-chrétienne », c’est davantage à l’effet du naturalisme scientifique, lequel, on l’a dit, s’est imposé dans tous les domaines du savoir, qu’il faut attribuer ce refus d’affirmer l’existence d’entités inaccessibles par principe aux méthodes de la science moderne. On peut en effet affirmer sans trop de risque qu’en remplaçant « l’esprit de l’ours » par « l’esprit de la Vierge Marie » la décision des juges « judéo-chrétiens » aurait été la même. Ce qui est en cause ici est donc beaucoup plus profond que ce que la conceptualisation en termes de « colonialisme » suggère et relève bien du passage à la modernité qui a modifié la nature des entités considérées comme présentes dans le monde et connaissables par des méthodes potentiellement accessibles à toute personne raisonnable. À la lumière de ces considérations, revenons maintenant plus en détail sur le cas canadien.
Les Ktunaxa devant la Cour suprême du Canada
Suite à l’autorisation de construction donnée à l’entreprise Glacier Resorts en 2012, la Nation Ktunaxa a introduit une action en justice afin d’attaquer la décision du Ministre. Selon ses porte-parole, l’autorisation de la construction de la station de ski porte atteinte à leur liberté de religion telle que garantie par l’alinéa 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés :
Les Ktunaxa affirment que le projet, et en particulier les installations permanentes d’hébergement pour la nuit, chassera l’Esprit de l’Ours Grizzly du Qat’muk. Comme cet esprit est au cœur de leurs croyances et pratiques religieuses, ils disent que son départ aurait pour effet d’éliminer le fondement de leurs croyances et de rendre inutiles leurs pratiques. Les Ktunaxa plaident que la vitalité de leur communauté religieuse dépend du maintien de la présence de l’Esprit de l’Ours Grizzly dans le Qat’muk.Footnote 48
Ils estiment également que l’obligation de consultation et de prise en compte des droits ancestraux reconnus par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 n’a pas été respectée par le MinistreFootnote 49. En première instance, la Cour suprême de Colombie-Britannique a rejeté les demandes Ktunaxa en estimant que la « perte subjective de sens » d’une religion n’entrait pas dans le périmètre de la CharteFootnote 50. La Nation Ktunaxa a interjeté appel de cette décision et la Cour d’appel a confirmé la décision de première instance, en considérant cependant que la conception de l’alinéa 2a) adoptée par le juge de la Cour suprême de Colombie-Britannique était trop restrictive. Selon la Cour d’appel, la question est de savoir si : « la perte de sens subjective entrave d’une manière plus que négligeable ou insignifiante la dimension collective du droit reconnu à l’al. 2a) en diminuant la vitalité de la communauté religieuse des Ktunaxa par la perturbation des “liens profonds” entre la croyance religieuse invoquée et sa manifestation au sein des institutions collectives des Ktunaxa »Footnote 51.
La Cour d’appel a cependant insisté sur le caractère non-illimité des droits religieux, qui ne sauraient conduire à « restreindre et à limiter, au nom de la préservation d’un sens religieux subjectif, la conduite d’autres personnes qui ne partagent pas cette croyance »Footnote 52, en l’occurrence celle de Glacier Resorts. Cette opinion est conforme à la jurisprudence antérieure puisqu’elle s’appuie notamment sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada Syndicat Northcrest c. Amselem (2004). L’usage du terme « subjectif » rappelle encore ici de manière implicite que l’existence de l’esprit de l’ours ne peut faire l’objet d’une connaissance vérifiable et attestable en principe par toute personne, y compris celles ne faisant pas partie de la communauté.
C’est à la suite de ce nouveau déboutement que l’affaire arrive devant la Cour suprême du Canada. Notre intérêt portant sur la manière dont les jugent abordent (ou évitent) la question ontologique, seule la réponse à la première question à laquelle la cour entend répondre nous retiendra ici, à savoir déterminer si la décision du Ministre d’autoriser la construction de la station de ski a porté atteinte à la liberté de conscience et de religion de la communauté autochtoneFootnote 53. Dans sa décision finale, la Cour suprême s’appuie sur l’arrêt de principe R. c. Big M Drug Mart (1985) que nous avons déjà évoqué. Aux termes de cette jurisprudence, qui est conforme aux traités internationaux de protection des droits de l’homme et qui a été confirmée dans plusieurs arrêts ultérieursFootnote 54, l’alinéa 2a) de la Charte comporte deux dimensions : « la liberté d’avoir des croyances religieuses et celle de manifester ces croyances »Footnote 55. Pour démontrer une atteinte à la liberté de religion, un demandeur doit donc établir deux choses. D’une part, « qu’il croit sincèrement à une pratique ou à une croyance ayant un lien avec la religion » et, d’autre part, « que la conduite qu’il reproche à l’État nuit d’une manière plus que négligeable ou insignifiante à sa capacité de se conformer à cette pratique ou croyance »Footnote 56. La première condition ne posait pas problème car la Nation Ktunaxa avait bien établi sa croyance religieuse dans l’esprit de l’ours Grizzly, et les juges de la Cour suprême n’ont pas questionné sa sincérité car elle n’a pas été mise en doute par la partie adverseFootnote 57. En revanche, la deuxième condition soulève plus de questions et divise les juges de la Cour suprêmeFootnote 58. Le point qui fait débat concerne la question de savoir si la perte de sens subjectif doit être prise en compte par les juges, ou si ces derniers doivent se limiter à la protection de la capacité de croire et de manifester ses croyances. Nous commencerons par présenter l’opinion majoritaire selon laquelle la décision du Ministre n’a pas porté atteinte à la liberté de religion garantie par l’alinéa 2a) de la Charte, avant d’aborder l’opinion partiellement concordante des juges Moldaver et Côté.
Selon l’opinion majoritaire des juges, accéder aux demandes de la Nation Ktunaxa aurait pour effet d’étendre la portée de l’alinéa 2a) au-delà de ce qui a été établi dans l’arrêt R. c. Big M Drug Mart : « La présente affaire ne porte ni sur la liberté d’avoir une croyance religieuse ni sur celle de manifester cette croyance, mais plutôt sur l’allégation que l’al. 2a) de la Charte assure la présence de l’Esprit de l’Ours Grizzly dans le Qat’muk. Par cette allégation inédite, on invite la Cour à étendre l’al. 2a) au-delà de ce que reconnaît le droit canadien »Footnote 59.
Afin de bien comprendre cette subtilité, il faut rappeler brièvement la nature des revendications Ktunaxa. Étant donné qu’il n’est pas possible d’apporter la preuve objective de l’existence et de l’emplacement de l’esprit de l’ours, les juges doivent se rattacher aux cérémonies organisées par les membres de la Nation. Ces dernières sont observables par toute personne raisonnable et donc objectives en tant que pratiques même si elles sont fondées sur des croyances subjectives. L’on aurait pu de la sorte constater une entrave à des cérémonies religieuses prenant place à l’emplacement choisi pour construire la station. Cependant, puisque les membres de la Nation Ktunaxa ne se rendent pas eux-mêmes dans la zone identifiée comme Qat’muk, la construction de la station n’aurait pas pour effet d’entraver leurs pratiques religieuses. Les revendications Ktunaxa sont en fait d’autant plus difficiles à appréhender qu’elles sont avant tout négatives. Les Ktunaxa ne revendiquent pas un droit de passage sur la montagne en cause. Il s’agit en réalité de protéger cet endroit contre les intrusions, c’est-à-dire de demander une restriction d’accès afin de ne pas désacraliser la zone considérée comme étant l’habitat de l’esprit de l’ours Grizzly. Cette demande est jugée problématique car elle vise à protéger l’objet des croyances, c’est-à-dire l’esprit lui-même, et non les pratiques religieuses. Or « la Charte protège la liberté de culte, mais non le point de mire spirituel du culte. »Footnote 60. Une telle extension obligerait les tribunaux à « juger de la teneur et du bien-fondé de croyances religieuses »Footnote 61. Puisque les membres de la Nation Ktunaxa n’ont pas besoin de se rendre à l’endroit où la station serait construite, rien ne les empêche apparemment de poursuivre leurs pratiques spirituelles. D’autant qu’aucune preuve objective ne permet de dire que l’esprit se trouve bel et bien à l’endroit où la station serait construite, ni qu’il s’en ira lors de la construction de la station. La communauté autochtone le reconnaît d’ailleurs implicitement dans le mémoire adressé à la Cour suprême du Canada par les termes qu’elle choisit pour apporter la preuve de l’emplacement de l’esprit : « The reason we are against the Jumbo Glacier Resorts is because that’s where we believe the Spirit is and if they put that there, it will leave us. It won’t be like that the Grizzly Spirit will simply just move to another place. »Footnote 62
Le mémoire n’apporte pas de preuve véritable, mais affirme une croyance (we believe) de laquelle il prétend déduire une certitude (it will leave us). Le caractère imprécis et indécis des explications fournies par les représentants des autochtones est d’ailleurs relevé dans le mémoire fourni par Glacier ResortsFootnote 63. Or, les droits spirituels et religieux n’échappent pas à la règle de l’objectivation. Comme l’observait déjà le juge de la Cour suprême de Colombie-Britannique, « The infringement of s. 2(a) must be established based on facts that can be established and determined objectively » Footnote 64. Bien conscients de cette difficulté, les membres de la Nation Ktunaxa invoquent des preuves historiques issues de recherches ethnographiques menées au XIXe siècle afin d’établir l’ancienneté et la pérennité de leurs croyancesFootnote 65. Mais cette invocation de preuves empiriques atteste seulement de la sincérité des pratiques et croyances autochtones, qui n’est d’ailleurs pas remise en question, et ne démontre pas pour autant l’existence et le lieu de résidence de l’esprit lui-même, qui demeurent empiriquement hors de portée. Durant la procédure administrative, pour montrer leur bonne foi, le Ministre et Glacier Resorts avaient d’ailleurs résolu le problème de l’emplacement de l’esprit en excluant des plans de construction les zones fréquentées par de véritables ours, laissant ainsi ouverte la possibilité de considérer que l’esprit pouvait se situer à l’endroit où rôdent les animaux :
Le Ministre, qui a examiné le volumineux dossier des consultations menées auprès des Ktunaxa au cours des deux dernières décennies, a indiqué qu’un grand nombre de mesures d’accommodement et d’ajustements avaient été consentis pour tenter de répondre aux intérêts de cette nation. On avait par exemple réduit de 60 p. cent la zone d’aménagement réservée à la station de ski, dépêché sur place des inspecteurs de l’environnement, assuré l’utilisation continue de la zone pour des pratiques traditionnelles et pris des mesures pour atténuer les répercussions de l’aménagement sur les grizzlys. On avait retiré du projet le secteur inférieur de Jumbo Creek et un remonte-pente du côté ouest de la vallée parce qu’on avait l’impression que le grizzly fréquentait davantage ces secteurs. Une aire de gestion de la faune avait été établie pour atténuer les éventuelles répercussions du projet sur les grizzlys et la valeur spirituelle de la vallée. Par ailleurs, la province s’était engagée à poursuivre la gestion proactive de la population de grizzlys grâce à la législation et aux politiques existantes.Footnote 66
Étonnamment, les juges de la Cour suprême ne vont pas poursuivre ce raisonnement logique lors de l’audience qui s’est tenue le 1er décembre 2016 en considérant, par exemple, la possibilité que l’esprit aille se réfugier dans un autre endroit suite à la construction de la station, ce qui éviterait ainsi à la Nation Ktunaxa toute perte de sens subjectif de ses croyancesFootnote 67. En affirmant que leur liberté de religion n’est pas brimée, les juges suggèrent tout de même implicitement la possibilité que les interprètes légitimes des actions de cet esprit pourraient réviser leurs croyances et admettre qu’après tout, même si l’esprit change son lieu de résidence, il est possible qu’il continue néanmoins à répondre aux prières de la communauté des croyants. La stratégie juridique employée par les Ktunaxa semble toutefois avoir exclu cette flexibilité interprétative, que l’on retrouve par contre chez les Maori comme on le verra plus loin, probablement dans l’espoir de forcer le jeu en ne laissant aucune voie de négociation pouvant permettre la construction de la station de ski, même à une échelle réduite. Une fois le fait accompli, cependant, il n’est pas impossible que des interprètes de l’esprit de l’ours autres que le seul témoin entendu (le gardien du savoir Chris Luke) concluent que son départ n’a pas vraiment entravé sa capacité d’écoute des prières de ses disciples. L’histoire des religions montre en effet que placés devant des faits nouveaux et incontournables, les théologiens ont souvent adapté le sens des textes religieux et des traditions spirituelles de leur communauté. Notons d’ailleurs que les avocats de Glacier Resorts avaient attiré l’attention sur le fait que « the evidence concerning the existence of the belief is based on the affidavit of a single knowledge holder, and none of the evidence suggests that this position stems from concerns or teachings learned from any other knowledge holders »Footnote 68.
Cette analyse ne fait cependant pas l’unanimité parmi les juges de la Cour suprême du Canada. En effet, contrairement à leurs collègues, les juges Moldaver et Côté estiment que la décision d’autoriser la construction de la station de ski porte atteinte à la liberté de religion protégée par l’alinéa 2a) de la Charte, puisque la construction de la station aurait pour effet de faire partir l’esprit de l’ours et donc de priver les pratiques et croyances Ktunaxa de leur signification spirituelleFootnote 69 : « L’aménagement de la station de ski profanerait le Qat’muk et ferait fuir l’Esprit de l’Ours Grizzly, rompant par le fait même le lien entre les Ktunaxa et la terre. Ces derniers seraient ainsi privés de ses conseils et de son assistance spirituelle. L’ensemble des chansons, rites et cérémonies associés à l’Esprit de l’Ours Grizzly perdraient tout leur sens » Footnote 70.
Autrement dit, en écrivant à l’indicatif et non au conditionnel, les juges Moldaver et Côté admettent que les croyances autochtones ne survivraient pas à la construction de la station. Mais pour que cette conclusion soit valide il faut d’abord admettre (ici implicitement) l’existence même de l’entité en question, à savoir l’esprit de l’ours. Ce n’est que par ce postulat ontologique que la conclusion que l’aménagement « ferait fuir l’Esprit de l’Ours Grizzly » peut être valide. De même, en affirmant que les Ktunaxa « seraient ainsi privés de ses conseils et de son assistance spirituelle », les deux juges reprennent en fait à leur compte le point de vue du gardien du savoir, Chris Luke, seul témoin entendu, sans qu’il ait été démontré que tous adhèrent à cette interprétation de leurs croyances. En affirmant que « si une croyance ou une pratique perd sa signification spirituelle, il est fort peu probable qu’une personne conserve cette croyance ou se livre toujours à cette pratique », ils adoptent – comme si cela était un fait établi – l’interprétation très restrictive des manifestations de l’esprit de l’ours par le gardien du savoir, laquelle exclut la possibilité que, même déplacé, l’esprit répondra à leurs prières et cérémonies, comme cela se voit chez les Maoris dans le cas néo-zélandais discuté plus loinFootnote 71.
Au-delà de la divergence juridique ayant trait au périmètre d’application de l’alinéa 2a) de la Charte, l’on voit bien que l’opinion des juges Moldaver et Côté découle d’une acceptation implicite de l’ontologie autochtone qui n’est jamais vraiment argumentée. En effet, les juges acceptent les arguments Ktunaxa et partent du principe que la station de ski fera fuir l’esprit, alors même qu’aucune procédure objective ne permet de s’en assurer. Ils affirment que lorsque la signification spirituelle d’une croyance religieuse est supprimée, « la personne ne peut plus se conformer à ses croyances religieuses, ce qui constitue une contravention à l’al. 2a) ». Selon eux, la décision d’approuver la station de Ski « privera de toute signification spirituelle l’ensemble des croyances religieuses des Ktunaxa touchant l’Esprit de l’Ours Grizzly ». Pour rejoindre néanmoins la conclusion générale de leurs sept collègues et refuser la demande, ils en sont réduits à invoquer le caractère « raisonnable » dans une société démocratique de cette limitation à leurs croyances religieuses.
Ce jugement minoritaire ne discute pas la question des conséquences qu’entrainerait l’acceptation de l’existence d’entités invérifiables, par les procédures habituellement acceptées, sur la vie en société. Chaque religion pouvant invoquer à sa guise une entité donnée et revendiquer en son nom des droits spécifiques, on comprend que les juges majoritaires ont tout fait pour bloquer cette possibilité en restant agnostiques tout en réaffirmant le droit de chacun de croire en ce qu’il veut tant que cela est sincère. Ils ont ainsi implicitement ouvert la porte à la possibilité d’une interprétation plus flexible des comportements possibles de l’esprit de l’ours, les gardiens du savoir pouvant éventuellement réviser leurs croyances et admettre que l’esprit de l’ours, bien que déplacé, puisse encore donner sens à leurs pratiques religieuses. L’analyse d’un autre jugement, survenu cette fois en Nouvelle-Zélande, éclaire les limites d’une vision essentialiste des croyances et des identités collectives et montre que le sous-bassement juridique qui limite l’ontologie acceptable dans les sociétés modernes aux fins de revendications juridiques n’est pas lié à la spécificité de la Charte canadienne des droits, car les juges de la Cour environnementale de Nouvelle-Zélande ont été confrontés à un problème identique à celui de leurs homologues canadiens.
Les Maoris devant la Cour environnementale de Nouvelle-Zélande
Comme nous l’expliquions dans l’introduction de cet article, l’affaire néo-zélandaise concerne la construction d’une prison sur un site entouré de communautés Maoris. Contrairement à l’affaire Ktunaxa, l’opposition à la prison ne se justifie pas seulement par des raisons religieuses. Néanmoins, nous n’analyserons ici que les revendications qui concernent les pratiques culturelles et spirituelles Maoris, en particulier celles qui ont à voir avec le taniwha, car notre intérêt porte sur la question des ontologies légitimes dans le monde moderne. Le taniwha, il faut le rappeler, est une créature métaphysique à la forme de serpent considérée comme vivant dans des cours d’eau. Ses déplacements sont cependant incertains. Comme l’explique l’appelant Ronald WiHongi, « No one knows with certainty the space, the time, the depth, or the place that Takauere [le taniwha] will appear next »Footnote 72. De même, sa taille est aussi sujette à caution. Le taniwha peut prendre des formes diverses, celle d’un thon ou d’un rondin de bois par exemple, et peut surgir dans n’importe quel cours d’eau, au-dessus du sol et en-dessousFootnote 73. Selon les appelants Ronald et Riana WiHongi, la prison viendrait interférer dans leur relation avec le taniwha appelé Takauere, et l’installation de mèches de drainage pour détourner le cours du ruisseau constituerait une intrusion et une désacralisation du domaine du taniwhaFootnote 74.
Contrairement au cas canadien qui n’a pas fait entendre de voix dissidentes parmi la communauté Ktunaxa, donnant ainsi l’impression d’une unanimité totale sur les croyances concernant les propriétés et les comportements de l’esprit de l’ours, tous les Maoris ne s’opposent pas à la construction de la prison. Bien qu’un sondage informel réalisé auprès des habitants de Ngawha indique une opposition largement majoritaire (3 en faveur du projet, 41 contre, et 7 indécis)Footnote 75, plusieurs intervenants contestent cette répartition et soutiennent que nombre d’habitants n’ont rien à opposer à la construction de la prisonFootnote 76. En somme, tous les Maoris ne pensent pas que la construction d’une prison porterait atteinte au taniwha. Plusieurs membres de la communauté estiment que le taniwha est instrumentalisé pour s’opposer au projet de construction d’une prison, mais qu’en réalité ce dernier n’aurait aucun effet négatif sur leurs croyances et les pratiques spirituelles dans la mesure où les Maoris continuent de croire en leur for intérieur à l’importance du taniwha. Par exemple, le Bishop Te Haara, souligne que « using the site for caring for those who have needs and helping to heal them would not offend the taniwha if there is such a manifestation in one’s mind »Footnote 77.
De façon semblable, le Ministre des services correctionnels a souligné que la construction de la prison ne porterait aucune atteinte au taniwha ni aux croyances des Maoris en ce dernierFootnote 78. Cette distinction entre les croyances et l’objet des croyances (le taniwha), que l’on avait déjà rencontrée s’agissant de l’esprit de l’ours Grizzly au Canada, est primordiale pour la définition de l’étendue de la liberté de religion. Si la réalité du taniwha est avant tout spirituelle et subjective, les perturbations physiques découlant des travaux de construction d’une prison ne sauraient atteindre la créature. Un membre de la communauté Maori, Monsieur Gardiner, souligne ainsi que : « The essential nature of the taniwha is internal to the minds of those who uphold its presence, and that physical changes are unlikely to deter that presence; that to the extent that he is real in the minds of some, the earthworks and the facility would not affect the residence or movement of the taniwha Takauere » Footnote 79.
D’ailleurs, même en considérant que les univers du spirituel et du physique ne sont pas complètement étanches et que le second peut avoir des conséquences néfastes sur le premier, l’on peut penser que le taniwha lui-même s’adaptera à son environnement. À tout le moins, rien ne permet d’affirmer que ce ne sera pas le cas. C’est d’ailleurs ce raisonnement que tient un membre de la communauté Maori, Wallace WiHongi, lorsqu’il soutient que : « the taniwha adapts to its environment so if the geothermal passages were affected for some reason by the prison, Takauere would adapt to this environment also. He would simply find other passageways and other places to reside » Footnote 80.
Alors que le gardien du savoir de la Nation Ktunaxa affirmait que le départ de l’esprit du Grizzly mettrait fin au sens de leurs prières, le cas du taniwha montre que les spiritualités autochtones peuvent faire preuve de flexibilité interprétative.
Comment la Cour environnementale a-t-elle répondu aux revendications des Maoris qui soutenaient que la construction de la prison porterait atteinte au taniwha et donc à leur liberté de religion? De façon très similaire à la Cour suprême du Canada dans l’affaire de l’esprit de l’ours Grizzly, les juges néo-zélandais laissent percevoir leur inconfort. Aucune preuve objective ne permettant de se prononcer sur la réalité du taniwha ni sur les atteintes potentielles découlant du plan de construction, les juges sont dans l’incapacité d’aboutir à une décision fondée sur des éléments tangibles, d’autant que les membres de la communauté Maori ne sont pas d’accord entre eux :
There are difficulties in expecting a judicial body to decide questions about mythical, spiritual, symbolic or metaphysical beings. First, although findings might be made about sincerity of belief, there is no reliable basis for deciding conflicting claims about the beings the subject of the belief. For example, if some say that proposed earthworks would impede passages of the taniwha to the surface, and others say that they would not, the question is not susceptible of proof, nor of a judicial finding based on the evidence.Footnote 81
Tout ce que peut faire la juridiction, c’est de reconnaître la sincérité des croyances Maoris (qui n’était d’ailleurs pas contestée par le Ministre). En revanche, le statut ontologique de l’objet des croyances (subject of the belief) est considéré par les juges comme étant hors de portée des modes de conaissance jugés légitimes dans le monde moderne. Face à cette difficulté, la Cour environnementale a procédé de la même façon que les juges canadiens dans l’affaire Ktunaxa (sans toutefois que ces derniers ne se réfèrent au cas néo-zélandais pourtant antérieur de 15 ans), en se rattachant à des éléments indirects mais tangibles qui sont susceptibles d’apporter une réponse aux demandes autochtones. Alors que l’administration canadienne s’était tournée vers les endroits fréquentés par la faune et par les Grizzlys en particulier pour essayer d’en déduire l’emplacement de l’esprit et exclure cette portion du territoire de la station de ski, les juges néo-zélandais se rattachent au cours d’eau au sein duquel le taniwha est censé vivre : « The flow in the stream will remain. None of the vents in the stream is to be blocked, the earthworks will not interfere with any known gas vents, and if any new vent is discovered, it is not intended to be blocked. The taniwha’s pathways are not physical passages that can be measured, and (at least on some accounts) the dimension of the taniwha vary from time to time » Footnote 82.
En conclusion de son jugement, la Cour environnementale estime que les « disputes about a taniwha are simply not justiciable »Footnote 83. Cette phrase résume à elle seule les problèmes ontologiques et épistémologiques soulevés par les affaires Ktunaxa et Maori. Tout comme la majorité des juges canadiens dans une affaire similaire, les juges néo-zélandais ont refusé de faire entrer dans leurs délibérations une entité qui est en fait incompatible avec l’ontologie et l’épistémologie du monde moderne qui sont au fondement du droit positif de ces sociétés et dont la prise en compte bouleverserait radicalement leur conception du monde.
Voyons maintenant, en conclusion, pourquoi il semble impossible d’admettre l’existence d’entités invisibles, impalpables et invérifiables dans les modes de raisonnement juridiques des sociétés modernes.
Conclusion : le désenchantement du droit et le compromis d’un monde commun
Bien que les juges ne l’évoquent jamais de manière explicite, toute leur argumentation se fonde implicitement sur une conception moderne du monde héritée de la révolution scientifique du XVIIe siècle, comme nous l’avons souligné en introduction. Cette conception de la nature de la connaissance, distinguée des simples croyances, s’est infiltrée dans le droit qui prend lui aussi pour acquis l’ontologie limitée des sciences modernes. Vu sous cet angle, il était donc prévisible que les tentatives de faire reconnaître comme objet de connaissance légitime l’existence d’entités devenues impensables dans ce cadre conceptuel – que certains veulent limiter au monde « occidental » (sans que l’on sache vraiment l’extension géographique de cette notion) – étaient vouées à l’échec.
Au-delà de la question proprement juridique qui était soumise aux juridictions canadiennes et néo-zélandaises, la résolution de ces affaires symbolise un phénomène plus général de « désenchantement du monde » tel que l’avait déjà analysé Max Weber au début du XXe siècleFootnote 84. Il faut préciser que ce désenchantement n’est pas synonyme de sécularisation, c’est-à-dire de la mort des religions. Il s’agirait plutôt d’une évacuation du magique et du miraculeux, de l’ordre de l’argumentation rationnelle. Les religions et spiritualités diverses, dont celles des communautés autochtones, peuvent alors exister dans le cadre social d’un polythéisme des valeurs et des croyances qui relèvent alors du domaine subjectif non universalisableFootnote 85. L’on assiste ainsi à une séparation du social en plusieurs sphères partiellement indépendantes et dont les règles spécifiques peuvent dès lors entrer en conflitFootnote 86. Cette compartimentation du social a fait de la pensée scientifique le mode de connaissance par excellence, reléguant ainsi les ontologies non-naturalistes au statut de croyances personnelles ou de groupes limités dans l’espace social. Loin d’avoir simplement influé sur le champ scientifique stricto sensu, l’ontologie naturaliste et l’horizon du pensable limité qu’elle définit ont également été adoptés par d’autres sphères du social, dont celle du droit. Le raisonnement juridique repose ainsi implicitement sur une épistémologie naturaliste (mais pas nécessairement « positiviste » et donc empiriste car elle est plus souvent rationalisteFootnote 87) qui rend impossible la reconnaissance de droits en faveur d’entités non-objectivables par des méthodes accessibles à toute personne raisonnable.
Il ne s’agit pas ici d’applaudir (au nom d’une vision « positiviste ») ou de critiquer (au nom d’une vision « post-coloniale ») cette réalité mais d’identifier les raisons profondes qui expliquent les décisions prises dans les cas étudiés ici. Notre interprétation fondée sur les a priori ontologiques et épistémologiques implicites qui président aux décisions juridiques a par ailleurs le mérite, selon nous, de résoudre un paradoxe qui apparaît lorsque l’on se penche sur la liberté de religion. En effet, il est incontestable que la protection juridique des religions est allée en s’améliorant avec le temps, le droit à la liberté religieuse ayant été étendu à un ensemble de religions et de spiritualités non-chrétiennes. Cette extension a contribué de façon non-négligeable à la sauvegarde des cultures non-dominantes. Dans le même temps, force est également de constater que la protection juridique des religions rencontre ponctuellement des obstacles importants quand il s’agit de reconnaître l’existence de certaines entités qui sont l’objet de croyances. Cette apparente contradiction disparaît cependant lorsque l’on rattache ces difficultés épisodiques aux modalités particulières de la charge de la preuve juridique, lesquelles imposent au demandeur de s’inscrire dans l’ontologie naturaliste qui sous-tend l’ensemble du raisonnement juridique moderne. Il va en effet de soi qu’admettre une ontologie différente et, par exemple, l’existence d’esprits actifs dans le monde, sans que cela n’ait à être établi par des méthodes potentiellement accessibles à toute personne raisonnable, bouleverserait de fond en comble la conception du monde sur laquelle tout le droit moderne est construit. Face à des ontologies en conflit, les juges canadiens et néo-zélandais ont fait de leur mieux pour résoudre un litige insoluble sur le fond – car reposant sur des mondes incommensurables – en rappelant la séparation entre les croyances subjectives et les connaissances factuelles potentiellement vérifiables par toute personne raisonnable. Agir autrement aurait bouleversé les conditions qui rendent possible de vivre dans un monde commun au prix cependant d’un compromis qui admet cette séparation fondamentale entre croyance et connaissance.