Introduction
Au cours des dernières années, plusieurs événements abondamment relayés par les médias ont contribué à construire le problème social du voile intégral dans l’imaginaire populaire des sociétés occidentales. Dans ces représentations où le voile est généralement perçu comme une condition d’infériorisation extrême et insoutenable de la femme, le lien direct de cette iconographie avec une réalité observable dans certaines sociétés où les droits des femmes sont largement bafoués conforte la représentation d’une menace qui ne se cantonne plus en Orient, mais touche désormais l’Occident en général et le Canada en particulier.
Le voile intégral couvre le visage de la femme qui le porte et inclut le niqab, qui ne laisse voir que les yeux, la burqa et le tchadri, qui contiennent un grillage au niveau des yeux, ainsi que le sitar, qui comporte un voile fin permettant de voir à travers Footnote 1 . Si le port du voile intégral paraît choquant au regard des valeurs libérales—et en particulier à la lecture du droit à l’égalité entre les sexes garanti par les chartes canadienne Footnote 2 et québécoise Footnote 3 des droits et libertés—, il s’agit néanmoins d’une pratique qui demeure marginale et qui devrait être appréhendée comme telle tant dans les sociétés occidentales en général Footnote 4 qu’au Canada en particulier Footnote 5 .
Pour autant, la construction sociale du problème de la « burqa » par les médias et les acteurs politiques occidentaux a provoqué l’entrée de cette question dans l’arène politique puis juridique. En France, les premiers débats sont apparus après que le conseil d’État, par une décision du 27 juin 2008, a refusé l’acquisition de la nationalité française à une citoyenne marocaine portant le niqab Footnote 6 . Cette décision a mis en lumière une réalité nouvelle—la présence de femmes portant le voile intégral dans de nombreuses sociétés occidentales—, et suscité une importante controverse qui a trouvé écho en Italie, aux Pays-Bas, en Belgique, mais également en Nouvelle-Zélande, en Australie et au Canada.
En contexte canadien, les premiers débats relatifs au port du voile intégral apparaissent au Québec en 2007 pendant la controverse sur les pratiques d’accommodements raisonnables. L’Assemblée nationale du Québec a ainsi adopté une loi qui oblige les citoyens à voter à visage découvert Footnote 7 . Deux projets de loi similaires ont été déposés au Parlement fédéral, mais ils n’ont toutefois pas été adoptés Footnote 8 . En mars 2010, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec rendait un avis selon lequel la Régie de l’assurance maladie n’était pas obligée de fournir un accommodement aux clientes qui portaient le voile intégral et qui demandaient que la vérification de leur identité soit faite par un agent de sexe féminin. La Commission estimait que, compte tenu du fait que le laps de temps pendant lequel le voile doit être retiré est très court, « le caractère significatif de l’atteinte à la liberté religieuse d’une telle cliente n’est pas démontré » Footnote 9 . Parallèlement, deux étudiantes étaient exclues des cours de francisation qu’elles suivaient parce qu’elles refusaient d’enlever leur niqab Footnote 10 .
Dans la foulée médiatique de ces événements, la ministre de la Justice Kathleen Weil déposait devant l’Assemblée nationale du Québec le projet de loi n° 94 Footnote 11 , qui subordonnait tout accommodement accordé par l’administration gouvernementale au droit à l’égalité entre les femmes et les hommes ainsi qu’au principe de neutralité religieuse de l’État. Selon ce projet, les services gouvernementaux devraient être rendus à visage découvert et tout accommodement impliquant un aménagement à cette pratique devrait « être refusé si des motifs liés à la sécurité, à la communication ou à l’identification le justifient » Footnote 12 . Bien que le texte de ce projet ne fasse pas directement référence au voile intégral, c’est encore une fois pour viser cette pratique qu’il a été conçu Footnote 13 . Après le déclenchement des élections provinciales en 2012, ce projet a été abandonné, mais pendant la campagne électorale la chef du Parti québécois avait pris l’engagement d’interdire aux employés de l’État de porter des signes religieux ostensibles comme le voile intégral ou le hijab et de refuser les demandes d’accommodement basées sur le sexe de la personne dans les services publics.
L’inquiétude suscitée par le port du voile intégral a également interrogé le gouvernement fédéral, le ministre de l’Immigration annonçant, en décembre 2011, que les nouveaux Canadiens devaient prêter leur serment de citoyenneté à visage découvert Footnote 14 .
Tous ces événements ont contribué à entretenir la perception selon laquelle le voile intégral poserait un réel problème en ce qu’il serait incompatible avec les valeurs libérales. Obliger une femme musulmane à enlever son voile intégral pour devenir citoyenne, pour voter ou pour bénéficier de services de santé implique pourtant une restriction importante de sa liberté de religion. Une exclusion totale du voile intégral dans ces différents contextes restreindrait sa liberté de conscience et de religion d’une façon qui ne serait pas nécessairement jugée constitutionnelle par la Cour suprême du Canada Footnote 15 .
Dans cette logique, ce texte analyse la qualification juridique du voile intégral porté par les femmes qui sont confrontées à l’appareil étatique canadien à titre personnel, par exemple parce qu’elles souhaitent bénéficier de ses services ou doivent se présenter devant ses institutions. Par contre, il ne se penche pas sur le port du voile intégral par une femme représentant l’État, parce que ce n’est pas ainsi que le problème a été socialement construit.
Dans une première partie, nous questionnerons les modalités par lesquelles l’État se saisit de l’objet « voile intégral ». Cette partie mettra en lumière la conception canadienne de cet objet par rapport à celle d’autres pays occidentaux. Après avoir traité de la difficile soustraction du voile intégral au registre du politique où ce vêtement est souvent présenté comme un objet culturel, le texte conclura à sa nécessaire traduction juridique comme objet religieux. C’est en effet en tant qu’objet religieux que le voile intégral est porté et c’est en tant qu’objet religieux, par le truchement de la restriction de la liberté de religion, qu’il sera analysé par les tribunaux canadiens.
Dans une seconde partie empruntant au droit constitutionnel et à la théorie du droit, nous étudierons le traitement juridique de l’objet religieux qu’est le voile intégral en nous basant sur le cadre d’analyse formulé par la Cour suprême du Canada dans l’affaire NS Footnote 16 , où un conflit opposait la restriction de la liberté de religion d’une femme qui souhaitait témoigner en portant son niqab et le droit de l’accusé à un procès équitable, qui inclut le droit à une défense pleine et entière. Plutôt que de hiérarchiser ces droits, ce cadre d’analyse tente de les concilier, d’en pondérer les effets bénéfiques et préjudiciables ; c’est un exercice qui relève du modèle de l’optimisation des valeurs en conflit, qui permet d’élargir l’examen des conflits potentiels au-delà des conflits opposant deux droits afin d’inclure le conflit entre un droit et une autre valeur Footnote 17 . Aucune priorité de principe n’est ainsi accordée aux droits par rapport aux autres valeurs Footnote 18 .
I. Le voile intégral comme objet juridique à identifier
Dans les contextes nationaux où une controverse sur le port du voile intégral émerge, celle-ci ne procède pas d’un problème social de nature religieuse tant le nombre de femmes qui le portent est marginal. Souvent la controverse s’inscrit plutôt dans un processus de construction d’un phénomène religieux comme problème social à des fins politiquement stratégiques Footnote 19 . Elle renvoie ainsi à un jeu de langage, une « stratégie rhétorique » qui vise à tester un énoncé politique dans un contexte spécifique pour mieux construire un nouvel équilibre des forces en présence. C’est pour cette raison que la controverse française a rapidement contaminé les débats politiques européens alimentés par les discours sécuritaires du Vlaams Belang en Belgique Footnote 20 , de la Lega Nord et du Popolo della Libertà en Italie Footnote 21 , mais aussi du Partij voor de Vrijheid aux Pays-Bas Footnote 22 .
Si ces partis populistes ont aisément imposé le voile intégral dans le débat politique, c’est essentiellement parce qu’ils oeuvrent dans des sociétés pouvant sembler relativement homogènes mais se trouvant aujourd’hui confrontées, en raison de l’immigration, à un accroissement de la visibilité de la diversité religieuse, questionnant la place devant être accordée au religieux dans ces sociétés pourtant sécularisées. Ce débat rejaillit dans le champ politique parce que ces sociétés s’inscrivent dans des systèmes normatifs supranationaux avec lesquels elles composent nécessairement Footnote 23 , mais qui suscitent aussi la contestation en ce qu’ils contrecarreraient certains attributs de leur souveraineté, contribuant à diluer toujours plus l’identité nationale Footnote 24 . Les périodes de controverses religieuses deviennent alors propices au développement de rhétoriques mobilisant de nouveaux codes d’appartenance dans le débat politique, favorisant le déploiement de narrations articulées sur la préservation des valeurs partagées par un groupe spécifique et qui seraient constitutives de son identité nationale. Dans ces controverses domestiques, les récits culturels et rhétoriques identitaires se trouvent souvent en porte-à-faux avec une argumentation juridique qui se situe moins sur le registre des valeurs que sur celui du droit Footnote 25 .
A. La difficile soustraction de l’objet « voile intégral » au registre du politique
Dans les débats sur le voile intégral, le traitement de ce vêtement est révélateur d’une évolution des paradigmes qui faisaient consensus, la primauté des valeurs communes prenant le pas sur des aménagements juridiques libéraux jusqu’alors garants de la liberté religieuse. En France, Stéphanie Hennette-Vauchez a ainsi montré ce que la « guerre du droit » qu’a incarné le processus d’adoption de la loi interdisant le port du voile intégral dans l’espace public Footnote 26 a révélé, non seulement en termes de déplacement des significations attribuées aux catégories juridiques, mais aussi de neutralisation des garde-fous traditionnellement garants de l’État de droit Footnote 27 . Si le voile intégral bouscule à ce point des catégories juridiques jusque-là prédominantes, c’est aussi parce qu’il est un objet dont le droit peine à se saisir.
Le voile intégral est souvent présenté comme un objet culturel, cette qualification renvoyant à la question de l’intégration des populations issues de l’immigration. Quand il est considéré comme porteur de valeurs incompatibles avec les valeurs essentielles d’une société démocratique, son port est interprété comme un refus des principes au fondement de la communauté politique. En tant qu’objet culturel, le voile intégral devient alors un objet politique. Pour Dominique Schnapper, ce vêtement est politique par essence en ce qu’il mettrait à l’épreuve un ordre symbolique porteur de valeurs universelles, à l’instar du principe d’égalité hommes-femmes ou de l’égale dignité entre les personnes humaines Footnote 28 .
Pourtant, le voile intégral n’est que rarement un produit d’importation. Comme l’a montré l’enquête de Maryam Borghée en banlieue parisienne, il est souvent une construction par des converties ou des born again d’un marqueur religieux total Footnote 29 . C’est ce qu’illustre également l’enquête d’Agnès de Féo Footnote 30 , à partir de laquelle Raphaël Liogier distingue trois catégories idéal-typiques de femmes européennes portant le voile intégral : des jeunes femmes de moins de 29 ans, célibataires pour la plupart, issues de familles musulmanes ni croyantes ni pratiquantes, mais qui s’affirment pourtant comme « hypermusulmanes » Footnote 31 ; des femmes âgées de 30 à 47 ans, également « reconverties », qui s’imposent une vie ascétique de leur plein gré, souvent en opposition à la volonté leur mari, à des fins rédemptrices et pour retrouver la voie de l’islam Footnote 32 ; des femmes plus âgées, souvent ménopausées, dont la prise du voile traduirait un processus de reconversion plus tardif à la religion Footnote 33 .
Le voile intégral n’est donc pas forcément un produit d’importation. Il n’est pas non plus un objet politique en ce qu’il projetterait dans l’espace public une volonté de transformation des structures politiques. Il se caractériserait même par son antipolitisme. À partir d’une enquête ethnographique menée en banlieue lyonnaise dans une mosquée fréquentée par des femmes salafistes, Fareen Pavez soutient que si les femmes portant le voile intégral poursuivent un but politique, il s’agit d’une politique du soi, d’un meilleur contrôle de l’ensemble de leurs comportements éthiques et de leur foi. Dans cette perspective, le réveil islamique étant caractérisé par son antipolitisme Footnote 34 , le voile intégral serait dépourvu de toute valeur politique. Si ce vêtement reste perçu par l’opinion publique occidentale comme la marque paroxystique d’une culture musulmane importée, il ne l’est pourtant pas. Dans cette optique, le voile intégral n’est donc pas un cheval de Troie introduisant subrepticement des valeurs incompatibles avec celles portées par les sociétés occidentales. Parce que c’est ainsi que le qualifient celles qui le portent, il est avant tout un vêtement religieux dont le droit doit se saisir comme tel aux fins de garantie de la liberté de conscience et de religion.
B. La nécessaire traduction juridique du voile intégral comme « objet religieux »
Dans la plupart des États européens, les aménagements laïques ont émergé dans des États où certains cultes étaient tantôt reconnus, tantôt privilégiés en vertu d’accord de collaboration avec les institutions publiques. C’est bien en vertu de ces aménagements laïques, et parce que s’imposent à l’État les nécessités de la protection de la liberté de conscience et de religion, que celui-ci est amené à s’immiscer dans le champ religieux dont il se fait l’interprète. L’État est donc amené à déterminer a priori les contours de la religion pour garantir a posteriori la liberté de conscience et de religion de ceux qui s’en réclament Footnote 35 . Dans ce cadre, si les lois nationales européennes envisagent bien la protection de la liberté de conscience dans sa dimension individuelle, elles mettent aussi l’accent sur cette liberté dans sa dimension collective pour permettre aux Églises de s’organiser selon leurs règles propres. En résultent encore aujourd’hui pour les tribunaux européens une difficulté d’appréhender la religion dans sa dimension subjective et de sanctionner l’atteinte à la liberté de religion dans sa dimension uniquement individuelle. En raison de la difficile lisibilité de la religion en Europe, c’est d’ailleurs sur la race et l’origine ethnique que se fonde la majorité des recours juridiques à l’encontre de discriminations pourtant de nature religieuse Footnote 36 , la qualification de discrimination raciale ou ethnique pouvant même être privilégiée par les juges dans des contextes où c’était pourtant de religion qu’il s’agissait Footnote 37 .
Au Canada, la liberté de conscience et de religion a, contrairement aux États européens, émergé dans un contexte où il n’y avait pas de religion officielle d’État. Si de nombreux éléments de la « catégorie » religion émergent de la jurisprudence de la Cour suprême depuis la décision Chaput c Romain Footnote 38 en 1955, c’est en 2004, dans sa décision Syndicat Northcrest c Amselem, que celle-ci énonce expressément ce qu’est une religion :
Une religion s’entend typiquement d’un système particulier et complet de dogmes et de pratiques. En outre, une religion comporte généralement une croyance dans l’existence d’une puissance divine, surhumaine ou dominante. Essentiellement, la religion s’entend de profondes croyances ou convictions volontaires, qui se rattachent à la foi spirituelle de l’individu et qui sont intégralement liées à la façon dont celui-ci se définit et s’épanouit spirituellement, et les pratiques de cette religion permettent à l’individu de communiquer avec l’être divin ou avec le sujet ou l’objet de cette foi spirituelle Footnote 39 .
La Cour précise que « dans l’appréciation de la sincérité, le tribunal doit uniquement s’assurer que la croyance religieuse invoquée est avancée de bonne foi, qu’elle n’est ni fictive ni arbitraire et qu’elle ne constitue pas un artifice. Autrement, il faudrait rien de moins qu’une inquisition religieuse pour parvenir à découvrir les convictions les plus intimes des êtres humains » Footnote 40 .
Ce qui relève de la protection de l’alinéa 2(a) de la Charte canadienne des droits et libertés n’est donc pas conditionné à la conformité du comportement de l’individu à l’orthodoxie du dogme dont il se revendique. Alors même que l’invocation d’un précepte faisant déjà partie d’un corpus religieux traditionnel facilite le travail de qualification des juges au regard de la liberté de conscience et de religion, ceux-ci acceptent néanmoins qu’un individu en donne une interprétation personnelle s’éloignant du dogme. Le raisonnement de la Cour suprême rejoint ici les analyses des sociologues des religions sur l’individualisation du croire Footnote 41 . En société sécularisée, de nombreux individus croyants fonctionnent selon une logique de « validation mutuelle du croire », un régime où « le seul critère reconnu […] est celui de l’authenticité de la quête individuelle qui s’y exprime, pour chacun de ceux qui y sont partie prenante. Aucune instance extérieure—ni institution, ni communauté—ne peut prescrire à l’individu l’ensemble des vérités à croire » Footnote 42 . Elle ne peut qu’offrir certaines vérités dans lesquelles un choix sera ensuite individuellement effectué parce qu’« il n’y a de “croire vrai” que personnellement approprié » Footnote 43 .
Comme nous l’avons vu, les femmes portant le voile intégral en Occident affirment le faire dans un souci de rapprochement avec Dieu et prêtent une dimension religieuse à cette éthique personnelle. Or, c’est bien ce discours et la sincérité de la croyance de celles qui le professent qui font foi. La sincérité de la croyance en garantit la protection. La force de cette croyance n’est évaluée que dans un second temps, que ce soit dans un cas de mise en balance de la liberté de conscience et de religion avec un autre droit garanti par la charte Footnote 44 , ou à l’étape de la justification de la restriction de la liberté Footnote 45 . Cette conception subjective permet ainsi plus aisément aux juges canadiens qu’aux juges européens de lire le « voile intégral » comme objet religieux. Elle permet également d’éviter toute argumentation culturaliste (le radicalisme religieux comme produit d’importation) ou stéréotypée sur le sens à attribuer au voile intégral (le voile intégral comme symbole de domination de la femme) qui n’aurait d’autre effet que d’ethniciser celles qui le portent Footnote 46 , de les poser comme altérité au regard d’un système de valeurs (occidentales) dont la singularité tient essentiellement aujourd’hui à son caractère défensif. Notons ainsi que dans l’arrêt de la Cour suprême du Canada R c NS, la question de la nature religieuse du voile intégral ne s’est pas posée comme telle et aucun argument culturaliste n’a été évoqué, les juges s’étant uniquement attachés à établir la sincérité de la croyance de la requérante.
Le principe de laïcité n’est peut-être pas formellement énoncé en droit canadien, mais certains de ses principes constitutifs, dont la neutralité de l’État Footnote 47 , émergent des modalités par lesquelles les tribunaux vont garantir la liberté de conscience et de religion. C’est ainsi que le juge donne sens aux aménagements laïques, même si le juge lui-même ne les qualifie pas comme tels. L’arrêt NS est d’ailleurs évocateur de cet écart entre représentation sur ce que recouvre la laïcité et réalité de la laïcité observable empiriquement. La juge en chef McLachlin estime en effet qu’« une réponse laïque obligeant les témoins à laisser de côté leur religion à l’entrée de la salle d’audience est incompatible avec la jurisprudence et la tradition canadienne, et restreint la liberté de religion là où aucune limite n’est acceptable » Footnote 48 . Ce faisant, elle renvoie à une conception « séparatiste » de la laïcité qui « consiste en une façon de concevoir l’aménagement des principes laïques en mettant l’accent sur une division presque “tangible” entre l’espace de la vie privée et la sphère publique qui concerne l’État et les institutions relevant de sa gouvernance » Footnote 49 . Cette figure sous-tend une forte prépondérance accordée au principe de séparation, souvent entendu dans une dimension purement formelle, et renvoie à une logique assimilatrice. Par son raisonnement qui n’est pas hermétique à un discours sur une laïcité de type séparatiste émergeant pourtant fortement dans le débat social (au Québec en particulier), la juge en chef endosse les représentations dominantes véhiculées sur la laïcité qu’elle renvoie à une valeur (culturelle, voire de civilisation), alors même qu’elle rend une décision en tous points laïque, c’est-à-dire fondée sur des principes de justice.
Aujourd’hui au Canada, les aménagements laïques découlent d’une interprétation libérale, des droits garantis dans les chartes. Ces éléments de laïcité procèdent ainsi d’un arbitrage opéré par les juges entre des valeurs présentes et en concurrence dans la société, des valeurs dont les juges ne se saisissent pas en tant que telles, mais qu’ils opérationnalisent en les interprétant à partir du répertoire des droits Footnote 50 .
II. Le conflit de droits : le cadre d’analyse de l’arrêt NS
Dans l’arrêt NS Footnote 51 portant sur l’obligation faite à un témoin d’enlever son niqab pour témoigner, la Cour suprême du Canada a précisé le cadre d’analyse permettant de cerner et de résoudre les conflits opposant des droits. Ce cadre est d’autant plus pertinent qu’il énonce l’approche juridique encadrant le port du voile intégral dans les institutions publiques. La Cour suprême y distingue différentes étapes :
La première étape de l’analyse fondée sur les arrêts Dagenais et Mentuck consiste à déterminer s’il est nécessaire en l’espèce d’autoriser le témoin à déposer en portant un niqab pour protéger sa liberté de religion. La deuxième étape consiste à déterminer s’il est nécessaire d’exiger du témoin qu’elle dépose sans porter le niqab pour assurer l’équité du procès. Il faut pour cela se demander s’il existe d’autres moyens d’assurer l’équité du procès tout en permettant au témoin d’exercer sa pratique religieuse. Enfin, en présence d’un véritable conflit qui ne peut être évité, il est nécessaire d’examiner les préjudices et de déterminer si les effets bénéfiques de l’obligation faite au témoin de retirer son niqab (par exemple, atténuer le risque de déclaration de culpabilité injustifiée) sont plus importants que ses effets préjudiciables (par exemple, porter atteinte à la croyance religieuse sincère du témoin) Footnote 52 .
Comme l’a par la suite indiqué la Cour Footnote 53 , l’application de ce cadre d’analyse suppose que l’on réponde à quatre questions, les deux premières étant reliées aux faits en l’espèce et concernant l’atteinte à la liberté de religion et l’équité du procès. Les deux autres questions, qui feront ici l’objet de notre étude, sont formulées comme suit :
-
- Y a-t-il possibilité de réaliser les deux droits et d’éviter le conflit qui les oppose ?
-
- S’il est impossible d’éviter le conflit, les effets bénéfiques de l’obligation faite au témoin de retirer le niqab sont-ils plus importants que ses effets préjudiciables ? Footnote 54
Cette manière de concevoir les droits, c’est-à-dire de chercher à concilier les droits en les réalisant tous les deux à la fois, ou de pondérer les effets bénéfiques et préjudiciables, modifie le type de jugement juridique requis de la part du juge, puisqu’il s’agit dès lors, selon une opération de « balancing » Footnote 55 , d’optimiser les valeurs en conflit Footnote 56 ou de pondérer les intérêts en présence Footnote 57 .
A. Y a-t-il possibilité de réaliser les deux droits et d’éviter le conflit qui les oppose ?
Dans l’affaire NS, la Cour suprême a précisé qu’il s’agissait ultimement d’examiner la possibilité d’accommodement, et ce, de manière à tenter d’éviter le conflit entre deux droits Footnote 58 . La Cour fait ainsi intervenir la logique de l’accommodement « pour traiter du conflit entre les droits en trouvant un équilibre juste et approprié entre la liberté de religion et le droit à un procès équitable » Footnote 59 . Ainsi, « en cas de conflit entre des droits, il convient de concilier ceux-ci au moyen d’un accommodement si possible, et à la fin, si le conflit ne peut être évité, au moyen d’une pondération au cas par cas » Footnote 60 .
Selon ce modèle de pondération des droits, la liberté de religion ne jouit pas d’une priorité normative par rapport aux autres droits. La thèse d’une priorité hiérarchique de la liberté de religion, jouant a priori, qui semblait se dégager des arrêts Amselem Footnote 61 et Multani Footnote 62 , est maintenant remise en cause par la Cour suprême du Canada depuis les arrêts Brucker c Marcovitz Footnote 63 et Hutterian Brethren of Wilson Colony Footnote 64 . Même si l’application des droits équivaut bien souvent à établir la priorité d’un droit sur l’autre et à définir ainsi une certaine hiérarchisation matérielle entre les droits Footnote 65 , la Cour suprême du Canada préfère la recherche d’une conciliation des droits à toute tentative d’établir une hiérarchie entre les droits Footnote 66 . Cette recherche d’un équilibre entre les droits a depuis été affirmée maintes fois dans la jurisprudence de la Cour suprême, qui insiste également sur l’importance d’adopter une méthode contextuelle afin de résoudre ces conflits de droits Footnote 67 .
Comme l’ont exprimé les juges McLachlin et Iacobucci, « [c]ela montre l’importance de donner aux droits une interprétation fondée sur le contexte—non parce qu’ils ont une importance sporadique, mais parce qu’ils sous-tendent ou s’inspirent souvent d’autres droits ou valeurs aussi louables qui sont en jeu dans des circonstances particulières » Footnote 68 . Examinés dans l’abstrait, ces droits peuvent sembler entrer en conflit alors que ce conflit peut être « résolu par l’examen des droits contradictoires en fonction des faits de chaque affaire » Footnote 69 . La Cour suprême a également proposé de procéder « en délimitant correctement les droits et valeurs en cause » Footnote 70 . Il s’agit donc d’éviter un conflit en déterminant la portée des droits auxquels il ne faut pas reconnaître de caractère absolu.
Dans le Renvoi relatif au mariage entre personnes de même sexe, la Cour a précisé qu’en matière de conflit de droits, il faut d’abord déterminer « si les droits censément en conflit peuvent être conciliés […]. Lorsque les droits en cause sont inconciliables, il y a véritablement conflit. En pareil cas, la Cour conclura à l’existence d’une limite à la liberté de religion et soupèsera les intérêts en cause en application de l’article premier de la Charte […] Footnote 71 .
Afin de bien saisir l’importance de cet exercice de pondération, il convient de le distinguer de la conception, jusqu’à récemment dominante, de la priorité des droits. Selon ce modèle libéral traditionnel, les droits jouissent d’une priorité normative à l’égard des autres valeurs ou intérêts en cause, que ce soit la volonté de la majorité, le bien-être général, l’utilité publique, ou toute conception du bien que l’État cherche à promouvoir législativement. Le modèle de la priorité des droits prévoit, « en cas de conflit entre un droit garanti et une valeur ou un intérêt concurrent », que « le droit doit l’emporter en principe » Footnote 72 . Cela exige que puisse exister « un ordre de priorité relative, lexical ou autre, entre les divers types de valeurs constitutionnelles. En principe, les droits garantis ont priorité sur les valeurs concurrentes, telles que les buts collectifs, le bien-être général, les objectifs gouvernementaux perfectionnistes ou centrés sur l’efficacité économique » Footnote 73 .
Le modèle de la primauté des droits exige donc « l’élaboration ou la reconnaissance par les juges d’une théorie substantielle des droits constitutionnels » Footnote 74 , qui repose sur « un ordre normatif substantiel établissant dans l’abstrait les droits qui, en principe, ont priorité sur les valeurs et les intérêts concurrents, ainsi que les valeurs et les intérêts concurrents qui, en principe, peuvent légitimement justifier des restrictions à ces mêmes droits » Footnote 75 . Cette possibilité d’élaborer une telle théorie substantielle des droits est rendue particulièrement inaccessible par le « fait du pluralisme » Footnote 76 qui caractérise les sociétés démocratiques contemporaines et en vertu duquel il existe « une pluralité de conceptions du bien, de visions du monde, de modes de vie et de cultures (de langages ou de schèmes conceptuels) » Footnote 77 .
Ce modèle de la priorité des droits fait l’objet d’une remise en cause au profit du modèle de l’optimisation des valeurs, lequel peut nous éclairer sur la possibilité de réaliser chacun des droits comme le suggère le cadre d’analyse proposé par la Cour suprême. Plus encore, le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit permet d’élargir l’examen des conflits potentiels au-delà des conflits opposant deux droits. Car, en effet, la liberté de religion peut aussi être en conflit non pas avec un droit, mais avec un intérêt non constitutionnel.
Suivant cette transformation récente, contrairement au modèle libéral des droits conçus comme des atouts (« rights as trumps » Footnote 78 ), les droits ne possèdent plus de « force spéciale par rapport aux autres valeurs » Footnote 79 . Devant les exigences posées par ce fait du pluralisme, une autre conception du principe démocratique s’est développée, soit le modèle de l’optimisation des droits ou des valeurs en conflit. Ce modèle « ne confère aux droits garantis aucune forme de priorité normative sur les valeurs ou les intérêts concurrents que peut chercher à réaliser le gouvernement, ni même sur les buts sociaux fondés sur l’utilité, l’intérêt général, la perfection des individus ou la commodité administrative » Footnote 80 . Ainsi,
[T]outes les valeurs constitutionnelles concurrentes ont le même statut dans l’ordre constitutionnel et, conséquemment, dans l’argumentation constitutionnelle. Il n’y a aucun ordre de priorité, lexical ou autre, entre elles. En principe, toutes les valeurs constitutionnelles ont le même poids. Les droits constitutionnels n’ont donc aucune priorité normative sur les valeurs concurrentes, ni même sur les buts collectifs, le bien-être général, les objectifs perfectionnistes ou l’efficacité administrative Footnote 81 .
Chaque valeur constitutionnelle en conflit doit, ainsi, être réalisée autant que possible, ce qui implique qu’« aucune ne peut être totalement réalisée au détriment de celles avec lesquelles elle est en conflit » Footnote 82 . Les valeurs doivent être « ajustées les unes aux autres : elles doivent être mutuellement limitées afin de permettre à chacune d’elle d’atteindre son effet optimal » Footnote 83 ; les valeurs « doivent être réalisées le plus possible, compte tenu du contexte factuel et juridique qui a fait naître le conflit » Footnote 84 .
Un gouvernement pourrait donc, en principe, légitimement viser à peu près n’importe quel objectif politique ou but social, y compris la promotion d’une conduite sexuelle dominante, la pratique religieuse de la majorité ou l’efficacité administrative. La question n’est pas de savoir si l’objectif visé est légitime en principe mais si, dans le contexte d’une affaire donnée, la mesure gouvernementale qui cherche à le réaliser optimise les valeurs en conflit Footnote 85 .
Cette approche est justifiée par « l’engagement des sociétés démocratiques envers le principe d’égalité morale des personnes dans un environnement juridique, social et politique qui valorise le pluralisme et le multiculturalisme » Footnote 86 . Parce qu’il accorde une préférence aux droits par rapport aux autres intérêts, le modèle libéral traditionnel n’assure pas le respect de cette impartialité morale entre les différentes conceptions du bien. Le modèle de la priorité des droits postule une conception libérale de l’être humain et de ses intérêts, besoins, valeurs et revendications, qui n’est pas susceptible d’assurer la neutralité et l’impartialité requises constitutionnellement. Pour le dire autrement, le modèle libéral de la priorité des droits, contrairement au modèle de l’optimisation des valeurs en conflit, n’est pas neutre entre les différentes conceptions du bien Footnote 87 .
B. S’il est impossible d’éviter le conflit, les effets bénéfiques de l’obligation faite au témoin de retirer le niqab sont-ils plus importants que ses effets préjudiciables ?
Il s’agit ici d’effectuer l’analyse proposée par la Cour suprême depuis l’arrêt Dagenais Footnote 88 , en ajout au dernier volet du critère de proportionnalité. Déjà présente dès les premiers arrêts sur la limitation des droits, l’exigence de proportionnalité entre « les effets des mesures restreignant un droit ou une liberté garantis par la Charte et l’objectif reconnu comme “suffisamment important” » Footnote 89 entraîne une mise en balance des effets, qui est devenue plus importante encore avec le développement du droit constitutionnel récent. Lors de la reformulation de ce critère dans l’arrêt Dagenais Footnote 90 , la Cour a ajouté une exigence de proportionnalité entre les effets bénéfiques et les effets préjudiciables, ce qui pose le problème du choix du critère à l’aune duquel cette valeur est mesurée :
À mon sens, la qualification de la troisième étape du second volet du critère formulé dans Oakes comme concernant uniquement l’équilibre entre l’objectif et les effets préjudiciables d’une mesure repose sur une conception trop étroite de la proportionnalité. […] Je reprendrais donc la troisième partie du critère Oakes comme suit: il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures restreignant un droit ou une liberté et l’objectif, et il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures et leurs effets bénéfiques Footnote 91 .
Cette transformation du jugement relatif aux droits s’est particulièrement réalisée dans les affaires relatives à la liberté de religion. C’est ainsi que dans l’arrêt Amselem, mettant en cause, d’une part, la liberté de religion (la construction d’une souccah pendant la fête du Souccoth) et, d’autre part, la libre jouissance des biens et la sécurité, la Cour suprême a estimé que « les atteintes ou effets préjudiciables qui, prétend-on, seraient causés aux droits ou intérêts des membres de l’intimé dans les circonstances sont tout au plus minimes et ne sauraient raisonnablement être considérés comme ayant pour effet d’imposer des limites valides à l’exercice par les appelants de leur liberté de religion » Footnote 92 . Dans l’arrêt Multani, où la liberté de religion d’un élève portant le kirpan à l’école et le droit à la sécurité étaient en opposition, la Cour a également estimé que « les effets préjudiciables de l’interdiction totale surpassent donc ses effets bénéfiques » Footnote 93 . Ici encore, c’est cet exercice de pondération qui a finalement déterminé le résultat du jugement. De la même manière, dans l’arrêt Bruker c Marcovitz, la décision emprunte à cette logique de « balancing » Footnote 94 , la Cour soulignant explicitement que « M. Marcovitz […] a bien peu à mettre dans la balance » Footnote 95 . De même, dans Alberta c Hutterian Brethren of Wilson Colony Footnote 96 , où était contesté un nouveau règlement imposant la photo obligatoire à tous les Albertains titulaires d’un permis de conduire, la Cour est d’avis que « l’issue de l’affaire dépend de la question de savoir si les “effets préjudiciables sur des particuliers ou sur des groupes” l’emportent sur les avantages que l’ensemble de la population peut tirer de la mesure » Footnote 97 . Sur cette base, la Cour conclut, « après avoir soupesé les effets bénéfiques de la mesure législative par rapport à ses effets préjudiciables », que la restriction « ne prive pas les membres de la colonie de la possibilité de vivre en accord avec leurs croyances » Footnote 98 .
Selon les faits de l’espèce dans l’affaire NS, « il faut mettre en balance l’effet de l’insistance auprès du témoin pour qu’elle enlève le niqab pour témoigner, d’une part, et l’effet de l’autorisation de porter le niqab pendant le témoignage, d’autre part » Footnote 99 . Ainsi, à supposer qu’il en soit capable épistémologiquement, « le juge doit examiner le préjudice causé par la restriction de la pratique religieuse sincère » Footnote 100 . Dans cette évaluation, le « juge devrait également prendre en considération l’ensemble des préjudices que causerait à la société l’obligation faite à la personne d’enlever le niqab pour témoigner » Footnote 101 . Notamment, il s’agit ici de se demander si, sachant qu’elles doivent enlever leur niqab pour témoigner, les femmes porteront encore plainte pour signaler une infraction. La réponse à cette question pourrait être relative, certaines femmes pouvant accepter de le faire, d’autres refuser. Quant aux effets bénéfiques de l’obligation de retirer le niqab, ils se mesurent en l’espèce en fonction du droit à un procès équitable.
Conclusion
Certains pays, comme la France et la Belgique—auxquels s’ajouteront bientôt les Pays-Bas et l’Italie—, ont fait le choix politique d’interdire totalement le voile intégral dans la sphère publique. C’est en regardant le voile intégral comme un objet culturel qu’ils en viennent à cette décision. En Nouvelle-Zélande, par contre, cette approche basée sur une interdiction complète a été écartée au profit d’un compromis pragmatique développé par un juge, dans une situation très semblable à celle de NS, où deux femmes refusaient d’enlever leur niqab pour témoigner en cour criminelle. Le juge Moore leur a demandé d’enlever leur voile intégral, tout en leur permettant de porter le hijab pour témoigner derrière un paravent afin que seulement lui, le personnel de la cour (qui était féminin) et l’avocat de la défense puissent voir leur visage Footnote 102 . Cette solution jurisprudentielle a été reprise par le législateur néo-zélandais, qui a modifié la loi sur la preuve afin de prévoir explicitement la possibilité, pour le juge, d’ordonner qu’un témoin rende son témoignage d’une façon alternative, notamment à cause de ses convictions religieuses Footnote 103 .
Avec le cadre d’analyse développé dans NS Footnote 104 , le Canada s’inscrit davantage dans cette approche de compromis. Abordant le voile intégral comme un objet religieux, la Cour suprême du Canada tente d’optimiser les droits et libertés par une approche où on analyse au cas par cas l’importance réelle de voir le visage de la femme. Comme le démontre Natasha Bakht, le nombre de cas dans lesquels il est fondamental de voir ce visage dans le cadre de procédures judiciaires n’est pas très élevé Footnote 105 . Cependant, selon le juge de première instance, l’affaire impliquant NS est l’un de ces cas, car il s’agissait ici de l’unique témoin des agressions sexuelles poursuivies. Suite à la décision de la Cour suprême du Canada, le juge Weisman a conclu qu’aucun accommodement n’était possible dans ce cas et que les effets bénéfiques reliés au retrait du niqab l’emportaient sur les effets préjudiciables. Même s’il s’agissait d’une enquête préliminaire, où la crédibilité des témoins n’était donc pas en cause, le juge a estimé que le risque de condamnation injustifiée et la déconsidération du public pour l’administration de la justice l’obligeaient à demander à NS d’enlever son niqab pour témoigner Footnote 106 .
Malgré ce jugement de la Cour de justice de l’Ontario, l’arrêt NS permettra peut-être de remettre en question certaines orientations du gouvernement fédéral et du gouvernement québécois dans des contextes où la restriction de la liberté de conscience et de religion amenée par l’obligation d’enlever le voile intégral n’avait pas été estimée à sa juste mesure.
L’approche retenue dans l’arrêt NS permet aux femmes musulmanes, dans certaines circonstances, de profiter des services publics et de participer aux institutions du pays, évitant ainsi que l’État ne les exclue et ne les marginalise. Cette démarche va de pair avec le droit à l’égalité vu dans sa conception plus substantive que formelle Footnote 107 . Ainsi, on évite la double discrimination contre les femmes musulmanes, qui seraient discriminées comme femmes dans la sphère privée et comme musulmanes dans la sphère publique.