Introduction
En contexte migratoire, le droit international privé favorise la stabilité du statut personnel. Il peut conduire les tribunaux à assurer l’application d’une norme étrangère. Or, bien qu’issues de l’État, ces normes, comme les nôtres d’ailleurs, peuvent intégrer des valeurs morales, religieuses ou culturelles. Elles peuvent en outre exiger que le droit religieux soit appliqué, en particulier pour combler des lacunes législatives. Ainsi, le Code de la famille du Maroc prévoit :
Pour tout ce qui n’a pas été expressément énoncé dans le présent Code, il y a lieu de se référer aux prescriptions du Rite Malékite et/ou aux conclusions de l’effort jurisprudentiel (Ijtihad), aux fins de donner leur expression concrète aux valeurs de justice, d’égalité et de coexistence harmonieuse dans la vie commune, que prône l’Islam.Footnote 1
Comme nous l’a enseigné l’arrêt Bruker c. Marcovitz Footnote 2, une obligation religieuse intégrée dans un contrat conclu au Canada peut être justiciable. Cependant, en ce qui concerne le mahr ou la dotFootnote 3, le portrait que nous avons dressé de la situation montre deux principaux cas de figure : (1) la spécificité de cette pratique est parfois ignorée et (2) lorsqu’elle est reconnue, l’exécution de l’obligation qu’elle suppose n’est pas toujours assurée.
La présente analyse s’inscrit dans le cadre d’une recherche bi-disciplinaire (droit et anthropologie) qui s’intéresse au traitement réservé par les tribunaux aux normes musulmanes invoquées dans le cadre de litiges familiauxFootnote 4. L’objectif consiste à mettre en relief les difficultés auxquelles sont confrontés ceux qui s’adressent aux tribunaux et les défis que les juges peuvent rencontrer. Il s’agit, plus particulièrement, de mieux saisir la manière dont les juges appréhendent, décrivent et tiennent compte de normes et de pratiques religieuses ou culturelles étrangères. Pour ce faire, une grille de lecture a été créée. Celle-ci nous a permis de classer les jugements d’après les différentes méthodes employées par la législation ou les tribunaux pour reconnaître ou, selon le cas, nier ou effacer la différence de normeFootnote 5. Les décisions répertoriées au Québec (soixante-cinq) et en Ontario (trente) portent sur le mahr, la kafálah Footnote 6, diverses formes de divorce, la nullité du mariage, le partage des biens ainsi que la garde et l’éducation des enfantsFootnote 7. Considérant toutefois que, en ce qui concerne le mahr, des jugements significatifs ont été rendus en Colombie-Britannique, nous avons choisi d’élargir la recherche afin de les ajouter à l’étude des onze décisions issues du Québec et de l’Ontario.
I. Le mahr et la dissolution du lien matrimonial
Le mahr est un présent que le futur époux s’engage à offrir à celle qui deviendra son épouseFootnote 8. Il peut s’agir d’une somme d’argent ou de biens. Selon les communautés, il est versé en entier avant le mariage ou en deux tempsFootnote 9. En ce dernier cas, une portion est remise avant la consommation du mariage et le paiement du reliquat est différé, celui-ci pouvant être réclamé lors du divorce ou du décès de l’épouxFootnote 10.
Le mahr est conçu et encadré différemment selon les écoles de droit et les juridictions au sein desquelles la législation en matière familiale est fondée sur le droit musulman. Par exemple, selon les prescriptions du rite malékite qui prédominent en Afrique du Nord, le mahr constitue une condition de validité du mariage et la législation fondée sur cette école de droit intègre cette exigenceFootnote 11. D’après les autres écoles sunnites et les écoles de droit chiite, il est plutôt considéré comme un effet du mariageFootnote 12. Considérant ce pluralisme, la courte description qui suit n’a nullement pour ambition de présenter un portrait détaillé des diverses manières d’appréhender le mahr. Il s’agit, plus modestement, de présenter quelques éléments généraux susceptibles de nous renseigner sur ses fonctions et ses conditions d’exigibilitéFootnote 13.
Quelle que soit l’école de droit privilégiée, le mahr a d’abord une fonction religieuse et moraleFootnote 14. Il souligne l’importance que revêt le mariage, symbolise le respect et l’affection de l’époux et témoigne du sérieux de ses intentionsFootnote 15. L’article 26 du Code de la famille du Maroc rend compte de ce caractère symbolique :
Le Sadaq (la dot) consiste en tout bien donné par l’époux à son épouse, impliquant de sa part la ferme volonté de créer un foyer et de vivre dans les liens d’une affection mutuelle. Le fondement légal du Sadaq consiste en sa valeur morale et symbolique et non en sa valeur matérielle.Footnote 16
Cependant, lorsqu’il est substantiel, il permet d’assurer la protection économique de celles qui sont divorcées ou veuvesFootnote 17. Le paiement d’un mahr différé élevé peut pallier la pension alimentaire de courte durée ou les droits successoraux plus limités dont les femmes disposent. Si, pour ces raisons, certaines personnes perçoivent le mahr de manière positive, d’autres déplorent son usage qu’ils associent à une contrepartie offerte en échange de la virginité de l’épouse ou de services sexuelsFootnote 18.
Comme l’illustre le jugement rendu dans l’affaire Droit de la famille—081820, l’exigibilité du mahr est tributaire des circonstances ayant conduit à la rupture du lien matrimonialFootnote 19. Dans cette décision, le juge s’est appuyé sur la preuve d’expert pour conclure qu’en vertu du droit étranger applicable au litige, l’épouse n’avait pas droit au mahr puisqu’elle était à l’origine de la demande de divorce. Plusieurs formes de dissolution du lien matrimonial sont en effet admises en droit musulman. Leurs modalités et conditions varient selon les époques, les écoles de droits et les juridictions concernées. Nous ferons brièvement état des principaux types de dissolution reconnus par le droit religieux tout en fournissant quelques exemples de leur encadrement législatif actuelFootnote 20.
Un époux peut divorcer par l’expression de sa seule volonté (talaq), mais il sera alors tenu de verser à son épouse le mahr différéFootnote 21. Le fait que celui-ci soit élevé peut éventuellement mettre l’épouse à l’abri d’une rupture intempestiveFootnote 22. En Tunisie toutefois, le talaq est exclu puisque la dissolution du lien matrimonial doit nécessairement être prononcée par la CourFootnote 23. Bien que la procédure suivie en Égypte soit extrajudiciaire, l’intervention d’un notaire est requiseFootnote 24.
Moyennant une compensation financière, qui peut comprendre le mahr déjà versé ou exiger de l’épouse qu’elle renonce au mahr différé, l’époux peut consentir au divorce demandé par sa femme (khul)Footnote 25. Selon l’opinion majoritairement partagée par les différentes écoles de droit, l’époux ne devrait pas réclamer davantage que ce qu’il a offert à sa conjointeFootnote 26. Au Maroc, le consentement de l’époux est encore requis pour obtenir ce type de divorce alors qu’en Algérie, tel n’est plus le casFootnote 27. Lorsqu’il y a désaccord sur la contrepartie, il revient aux juges marocains et algériens de fixer la somme à verser en fonction de critères prévus par la loi, lesquels permettent de limiter le montant octroyéFootnote 28.
Lorsque, d’un commun accord, les époux expriment le désir de rompre leur union, une autre forme de divorce peut être obtenu (mubarat)Footnote 29. Les parties peuvent négocier les termes de leur séparation et, selon les interprétations, l’épouse doit ou non renoncer au mahr différéFootnote 30. Tandis qu’en Algérie et au Maroc, ce type de divorce requiert l’intervention de la CourFootnote 31, en Inde et au Nigéria, les époux peuvent s’adresser à une autorité ou simplement déclarer oralement ou par écrit leur intention mutuelle de divorcerFootnote 32.
Enfin, s’il appert que l’un des époux a commis une faute, que le mari est sexuellement impotent ou pour d’autres motifs susceptibles de varier selon les écoles de droit et la législation adoptée par les États, l’union des parties peut être dissoute (faskh ou tafriq) Footnote 33. Par exemple, en Algérie, l’épouse peut demander le divorce lorsque son conjoint est condamné « pour une infraction de nature à déshonorer la famille et rendre impossibles la vie en commun et la reprise de la vie conjugale »Footnote 34. À moins que la faute reprochée n’ait été commise par l’épouse, elle peut réclamer le mahr différéFootnote 35.
II. L’effacement de la différence de norme : application par défaut du droit interne
Au Canada, la liberté de religion et le droit à l’égalité servent d’assises à la neutralité de l’État et requièrent que les lois et les institutions respectent les diverses croyances et ne favorisent pas une religion particulièreFootnote 36. Le respect de la sphère d’autonomie personnelle des croyants et de la différence de norme peut se manifester lorsqu’un tribunal est confronté à une obligation qui demeure teintée par la religion ou la culture. Souvent appelés à comprendre la portée de normes étrangères, le fonctionnement de certaines institutions ou l’importance de pratiques avec lesquelles ils ne sont pas familiers, les juges peuvent, comme dans le cas du mahr, rendre des décisions apparemment contradictoires.
Un premier type de décision repose sur une preuve fragmentaire du droit étranger qui conduit certains juges à ne pas appréhender et respecter la différence de norme. Il va sans dire que cette différence est inévitablement ignorée lorsque les parties s’abstiennent d’alléguer et de prouver le droit étranger. Dans ce dernier cas, l’article 2809 al. 2 C.c.Q. conduit les tribunaux à appliquer par défaut le droit en vigueur au Québec. Des institutions ou des obligations étrangères peuvent alors être comparées à celles que les juges estiment remplir des fonctions équivalentes en droit interneFootnote 37. Dans plusieurs décisions étudiées, le mahr est assimilé à une donation entre vifsFootnote 38. Les juges n’indiquent toutefois pas explicitement les motifs qui les conduisent à faire cette analogie. Le fait que, à l’instar du mahr, la donation puisse être consentie en considération du mariage est sans doute un facteur pertinent. Enfin, si le droit étranger est allégué sans être prouvé, le juge peut en prendre connaissance d’officeFootnote 39. Malgré la discrétion qui leur est accordée, les tribunaux canadiens n’effectuent généralement pas leur propre rechercheFootnote 40. Puisqu’ils ne disposent pas toujours des connaissances ni de la documentation requises pour saisir la portée du droit étranger, leurs réticences paraissent justifiéesFootnote 41.
L’application par défaut du droit du for occulte nécessairement la spécificité du mahr. L’une de ses fonctions, qui consiste à assurer la protection économique de l’épouse, peut d’ailleurs être éclipsée par les mesures de protection qui bénéficient à toute personne qui réside au Québec. Après avoir assimilé le mahr à une donation entre vifs consentie en considération du mariage, le tribunal peut, pour des raisons d’équité, s’appuyer sur l’article 520 C.c.Q. afin de la déclarer caduque, de la réduire ou d’en différer le paiementFootnote 42. Par exemple, un couple marié à l’étranger et assujetti à la séparation de biens peut avoir convenu d’un mahr élevé qui pourra assurer la sécurité économique de l’épouse. S’il immigre au Québec, y réside pendant un an et se sépare, le couple se verra imposer le partage du patrimoine familial alors que, lors de leur union, les parties n’avaient pas prévu être assujetties à cette seconde forme de protection. Considérant que cela peut être onéreux, voire inéquitable pour l’époux de diviser le patrimoine familial et de maintenir la donation, le juge peut user de sa discrétion pour réduire cette dernièreFootnote 43.
En 2007, le tribunal s’est interrogé sur la portée d’une clause comprise dans un acte de mariage qui prévoyait le versement d’un mahr de 20 000 dirhams (environ 4000 $) dont plus de la moitié avait été payéFootnote 44. Les parties concernées, un Canadien converti et une musulmane née à l’étranger, avaient célébré leur mariage dans le pays d’origine de la défenderesseFootnote 45. Après avoir disposé de la question du partage du patrimoine familial, le juge, peu loquace, a précisé ce qui suit :
Les parties n’apportent aucune preuve de la légalité d’une telle obligation. Il s’agit donc d’une donation entre vifs contractée à l’occasion du mariage des parties. Selon la preuve, A a satisfait à son obligation en payant près de 15 000.00 $ pour les dépenses reliées au mariage et les frais de parrainage de la défenderesse. Lors de la rupture, il a subvenu aux besoins de son épouse en payant une pension alimentaire et a remboursé l’aide sociale pour les montants payés à celle-ci.Footnote 46
Si la légalité de l’obligation n’a pas été établie, comment le juge peut-il l’assimiler à une donation ? Cette absence de preuve n’aurait-elle pas dû conduire le juge Isabelle à s’abstenir de se prononcer sur cet aspect du litige ? En retenant cependant que le mari s’était acquitté de son obligation puisqu’il avait déjà déboursé d’importantes sommes au bénéfice de son épouse, le juge semble avoir fondé sa décision sur l’équité.
Il en a été de même dans deux jugements subséquents. Dans l’affaire Droit de la famille—10717 Footnote 47, la défenderesse souhaitait obtenir le respect de cette clause comprise dans un contrat de mariage signé en Iran :
MARRIAGE PORTION:
One volume of Holy Koran with a gift price of Rls. 110.- together with 1000 gold coins, one mirror and a pair of candlesticks, for Rls. 4,000,000.-, which all remain as obligation on the part of the husband to be delivered to the wife upon her demand.Footnote 48
La défenderesse réclamait 400 pièces d’or (environ 60 000 $), ce qui représentait moins de la moitié de la somme prévueFootnote 49. La défenderesse ayant omis de faire la preuve du droit étranger régissant ce contrat, la juge a traité le mahr comme s’il s’agissait d’une donation et, s’appuyant sur l’article 520 C.c.Q., a fixé la somme à verser à 5 000 $. Le tribunal a notamment pris en compte la courte durée du mariage et les bénéfices que la défenderesse retirait du partage du patrimoine familial et de la société d’acquêts pour conclure qu’il serait inéquitable et exorbitant d’exiger de l’époux qu’il verse en entier la somme inscrite dans le contrat de mariageFootnote 50.
L’affaire Droit de la famille—12651 concernait quant à elle un Canadien d’origine marocaineFootnote 51. Le mariage des parties a été célébré au Maroc où résidait la défenderesse. Ne disposant pas de la preuve nécessaire quant aux règles régissant le mahr, le juge a aussi qualifié celui-ci de « donation entre vifs au sens de l’article 520 C.c.Q. »Footnote 52. Il a estimé que le demandeur s’était amplement acquitté de son obligation, qui consistait à verser 10 000 dirhams (environ 1 400 $), puisqu’il avait fait parvenir une somme de 3 000 $ à la défenderesse avant le mariage, qu’il avait payé son billet d’avion et ses frais d’immigration.
Pourquoi des procureurs s’abstiennent-ils d’alléguer, voire de prouver le droit étranger ? Si le mahr est modique, retenir les services d’un expert peut certes s’avérer peu rentable. Mais qu’en est-il lorsque la somme en jeu est importante ? La complexité et la méconnaissance du droit applicable peuvent sans doute conduire un avocat à souhaiter que le mahr soit assimilé à une donation qui sera régie par le Code civil du Québec Footnote 53. Le fait que sa cliente puisse être contrainte de renoncer au mahr en vertu du droit étranger peut aussi expliquer pourquoi un avocat ne cherchera pas à établir la teneur de celui-ci. Une telle démarche comporte toutefois des risques. Outre le fait qu’elle oblitère la signification du mahr, comme nous l’avons vu, elle donne au juge la possibilité d’user de son pouvoir discrétionnaire pour réduire la somme initialement prévue par les parties.
III. Respect de la différence de norme
Dans certaines affaires, des juges ont pu se référer aux témoignages d’imams pour établir si le mahr devait ou non être versé alors que, dans d’autres, les tribunaux ont estimé que la dimension religieuse de l’obligation exigeait qu’ils s’abstiennent d’intervenir. Dans les deux cas, ils ont cherché à respecter la différence de norme.
A. Application d’une norme étrangère
Lorsque les parties font la preuve du droit étranger, le tribunal peut, comme dans la décision Droit de la famille—081820, distinguer le mahr de la donationFootnote 54. Dans cette affaire, la preuve soumise par des experts a permis au juge d’établir que l’épouse devait renoncer au mahr puisqu’elle avait demandé le divorce. Elle a aussi conduit le juge à conclure que l’acte par lequel son époux avait fait don de la résidence familiale à son épouse était quant à lui valide et ne pouvait être révoqué. Un respect strict de la différence de norme a aussi amené la Cour d’appel du Québec à s’appuyer sur la « Loi islamique et les coutumes syriennes », exposées par un imam, pour établir qu’une ex-épouse n’avait pas droit au mahr Footnote 55. Le contrat de mariage des parties prévoyait le paiement de dix livres syriennes avant le mariage (dot anticipée) puis de 25 000 livres en cas de divorce (dot ajournée). Considérant cependant que l’épouse avait demandé le divorce et que son mari n’y avait pas consenti, la Cour a conclu que, selon la preuve soumise, elle ne pouvait obtenir ce second versement.
En l’absence d’un élément d’extranéité, les renseignements fournis par un imam admis comme témoin expert peuvent aussi permettre au tribunal de se prononcer sur l’exigibilité du mahr. Il en a été ainsi dans la décision M.F. c. M.A.A.Footnote 56, laquelle implique des parties qui se sont mariées à Montréal. Le versement du mahr était réclamé par l’épouse, conformément à une clause qu’elle a qualifiée de contrat de mariage musulmanFootnote 57. Consignée dans le certificat de mariage des parties, ladite clause prévoyait : « There is a Mahr of Holy QURAN Book, one piece Sugar Candy, one Kilo of Gold payable by the groom to the bride »Footnote 58. Les parties ont présenté une preuve écrite d’expert quant à la nature de cette obligation. L’avis transmis à la Cour par l’expert retenu par la défenderesse a toutefois été écarté, car son auteur n’a pu être contre-interrogé. Quant à la preuve provenant de l’autre imam, le juge a indiqué :
La seule preuve sur l’interprétation à donner au Mahr islamique ci-haut cité (une espèce particulière de dot selon le témoin expert) consiste dans la transcription de l’interrogatoire de monsieur Nabil Abbas, ministre du culte musulman et détenteur d’un Phd. […].
Le message est clair: compte tenu de ce que l’époux a déjà versé à l’épouse il n’est plus obligé de lui en offrir davantage. Il s’est acquitté de son engagement.
Vu le témoignage non contredit de l’Imam, expert en la matière, cette réclamation est rejetée.Footnote 59
Si le juge s’est s’appuyé sur son témoignage, les raisons précises invoquées par l’imam pour justifier le rejet de cette réclamation n’ont pas été rapportées dans le jugement. Mais, considérant qu’il a pris soin de faire mention des sommes déjà versées à l’épouse, cette décision n’est pas sans rappeler celle qui, rendue par le juge Isabelle, était motivée par l’équitéFootnote 60.
B. Abstention fondée sur l’origine religieuse de l’obligation
La preuve soumise ne permet pas toujours de convaincre le juge saisi que l’obligation dont l’une des parties réclame l’exécution est véritablement de nature civile. Son caractère religieux, qu’il soit réel ou perçu, peut conduire le juge à décliner compétence. Tel a été le cas dans l’affaire Kanan v. Kanan Footnote 61. Rendue par la Cour supérieure de justice de l’Ontario, cette décision concerne une chrétienne et un musulman mariés au Koweït. Environ deux ans après la célébration de leur union, les parties ont immigré au Canada et se sont ensuite séparées. Leur contrat de mariage prévoyait :
It is a true and valid marriage (no impediments) with the consent of the Judge, and acceptance of the said Husband against a dowry of One Thousand and One (K.D. 1001/-) Kuwaiti Dinars of which One (KD. 1/-) Kuwaiti Dinar has been paid to the wife and One Thousand (KD. 1000/-) Kuwaiti Dinars are payable in arrears according to the Holy Book of Allah and the Sunna of His Messenger (Peace Be Upon Him), after ascertaining the non-existence of legal impediments. No conditions have been set.Footnote 62
Selon la demanderesse, la clause précitée exigeait que, suite à leur rupture, le défendeur lui verse mille dinars, et ce, sans condition. Le défendeur a quant à lui prétendu que, puisqu’elle avait demandé le divorce, elle devait renoncer à réclamer cette somme. Le juge Mesbur a brièvement disposé de cette réclamation de la manière suivante :
I have no expert evidence with which to interpret the meaning of the provision that the funds “are payable in arrears according to the Holy Book of Allah and the Sunna of His Messenger (Peace Be Upon Him), after ascertaining the non-existence of legal impediments.” Thus, I cannot determine whether Ms. Kanan’s or husband’s positions are correct, or whether neither is. I decline to make any order concerning the marriage contract, and leave its interpretation and enforcement to the religious courts.Footnote 63
Considérant que la clause faisait expressément référence à un engagement qui, d’après son libellé, avait un fondement religieux, le juge pouvait avoir des doutes sur la nature civile de l’obligation. Or, comme le faisait remarquer la professeure Bakht, lorsqu’une question litigieuse est de nature intrinsèquement religieuse, les tribunaux canadiens estiment qu’ils ne constituent pas le forum approprié pour trancherFootnote 64. En invitant les parties à s’adresser à un tribunal religieux afin qu’il se prononce sur la mise en œuvre de cette obligation, le tribunal s’est assuré de respecter la différence de norme. Il n’a tenté d’établir aucune analogie qui aurait pu avoir pour effet d’assimiler cette obligation à celle qui découle d’une simple donation par contrat de mariage.
Alors qu’elle bénéficiait de l’éclairage offert par deux imams, la Cour de justice de l’Ontario a été plus loquace dans la décision Kaddoura Footnote 65. Cette affaire concernait deux étudiants musulmans mariés en Ontario. À la demande du mari, le tribunal a prononcé le divorce des parties qui s’étaient séparées après quelques mois de vie commune. Il a aussi disposé de la réclamation de l’épouse qui estimait avoir droit au versement d’une somme de 30 000 $ à titre de mahr différé. Ce dernier était consigné dans le certificat de mariage des parties qui mentionnait aussi que le fiancé avait versé 5 000 $ à sa future épouse avant la célébration de leur union.
D’après l’avocat de l’épouse, ce certificat devait être qualifié de contrat de mariage au sens de la Loi sur le droit de la famille Footnote 66. L’exécution des obligations consignées dans ce document pouvait donc être exigée devant une Cour de justice. Or, selon l’argument principal de l’avocat de l’époux, auquel s’est rangé le juge Rutherford, le mahr était de nature religieuse et n’était donc pas justiciable devant les tribunaux civils. Le juge l’a d’ailleurs comparé aux devoirs auxquels s’engagent les époux lors de mariages chrétiens, tels que celui d’aimer, d’honorer et de chérir l’autreFootnote 67.
Le tribunal a retenu des témoignages des deux imams qu’un mariage musulman ne pouvait être contracté sans qu’un mahr ne soit prévu et que la portion différée devait être versée à la demande de l’épouse lors du divorce ou du décès de l’épouxFootnote 68. Il a aussi retenu de ces témoignages que, selon certaines conditions non rapportées dans le jugement, l’épouse pouvait en être privée. Alors que l’un des imams était moins catégorique à cet égard, l’autre avait affirmé qu’en cas de conflit concernant l’exigibilité du mahr, la question devait être décidée par une autorité religieuseFootnote 69. Les deux témoins avaient aussi indiqué que les principes tirés du Coran, des paroles du prophète et de la jurisprudence issue des instances religieuses devaient être utilisés pour résoudre ce type de litigeFootnote 70. La Cour a alors estimé qu’elle ne pouvait s’y référer comme s’il s’agissait d’appliquer une loi étrangère.
Après avoir fait référence au principe de la séparation de l’Église et de l’État telle que définie aux États-Unis, la Cour a conclu qu’en l’espèce, se prononcer sur les droits et les obligations des parties « would necessarily lead the Court into the “religious thicket,” a place that the courts cannot safely and should not go »Footnote 71. Si cette décision témoigne d’une prudence certaine et semble respecter la différence de norme, elle a cependant un effet d’exclusion. Contrairement aux autres ententes prénuptiales encadrées par la Loi sur le droit de la famille Footnote 72, cet engagement n’a pas été considéré par la Cour comme produisant des effets civils. Or, comme nous le verrons à l’instant, les tribunaux ont été appelés à revoir cette position depuis l’arrêt Bruker c. Marcovitz Footnote 73.
IV. Une obligation contractuelle particulière : respect de la volonté des parties ?
En 2007, dans l’arrêt Bruker c. Marcovitz, la majorité de la Cour suprême a conclu qu’une obligation pouvait avoir une dimension religieuse sans que cela ne pose irrémédiablement obstacle à l’intervention des tribunauxFootnote 74. Dans cette affaire, le défendeur a été condamné à payer des dommages-intérêts puisqu’il n’avait pas respecté l’entente en vertu de laquelle il s’était engagé à accorder un divorce religieux (get)Footnote 75. Par le biais d’un contrat, des personnes peuvent en effet choisir de transformer une obligation religieuse ou morale en obligation civile. Avant même que la Cour ne rende cette décision, les tribunaux de la Colombie-Britannique adoptaient un raisonnement similaire à l’égard du mahr. En 1996, dans l’affaire Nathoo, la Cour suprême de la Colombie-Britannique affirmait qu’au sein d’une société multiculturelle, la diversité devait être prise en compte et respectée :
Our law continues to evolve in a manner which acknowledges cultural diversity. Attempts are made to be respectful of traditions which define various groups who live in a multi-cultural community. Nothing in the evidence before me satisfies me that it would be unfair to uphold the provisions of an agreement entered into by these parties in contemplation of their marriage, which agreement specifically provides that it does not oust the provisions of the applicable law.Footnote 76
Ainsi, comme toute obligation susceptible d’être comprise dans un contrat de mariage au sens de la Family Relations Act, l’exécution du mahr devait être assurée si les conditions de forme et de fond requises par cette loi de la Colombie-Britannique avaient été respectées lors de la formation de l’engagementFootnote 77. Par la suite, cette approche a été adoptée dans plusieurs décisions rendues en Ontario. Précisons que, dans celles-ci, le tribunal n’a pas cherché à établir si les parties, vraisemblablement muettes à cet égard, ont eu l’intention de soumettre leur entente à une quelconque législation étrangère.
Dans les jugements Ghaznavi v. Kashif-Ul-Haque, Khanis v. Noormohamed et Rashid v. Shaher Footnote 78, issus de la juridiction ontarienne, le mahr contracté à l’occasion d’un mariage célébré dans cette province a été considéré comme un engagement valide et justiciable au sens de l’article 52(1) de la Loi sur le droit de la famille Footnote 79. Selon cette loi, des époux ou des conjoints de fait peuvent convenir de leurs obligations et droits respectifs par le biais d’un contrat de mariage ou d’un accord de cohabitationFootnote 80. Ils peuvent prévoir comment leurs biens seront partagés en cas de séparation ainsi que régler « toute autre question relative au règlement de leurs affaires »Footnote 81.
Dans le jugement Ghaznavi, les parties avaient signé un « contrat de mariage islamique » quelques heures avant la célébration de leur union. Cet engagement était consigné dans un document pré-imprimé sur lequel les parties avaient ajouté les informations pertinentesFootnote 82. Le mahr avait été fixé à 25 000 $ US et, selon les termes employés dans le contrat, cette somme était payable sur demandeFootnote 83. Lors de son témoignage, la demanderesse a indiqué que, conformément à la loi islamique, avant qu’un mariage ne soit consommé, l’époux devait s’engager à payer un meher (mahr). Selon les circonstances, ce paiement pouvait survenir avant le mariage ou lors de la dissolution de l’union.
Après avoir constaté que le document signé par les parties respectait les exigences imposées par la Loi sur le droit de la famille Footnote 84, le tribunal a conclu que cet engagement devait être respecté par le défendeur. Notons que, dans le cadre d’une action introduite en Arizona et plus tard abandonnée, l’ex-époux invoquait dans sa défense le caractère religieux de l’obligation afin de convaincre le tribunal de s’abstenir de se prononcer. Non repris devant l’instance ontarienne, cet argument aurait d’ailleurs eu peu de succès auprès du juge saisi. Ce dernier s’est en effet brièvement référé aux affaires Khanis et Amlani pour indiquer qu’une telle clause avait déjà été considérée justiciableFootnote 85.
Le jugement Khanis porte sur une clause en vertu de laquelle le futur époux s’était engagé à payer une somme de 20 000 $. Ladite clause précisait en outre :
I hereby agree, confirm and declare that my undertaking to pay the agreed sum of money by way of Maher to my said wife shall be in addition and without prejudice to and not in substitution of all my obligations provided for by the laws of the land.Footnote 86
Le tribunal a constaté que la jurisprudence n’avait pas toujours été constante en la matière, mais que, depuis l’arrêt Bruker, les tribunaux assuraient le respect de ces clauses si elles avaient été conclues conformément à ce que la législation provinciale exige. En Ontario, ces ententes doivent être consignées par écrit et signées devant témoinsFootnote 87. Selon la Loi sur le droit de la famille, le tribunal conserve néanmoins le pouvoir discrétionnaire d’annuler une entente ou une clause, notamment s’il appert qu’elle est abusive ou que l’une des parties n’en a pas bien saisi la nature et les conséquencesFootnote 88. Or, en l’espèce, l’entente respectait les exigences de la loi et le tribunal n’a pas estimé qu’elle devait être écartée. Sans être entièrement explicite, la clause laissait néanmoins entendre que le mahr devait être payé après la rupture et qu’il ne devait pas être soustrait des biens familiaux netsFootnote 89.
La décision rendue dans l’affaire Rashid v. Shaher se distingue des précédentesFootnote 90. Elle concerne des Égyptiens d’origine unis par un mariage religieux célébré au Canada. Un mariage civil n’aurait d’ailleurs pu avoir lieu puisque l’épouse, qui avait obtenu un divorce religieux, était toujours considérée mariée à une autre personne par les autorités civiles. Le second époux avait lui-même trois autres épouses. Suite à son décès, la succession a poursuivi la défenderesse afin de récupérer une somme de 67 000 $ qu’elle avait retirée du compte bancaire du défunt après leur séparation. Cette dernière a affirmé que, conformément à un document à l’en-tête duquel apparaît la mention « contrat de mariage », une somme de 60 000 $ lui était due à titre de mahr différéFootnote 91.
La Loi sur le droit de la famille n’était pas applicable puisque les époux n’étaient pas légalement mariés et n’avaient pas vécu ensemble suffisamment longtemps pour être qualifiés de conjoints de fait. Il n’en demeure pas moins que, comme toute autre entente, les contrats signés par les parties les liaient. Le contrat de mariage religieux prévoyait que
[. . .] the Dowry that has been agreed to be paid by the Groom has already been paid as down payment and the other part that is postponed is $40,000 Canadian and will be paid in due time in Egyptian Fund (sic).Footnote 92
La défenderesse n’avait toutefois pas encaissé le chèque de 20 000 $ que lui avait remis son époux. Elle n’en voyait pas l’utilité à l’époque puisqu’il subvenait à ses besoins et qu’elle croyait pouvoir l’encaisser à tout moment.
Dans une seconde entente, le défunt avait réitéré son engagement de la manière suivante : « Mona can demand at any time the deferred dowry payment of $CDN 40,000 »93. Selon le demandeur, le mahr différé ne devait être payé que si l’époux demandait le divorce et, puisque la défenderesse avait rompu avec son époux avant son décès, elle n’y avait pas droitFootnote 94. Cette question aurait sans doute pu faire l’objet de discussions si le demandeur avait eu recours à un expert pour soutenir sa position. Estimant que la défenderesse était un témoin crédible et s’appuyant sur les termes employés dans les documents signés par les parties, le tribunal a plutôt reconnu qu’en l’espèce, le droit de réclamer le mahr n’était assorti d’aucune conditionFootnote 95.
En s’abstenant d’assimiler le mahr à une donation, les tribunaux respectent en apparence la différence de norme. Mais le font-ils entièrement ? Comme nous l’avons vu, il est possible qu’en certaines circonstances le mahr ne puisse être réclamé par l’épouse. Or, dans les décisions répertoriées, les contrats de mariage signés au Canada ne font pas mention d’éventuelles conditions d’exigibilité qui seraient fondées sur des principes religieux ou inspirées d’un texte législatif étranger. Il est vrai que les termes employés dans ces clauses ne laissent aucunement entendre qu’il faille se référer à une loi étrangère, à des principes religieux musulmans qui s’inscrivent dans une école de droit particulière ou à des pratiques coutumières. Aussi, les informations dont nous disposons ne nous permettent pas d’établir si, dans les décisions précitées, les époux avaient eu ou non l’intention d’assujettir l’obligation à certaines conditions.
Conclusion
Comme certains auteurs l’ont déjà mentionné, la décision rendue par la Cour suprême dans l’arrêt Bruker doit être distinguée de celles qui portent sur la justiciabilité du mahr Footnote 96. Dans le premier cas, le tribunal devait établir si le non-respect d’un engagement contractuel, soit celui d’accorder le get, pouvait donner lieu à l’octroi de dommages-intérêts. La Cour a sanctionné le non-respect de cette obligation sans avoir à se prononcer directement sur ce qui relève de la religion. Dans le cas du mahr, engagement pouvant déjà être consigné dans un écrit, le tribunal ne doit-il pas d’abord s’interroger sur l’intention des signataires ? Souhaitaient-ils se conformer à une obligation qu’ils concevaient comme étant strictement religieuse ou avaient-ils en outre l’intention de contracter une obligation civile ? En ce dernier cas, contrairement à la situation soulevée par l’affaire Bruker, le tribunal saisi pourrait devoir statuer sur l’exigibilité du mahr d’après un ordre normatif étranger qui s’inspire de principes religieux ou qui s’y réfère directement. Une telle possibilité ne saurait toutefois être envisagée que si les parties, par le biais de leur propre témoignage et ceux d’experts, informent le tribunal des règles qui régissent leur entente et qui servent à établir si, d’après les circonstances, le mahr doit être versé ou non. En l’absence d’élément d’extranéité, lorsqu’un mariage est célébré au Canada, les parties peuvent en outre insérer une clause dans leur contrat de mariage afin que les conditions d’exigibilité du mahr soient clairement identifiéesFootnote 97. Dans le cas contraire, le mahr ne peut que perdre sa spécificité et le ou les sens, culturels ou religieux, qu’il revêt pour ceux qui l’ont contracté. Sans en porter le nom, il sera en effet traité comme une donation.