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La citoyenneté corporative entre libéralisme et démocratie : les individus ou leur communauté?

Published online by Cambridge University Press:  05 September 2018

Armel Brice Adanhounme*
Affiliation:
Professeur agrégé de relations industrielles Département de gestion des ressources humaines Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) Trois-Rivières (Québec) Canada armel.brice.adanhounme@uqtr.ca
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Abstract

This article analyzes the corporate citizenship (CC) practices by which multinational corporations (MNCs), which have invaded the public arena, impose new standards, forcing the collectives to retire from democratic spaces. In order to verify whether this new relationship to the law fosters the emergence of a citizenship regime for everyone, the research studies its configurations based on a MNC, hailed as a role model, in a plant in Canada and a mine in Ghana. The results, which reveal a fragile autonomy in one case and a heteronomy in the other, raise the question of effectiveness of the CC torn between economic liberalism and industrial democracy. The article concludes that, under its neoliberal posture, the CC is far from conciliating its workers’ individual aspirations for equality in their difference and their collective tendency towards homogeneity; both principles articulate liberalism and democracy but do not solve the opposition between liberal individualism and collective action, including union actions, in a flexible business in the era of economic globalization.

Résumé

Cet article analyse les pratiques de citoyenneté corporative (CC) par lesquelles les corporations multinationales, qui ont envahi la sphère publique, imposent de nouvelles normes et obligent les collectifs à se retirer des espaces démocratiques. Pour vérifier si ce nouveau rapport à la loi favorise l’émergence d’un régime de citoyenneté au travail pour tous, la présente recherche en étudie les configurations portées par une multinationale saluée comme un modèle dans une usine au Canada et une mine au Ghana. Les résultats, qui révèlent une autonomie fragile dans un cas et une hétéronomie dans l’autre, posent la question de l’effectivité de la CC écartelée entre libéralisme économique et démocratie industrielle. L’article conclut que, sous sa posture néolibérale, la CC est loin de concilier l’aspiration individuelle des travailleurs à l’égalité dans leur différence et leur tendance collective à l’homogénéité, les deux principes qui articulent libéralisme et démocratie et que ne résout pas l’opposition entre l’individualisme libéral et l’action collective, notamment syndicale, dans l’entreprise flexible à l’ère de la mondialisation de l’économie.

Type
Articles
Copyright
Copyright © Canadian Law and Society Association / Association Canadienne Droit et Société 2018 

Introduction

Cet article analyse des enjeux de primauté de droits entre les individus et leur communauté dans les pratiques de citoyenneté des corporations multinationales. Ces dernières décennies, les multinationales ont envahi la sphère publique, y imposant de nouvelles normes et obligeant les collectifs, États compris, à se retirer des espaces démocratiques de la citoyenneté (Crane, Matten et Moon 2008; McIntosh 2015, 2017). Comme l’observe Deneault (Reference Deneault2017), les multinationales sont devenues des autorités souveraines capables de rivaliser avec des États et de générer de nouvelles normes au détriment du bien commun. Elles remettent ainsi en cause l’équilibre entre le libéralisme économique (Hayek 1944, Reference Hayek2008) et la démocratie politique (Aaron Reference Aaron2005, Reference Aaron2013) au cœur des régimes capitalistes de démocratie libérale (Châton Reference Châton2016). Le modèle de citoyenneté dite corporative (CC) qui découle de ce nouvel ordre de la mondialisation repose, en effet, sur l’hégémonie du marché libéral dans lequel des acteurs économiques privés jouent un rôle majeur, parfois au préjudice des acteurs sociaux et étatiques que dénonçait Polanyi (Reference Polanyi1983). Souvent définie en termes de responsabilités discrétionnaires des multinationales, la CC prétend accomplir le bien-être individuel des travailleurs et le développement socio-économique de leur communauté. Dans les milieux du travail des économies développées, le triomphe du libéralisme sur la démocratie se manifeste justement par l’essor de la CC au détriment du modèle décadent de la citoyenneté industrielle (CI) (Coutu et Murray 2010). Dans les économies en développement, ces rapports asymétriques à l’avantage des multinationales se jouent dans le cadre de la contribution de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) au développement des communautés locales (Campbell et Laforce 2016). Toutefois, les multinationales sont loin d’équilibrer les rapports entre les individus et leur communauté. La promesse libérale d’une citoyenneté pour tous est ainsi remise en cause par une lecture politique de la multinationale (Néron Reference Néron2010; Pies, Beckmann et Hielscher 2014) dans laquelle seule une rectification démocratique permettrait de corriger les dérives du néolibéralisme dans le débat contemporain sur l’effectivité de la CC.

L’article soutient que les pratiques corporatives censées garantir la citoyenneté au travail mettent en cause la démocratie libérale, et propose de revenir à ses fondements tels qu’élaborés par John Locke (1690) dans une articulation équilibrée de l’autonomie individuelle et de l’autonomie collective (Constant 1819). L’article vérifiera ainsi si les nouvelles normes, à l’ancrage plus libéral que démocratique, que proposent les multinationales favorisent l’émergence d’un régime de citoyenneté au travail pour tous. À cet égard, nous analyserons les configurations portées par une multinationale dans une économie libérale de marché du Nord et, ailleurs, dans une économie postcoloniale du Sud que rapproche l’ordre libéral de la mondialisation de l’économie. L’objectif de l’article est double. Dans un premier temps, l’article analyse les variations dans les configurations des régimes de citoyenneté au travail dans les deux économies politiques. Nous vérifierons ainsi si l’hégémonie du marché, par l’entremise d’une multinationale saluée comme modèle dans son industrie dans une usine de première transformation au Canada et une mine au Ghana, est de nature à réaliser cette CC pour tous les travailleurs et à garantir la cohésion de leur collectif associatif. Dans un deuxième temps, l’article évaluera comment ces régimes équilibrent les autonomies individuelle et collective des travailleurs dans leur contexte respectif.

L’article est divisé en quatre parties. La première partie rappelle le débat théorique sur la citoyenneté au travail en contexte de démocratie libérale en proposant un retour aux origines. Dans ce débat entre la primauté du libéralisme et de la démocratie, l’origine renvoie à la fois aux situations historiques et institutionnelles par lesquelles les différentes perspectives sur la citoyenneté sont retracées et comprises dans notre article. Alors que le principe institutionnel aidera à comprendre les récits de citoyenneté dans chaque régime en réponse au premier objectif de l’article, le principe de causalité visera à en expliquer les configurations selon le second objectif. La deuxième partie pose la question de l’effectivité de la CC en précisant le contexte méthodologique de la recherche. Les résultats sont présentés dans la troisième partie : une autonomie fragile dans le cas canadien d’économie de marché libéral et une hétéronomie dans le cas ghanéen d’économie postcoloniale. Dans une discussion conclusive sur les conceptions de l’individu et les arrangements institutionnels expliquant l’hégémonie ou sa contestation, la quatrième partie signalera les dangers auxquels fait face la démocratie libérale, par l’entremise de la CC, en contexte de flexibilisation de l’emploi.

La citoyenneté au travail entre libéralisme et démocratie

Eu égard au concept de citoyenneté au travail, l’enjeu de la démocratie libérale, lorsqu’elle est prise entre le libéralisme et la démocratie (Châton Reference Châton2016), consiste à trouver l’équilibre entre l’accomplissement individuel de chaque travailleur et la cohésion de son collectif associatif. Une tradition de pensée, qui remonte à John Locke (1632-1704), associe généralement les droits individuels au libéralisme (par exemple, de Tocqueville) et les droits collectifs à la démocratie (par exemple, Schmitt) (Camus et Storme 2011). Les tenants des libertés économiques s’attachent primordialement au marché avec une méfiance du régime démocratique et des politiques keynésiennes de l’État-providence (p. ex., Hayek 1944, Reference Hayek2008). Les défenseurs des libertés politiques estiment, quant à eux, que la démocratie est toujours garante des libertés civiles (p. ex., Aaron Reference Aaron2005, Reference Aaron2013). En se basant sur John Stuart Mill et de Tocqueville, Rodrik (2016, 54-55) affirme que le libéralisme a précédé la démocratie dans la construction historique de la démocratie libérale en Occident. Il soutient que la démocratie requiert un certain niveau de maturité sociale que seul le libéralisme peut offrir. Selon Mukand et Rodrik (2015), la démocratie libérale est fondée sur les libertés et les droits fondamentaux, notamment les droits de propriété, les droits politiques et surtout les droits civils qui garantissent l’égalité devant la loi et la non-discrimination, favorisant ainsi l’accès aux services sociaux. Ils avancent deux motifs pour en expliquer l’émergence : les divisions entre les élites pour le contrôle du pouvoir, et les luttes entre les élites et la majorité du peuple. C’est pour cette raison, selon Rodrik (Reference Rodrik2016), qu’elle est impossible à réaliser dans les économies en développement dans lesquelles les élites tiennent à conserver leurs droits civils, droits de propriété compris, et où le peuple est divisé par des clivages identitaires basés sur la religion, l’ethnie ou la langue. Il s’agirait, dans le cas de ces économies en développement, de ce que Zakaria (Reference Zakaria1997) appelle illiberal democracy.

De cet antagonisme entre le libéralisme et la démocratie, l’on peut déduire les deux visions qui se disputent, aujourd’hui encore, le cadre de production de la citoyenneté au travail. Il s’agit d’une vision économique déterminée par le libéralisme de marché et d’une vision sociale qui remonte à la démocratie industrielle. La vision sociale vise à réintroduire le collectif dans l’économie ré-encastrée, en proposant une solution de rechange démocratique à la panacée libérale. Son approche institutionnaliste remonte à l’élaboration de la CI et privilégie la démocratie industrielle au détriment du libéralisme économique en ce qu’elle insiste sur les droits collectifs des travailleurs et l’importance de la représentation syndicale. Cette élaboration de la démocratie industrielle remonte aux Webb (1897), pour qui l’enjeu de la citoyenneté au travail consiste à transférer les droits découlant de la démocratie libérale au milieu industriel. Marshall (Reference Marshall1950) suit l’historique de cette citoyenneté à partir des droits civils du XVe siècle jusqu’à la reconnaissance des droits socio-économiques au XXe siècle conférés par l’État-providence, en passant par l’affirmation des droits politiques au XIXe siècle. Pour les Webb, ces droits sont garantis aux travailleurs par la démocratie syndicale dans la négociation collective. C’est le collectif syndical qui protège l’individu au travail par ce que Castel (Reference Castel2009) appelle la propriété sociale – ces garanties associées à la condition salariale et qui font du travailleur un propriétaire de droits, notamment « des droits sociaux [qui sont] congruents avec les droits civils et les droits politiques et permettent un traitement à parité de l’ensemble des citoyens en tant que sujets de droits » (p. 419). Cette vision sociale, que portaient les syndicats dans le cadre de la CI, est aujourd’hui remise en cause par l’essor de la CC (Fudge Reference Fudge2005).

La vision économique prétend que le marché libéral, porté par les multinationales qui en sont les vecteurs, peut accomplir le bien-être de tous les travailleurs. Cette approche économique néoclassique repose sur le marché pour proposer un régime de citoyenneté qui privilégie l’individualisme libéral au détriment de l’homogénéité démocratique dans une individualisation des relations d’emploi. Le parti pris néolibéral de la CC bute ainsi contre un paradoxe inhérent à la nature du libéralisme dans une conception de l’égalité des droits que l’individualisme libéral nie : la nécessité de l’homogénéité dans la démocratie (Mouffe Reference Mouffe1997). Tout en reprenant le legs industriel de l’accomplissement des droits, la CC oppose le principe démocratique de l’autonomie collective des travailleurs, par l’entremise de la délégation et la représentativité syndicales, au principe libéral de l’autonomie individuelle. Mais la CC est-elle possible et effective dans un contexte où l’individualisation des relations d’emploi fragilise l’homogénéité des travailleurs et leur cohésion collective? Lorsque la démocratie se trouve dépourvue face au libéralisme, la CC peut-elle, en lieu et place de la CI, équilibrer l’autonomie de l’individu (son accomplissement) et l’autonomie de sa communauté (sa cohésion)? Tel est le problème plus que la solution de la démocratie dans la vision néolibérale, comme l’écrit Solchany (Reference Solchany2016) et que notre article voudrait appréhender comme le problème de l’individu au travail contre son collectif associatif, notamment syndical.

Pour mieux comprendre cet enjeu contemporain de la citoyenneté au travail entre le libéralisme et la démocratie auquel les multinationales proposent leur nouvelle norme corporative, il est utile de situer la CC par rapport à la CI. Commençons par évoquer les régimes de citoyenneté au travail se revendiquant de l’idéal type de la démocratie libérale aussi bien dans les économies développées du Nord que celles en développement du Sud. Ce rappel aidera à évaluer la capacité des normes corporatives à construire un viable régime de citoyenneté au travail pour tous aujourd’hui, à l’ère de la mondialisation de l’économie. Autrefois, dans les démocraties libérales de marché comme le Canada, l’espace industriel offrait le cadre de production de la citoyenneté au travail (Arthurs Reference Arthurs1967). L’exemplarité du modèle de CI vient de sa réponse à la critique de la société de marché de Polanyi (1983) où la solution contre-hégémonique syndicale a permis aux travailleurs de sortir des ornières du libéralisme économique. Tout en précédant la démocratie, le libéralisme n’a pas empêché la réalisation des idéaux démocratiques des travailleurs canadiens comme des citoyens au travail. Mais, avec la mondialisation de l’économie et les changements dans les lois du travail, le modèle de CI est tombé en désuétude (Arthurs Reference Arthurs, Coutu and Murray2010). Cette dysfonction a ainsi sapé les fondements démocratiques de la citoyenneté au travail et fait passer la CI à une citoyenneté de marché (Crouch Reference Crouch and Wilthagen1998; Fudge Reference Fudge2005).

Dans les économies postcoloniales, comme le Ghana, le libéralisme n’a pas toujours précédé la démocratie dans la construction historique postcoloniale du régime de citoyenneté au travail. Dès l’indépendance du Ghana en 1957, le syndicalisme a occupé une place de choix dans l’infrastructure institutionnelle des relations de travail. The Industrial Relations Act a ainsi promu les droits des travailleurs en leur garantissant une protection sociale (Adu-Amankwah Reference Adu-Amankwah1990). En fait, dès 1945, les organisations syndicales héritées du temps colonial, comme le Ghana Trade Union Congress (TUC), ont structuré la résistance des travailleurs contre l’ordre économique colonial. Ce « monopole syndical » a duré jusqu’en 1966. Les relations se sont compliquées entre le TUC et l’État entre 1969 et 1972 (Essuman-Johnson Reference Essuman-Johnson and Boafo-Arthur2007) et surtout à partir des réformes économiques de 1983, lorsque les programmes d’ajustement structurel (PAS) sont entrés en vigueur et que l’État a pris une posture résolument libérale (Boafo-Arthur 2007). Depuis la mise en place des PAS, on a assisté à la dislocation sociale consécutive à la libéralisation, la privatisation et la dérégulation qui ont limité le rôle social de l’État (Akabzaa Reference Akabzaa2000; Hilson Reference Hilson2004). Le syndicat a lutté pour le retour à la négociation collective et la démocratie constitutionnelle avec l’adoption d’une nouvelle constitution en 1992 qui reconnaît, entre autres droits, la liberté d’adhésion aux syndicats (Konings Reference Konings and PhelanBern2006) et, en 2003, l’adoption d’une nouvelle loi de travail – la Labor Act (651).

Pour explorer les mécanismes qui garantissent l’effectivité de la CC, notamment une cohésion sociale pour tous, notre article tient compte des situations historiques des régimes de citoyenneté au travail. Notre approche privilégie ainsi la construction d’un régime de citoyenneté qui retourne aux conditions institutionnelles sous lesquelles une multinationale peut effectuer la citoyenneté des membres (Jeurissen Reference Jeurissen2004). Ce régime, construit autour d’arrangements institutionnels de représentation du modèle citoyen (Jenson Reference Jenson2001), est fonction du combinatoire de trois dimensions que sont le sujet (qui peut revendiquer le droit d’être citoyen et est reconnu), la substance (la teneur desdits droits) et le domaine (où le droit est reconnu et exercé) (Bosniak Reference Bosniak, Crane and Tushnet2003). L’enjeu de l’effectivité du modèle corporatif de citoyenneté pour tous est double : celui du collectivisme qui recourt au collectif pour garantir la citoyenneté au travail pour tous, ou de l’individualisme par lequel les individus profitent tout seuls du marché pour s’accomplir au détriment de leur collectif. Du point de vue de la démocratie, il s’agit de la construction d’un régime de citoyenneté homogène dans lequel les travailleurs sont égaux en droits comme dans le cadre de la CI. Du point de vue du libéralisme, il s’agit d’un régime de choix individuel, compte tenu de la différence de chaque travailleur, soit le mérite individuel dénué de toute affiliation et identité sociales capables de garantir le statut de l’individu et d’en contrecarrer la décollectivisation. Deux hypothèses sont envisageables : l’une de nature hégémonique selon la logique corporative et l’autre de nature contre-hégémonique selon la logique syndicale. Alors que la logique corporative postule que la multinationale peut générer aujourd’hui la citoyenneté au travail dans un arrangement institutionnel avec le marché, la logique syndicale construit, comme dans le passé, la citoyenneté dans un arrangement entre l’État et les acteurs sociaux.

Méthodologie de recherche

La recherche porte sur la construction du régime de citoyenneté au travail dans une multinationale qui, au moment de la collecte des données en 2007 et 2008 dans le cadre d’une recherche doctorale, possédait une usine de première transformation au Canada et une mine au Ghana (Adanhounme Reference Adanhounme2010). Saluée comme modèle de CC dans son pays d’origine, cette multinationale, avec son code de conduite, propose un modèle de citoyenneté au travail dans une approche durable des affaires. Au cœur de ce modèle corporatif censé garantir la citoyenneté pour tous se trouvent l’engagement social auprès des communautés locales en vue de leur autonomie collective (cohésion sociale et développement socio-économique) et le bien-être individuel des employés en vue de leur autonomie individuelle (accomplissement et bien-être au travail). L’étude des deux cas, dans une perspective constructiviste et interprétative (Miles et Huberman 2003) où les unités d’analyse sont les travailleurs pris individuellement et leur collectif rassemblé en communauté locale ou en association syndicale, est basée sur des entrevues, l’observation de terrain lors des visites et la participation aux assemblées syndicales ou réunions avec les instances traditionnelles (au Ghana) et la consultation de la documentation pertinente (conventions collectives, code de travail, écrits corporatifs et syndicaux), et l’actualité socio-politique du temps de la collecte des données.

Une centaine d’entrevues semi-dirigées et confidentielles de soixante à quatre-vingt-dix minutes chacune, soit trente-neuf au Canada et cinquante-sept au Ghana, ont été réalisées. L’échantillonnage a tenu compte des critères de représentation qui ne sont pas statistiques mais qualitatives. Par exemple, aux femmes et aux étrangers (non originaires du lieu d’implantation du site) se sont ajoutées d’autres figures de la discrimination basées sur le statut d’emploi (permanent ou contractuel), la catégorie ou le rang (cadre ou syndiqué au Canada, col blanc appelé senior ou ouvrier appelé junior au Ghana), l’allégeance syndicale, l’ancienneté et l’unité de production. Dans le cas canadien, l’échantillon est composé de vingt-sept travailleurs (dont huit femmes et dix-neuf hommes, vingt-deux permanents et cinq contractuels, vingt-deux syndiqués et cinq cadres, vingt-quatre de la région et trois provenant d’une autre région); quatre membres de la haute direction tous canadiens; et huit membres de l’exécutif syndical. Au Ghana, il est composé de vingt-neuf travailleurs tous permanents (dont vingt-sept hommes et deux femmes, dix-neuf syndiqués juniors et dix cadres seniors, trois originaires de la région ethnique et vingt-six étrangers); six membres de la haute direction dont trois expatriés; sept membres de l’exécutif syndical local, et quinze acteurs en dehors de l’établissement dont des membres du syndicat national des mines affilié au TUC, des membres de la communauté locale, dont le chef de village et ses sujets, des responsables d’ONG, de l’économie informelle et de la Chambre des mines.

Trois types d’entrevues semi-dirigées ont été réalisés avec les travailleurs, le syndicat et le patronat. Les questions ont porté sur l’engagement des travailleurs à réussir ou non la condition socio-professionnelle de leur citoyenneté avec l’appui des collectifs institutionnels de l’employeur, du syndicat ou de leurs alliés communautaires. Avec les travailleurs, le recours à la méthode de récit de vie s’est imposé comme la meilleure manière de raconter à la première personne et au nom des leurs, leur histoire individuelle de citoyenneté au travail. Ils racontent cette histoire en fonction des fondements de leur bien-être comme les protections, les avantages, les bénéfices. La grille d’entrevue avec les responsables syndicaux aborde des questions qui touchent aux relations de travail, à la structure et l’organisation syndicale, aux possibilités d’offrir une solution de rechange au pouvoir hégémonique corporatif et d’être un contre-pouvoir qui garantisse la citoyenneté des membres. Avec les gestionnaires, il s’agit de passer en revue les fonctions corporatives qui touchent à la citoyenneté, les programmes de responsabilité sociale et de code de conduite, dans leur prétention à accomplir la citoyenneté aussi bien pour les travailleurs que pour la communauté locale. Les entrevues ont ainsi porté sur les facteurs facilitant le bien-être des travailleurs, la nature des relations patronat-syndicat, les pratiques de gestion des ressources humaines, l’évaluation des institutions favorisant la mise en place de ces conditions.

Deux niveaux d’analyse, à savoir l’acteur et le système, ont été retenus : une logique d’acteur qui conduit aux configurations de la citoyenneté au travail et la nature du régime qui s’en dégage de par les arrangements institutionnels conclus. L’analyse des données codifiées a été ainsi subjectiviste et objectiviste. Subjectiviste en ce qu’elle est interprétative et fonction du sens que donnent les travailleurs eux-mêmes à la représentation de leur citoyenneté au travail : ils sont perçus et ou se perçoivent inclus ou exclus dans le régime de citoyenneté. Pour caractériser l’inclusion et l’exclusion, l’analyse est basée sur les trois dimensions institutionnelles que propose Campbell (Reference Campbell2004). Il s’agit de la dimension régulatrice (les règles et lois qui contraignent et régularisent le comportement), la dimension normative (les principes prescriptifs du comportement) et la dimension cognitive (les pratiques culturelles et les perceptions de création de sens). La règle de l’inclusion citoyenne ne suffit donc pas à inclure le travailleur dans le régime. Il y a en plus, d’un côté, les normes qui sont des constructions sociales donc négociables; et de l’autre, la perception qu’ont les individus des règles et des normes et qui relèvent de leur identité, une autre construction sociale. L’inclus est le citoyen, qui non seulement est reconnu en théorie par la règle, mais est perçu et se perçoit comme tel en pratique. Cette perception des logiques d’inclusion et d’exclusion, via les récits de vie, aide à savoir si la règle (le code de travail, la convention collective ou la norme corporative) accomplit la citoyenneté en ce qui concerne l’autonomie individuelle de chaque travailleur. Une inclusion ou une exclusion explicitée par chacun des trois éléments que sont le sujet, la substance et le domaine de citoyenneté et ce qu’en disent les acteurs institutionnels. L’analyse est aussi objective en ce que le contexte d’économie politique s’inscrit dans une perspective institutionnaliste. À ce second niveau de l’analyse en vue de l’évaluation de l’autonomie collective, les informations fournies par les acteurs institutionnels, mais corroborées par les travailleurs eux-mêmes permettent de savoir si les arrangements institutionnels permettent l’enracinement du travailleur dans son collectif associatif ou dans la multinationale. Ces supports institutionnels, selon une logique d’intégration au marché ou une logique d’emploi ou de carrière, expliquent les différences entre les configurations de la citoyenneté au travail.

La citoyenneté au travail dans l’usine canadienne

La citoyenneté au travail dans cette « usine qui a atteint sa durée de vie utile », selon la direction, est marquée par l’annonce de sa fermeture prévue en 2015 et l’entrée des travailleurs contractuels dès 2006. Ce changement va chambouler l’homogénéité des travailleurs et menacer le développement économique d’une localité où l’usine est le quatrième employeur. L’histoire de cette usine de 330 travailleurs, la toute première de son industrie au Canada, qui dût son essor à l’énergie au tout début du XXe siècle, est liée à celle de la ville qui l’abrite depuis 1900. Malgré les ressources du syndicat considéré comme « un laboratoire des relations patronales et syndicales » du fait de son fort engagement partenarial, sa proposition pour sauver l’usine de la fermeture ne put sauvegarder l’homogénéité de la citoyenneté de tous les travailleurs. La solution qui consistait à faire entrer une main d’œuvre sous-traitante pour maintenir la production et éviter une fermeture anticipée est devenue le problème, du fait de l’entrée d’une seconde classe de travailleurs. Alors qu’avant le partenariat, la lutte pour les droits civils au travail était à l’origine des conflits (horaires de travail, code de discipline et décentralisation de la négociation), après le partenariat qui fit entrer les contractuels régis par une deuxième convention, les dissensions porteront sur les écarts dans les traitements liés aux droits sociaux (disparités salariales et avantages sociaux). Un cadre explique que « le problème du syndicat c’est de représenter deux entités dont l’une est bien inférieure à l’autre en termes de salaires et d’avantages », même si le syndicat dit avoir syndiqué les contractuels « pour qu’ils soient le moins exploités possible ».

On distingue deux groupes de citoyens sur le continuum des variations dans le régime qui va des plus exclus au plus inclus. À la première extrémité regroupant les exclus se retrouvent les contractuels, la plupart à la production et quelques-uns à la coulée. Ils se décrivent comme des jeunes sans emploi ou des travailleurs des PME recrutés par une agence de placement qui « fait de l’argent sur leur dos et qu’il ne faut pas accuser l’usine ». Agents libres, puisque déracinés et sans support institutionnel autre que le marché, ces contractuels n’ont de compétence que sur ce marché avec lequel ils ont un contrat individuel temporaire basé sur leur employabilité. Génération de la sous-traitance, comme les permanents les appellent, ils sont victimes de leur propre convention collective qui encadre l’exclusion qu’elle prétend combattre. Mais, pour l’exécutif syndical qui a négocié cette convention, « on en parle comme d’un problème, mais c’est peut-être la solution parce qu’au-delà de la question de la sous-traitance, c’est une façon d’éviter la fermeture de l’usine ». Ce même exécutif, qui couvre les deux différentes accréditations des permanents de l’usine et des contractuels de l’agence de placement, parle de mariage de raison. Il s’est engagé devant l’employeur des permanents qui est le donneur d’ouvrage des contractuels « à ne pas déposer des plaintes contre l’article 39 et 40 du code de travail qui régule ces questions ». En clair, c’est au nom de la règle (convention collective et code de travail) que les contractuels sont exclus. Une règle qui structure comme citoyens de deuxième zone des exclus qui en sont conscients et que le principe de l’ancienneté syndicale n’explique pas. L’impossibilité de recourir à la grève dénie aux contractuels les droits politiques de représentation. Au cœur de leur discrimination est la comparaison des droits sociaux. Cette disparité de traitement entre les travailleurs de différents employeurs, l’un sous-traitant l’autre, mais dont les membres occupent le même emploi dans les mêmes conditions de travail, est systématisée dans des normes et des règles qui font passer les contractuels toujours après les permanents.

A l’autre extrémité du continuum se trouvent les inclus. Les plus satisfaits sont quatre groupes de travailleurs et de cadres marqués par un enracinement, régional pour les uns (les citoyens industriels et les citoyens du terroir) et corporatif pour les autres (les carriéristes cosmopolites et les citoyens corporatifs), et différentes logiques d’intégration. Les citoyens industriels sont animés par une logique collective autour du syndicat, les citoyens du terroir par une logique déterminée par l’emploi, et comprennent des cadres. Les carriéristes cosmopolites sont animés par une logique individualiste de carrière qui les rattache à la multinationale qu’ils sont prêts à servir partout dans le monde, et les citoyens corporatifs par une logique d’emploi qui explique leur fort sentiment d’appartenance à la multinationale.

Les citoyens industriels rappellent le modèle marshallien de la CI dont ils sont les derniers témoins et que menace le modèle corporatif qu’ils critiquent. La capacité critique de l’exécutif syndical consiste à veiller aux acquis des longues luttes du temps où les travailleurs étaient exclus des instances de décision. Ils représentent la génération des travailleurs qui ont fait les grèves. Aussi, à leur actif, les droits sociaux et civils gagnés à la fin du dernier conflit de travail en 1987. Ils n’ont pas de sentiment d’appartenance corporative mais plutôt de reconnaissance syndicale. Les cadres du terroir dont l’un dit qu’il « appartient à sa région d’abord parce qu’il est plus pro-syndical que pro-patronal » se décrivent comme des gestionnaires fonctionnels. Ils critiquent la décision de fermeture de l’usine qui mettra à mal l’économie régionale et le développement local. Les droits reliés à leur citoyenneté ne posent aucun problème puisqu’ils sont satisfaits de leur traitement. Mais ce n’est pas l’appât du gain qui fera d’eux des carriéristes comme leurs collègues cadres dont ils disent « qu’ils gèrent leur carrière plutôt que le bon sens ». Ces carriéristes cosmopolites sont de deux ordres : la direction de l’usine et de jeunes cadres ambitieux qui privilégient leur promotion individuelle. Ce n’est pas tant le modèle de CC dont ils sont pourtant les chantres que leur propre carrière liée aux vicissitudes du marché qui caractérise ces cadres. Ils sont cosmopolites en ce que leur citoyenneté s’enracine dans un marché global qu’ils sont prêts à servir partout où les poussera leur désir d’accomplissement individuel. Un travailleur trouve qu’ils ont plus à cœur l’usine que « leurs supérieurs qui n’ont pas de sentiment d’appartenance corporative, mais le sentiment de faire leur affaire, leur carrière ». Les avantages découlant de cette citoyenneté sont toutefois limités à la durée aléatoire du contrat individuel. Partageant aussi l’idéal corporatif, les citoyens corporatifs sont des travailleurs permanents reconnaissants à la multinationale dont ils font l’apologie. Leur reconnaissance à la multinationale n’est pas un désaveu du syndicat. Mais à la différence des citoyens industriels, ils n’ont pas connu les conflits. Ils sont tous entrés dans l’usine pendant la période de partenariat. « La compagnie m’a tout donné », dit-l’un. Ils comptent sur la multinationale pour leur relocalisation après la fermeture de l’usine.

À côté des satisfaits se trouvent des femmes permanentes et des superviseurs de plancher dont l’inclusion est menacée par un sentiment de rejet – d’exclusion, sur la base de leur différence; différence d’être les premières femmes ou les superviseurs dans un milieu tourné vers l’autonomie des travailleurs. Cette discrimination sociale porte atteinte à l’affirmation de leurs droits civils. Considérées comme « des menaces pour le travail des hommes » et sans appui ni de la compagnie ni du syndicat, ces femmes se disent avoir été victimes « du harcèlement et de la discrimination des hommes qui les chialaient ». Quant aux superviseurs qui ont perdu leur pouvoir à la suite de l’introduction de l’autonomie des équipes de travail en 1992, les travailleurs leur reprochent d’enfreindre leurs droits civils en mettant à mal la confiance et l’harmonie dans l’usine (Tableau 1).

Tableau 1 Logiques d’inclusion et d’exclusion dans l’usine canadienne

On distingue deux types d’arrangements institutionnels en réponse à la proposition corporative de citoyenneté. Ce sont une co-hégémonie dans l’esprit de la cogestion et une contre-hégémonie qui charrie la contestation des victimes de l’exclusion. Il y a deux variations dans le régime qu’illustrent ces arrangements. Il y a, d’un côté, une citoyenneté de survivance salariale pour les permanents, dont les citoyens industriels sont le modèle et qui correspond à l’arrangement co-hégémonique. De l’autre, une citoyenneté de précarité aléatoire qui caractérise les contractuels et qui repose sur un arrangement contre-hégémonique. Salariat et précariat sont ainsi les deux conditions opposées qui portent l’une et l’autre variations, et qui donnent lieu à la lutte dans la classe et non de la classe (ouvrière).

Structurant l’entente en vue de la bonne marche de l’usine jusqu’à sa fermeture, la co-hégémonie est portée par l’exécutif syndical qui représente les travailleurs et la direction. Cette régulation conjointe par le haut ne fait pas toutefois l’affaire de tous les représentés – les intérêts des contractuels et ceux de la maison mère de la multinationale. Cette hégémonie n’est cependant pas corporative; elle est la résultante d’un partenariat où le syndicat a un réel pouvoir de négociation et de prise de décision. Cet arrangement s’est fait dans l’esprit d’un syndicalisme d’affaire où « l’on essaie de maintenir les acquis et protéger les emplois le plus longtemps possible », note un responsable syndical. Toutefois, la contre-hégémonie qu’elle suscite n’est pas une solution mais une contestation. Il s’agit d’une récrimination contre la précarité des contractuels et le rejet de certains superviseurs. La solution de rechange au précariat cherche plutôt ses moyens dans l’identification aux citoyens industriels et corporatifs satisfaits. Ce que les contractuels reprochent aux permanents, dit un responsable syndical, « c’est d’être comme nous, c’est-à-dire être reconnus par le même employeur et être payés et traités aux mêmes conditions ». Or, l’enjeu de la sous-traitance vise à ne pas reconnaître les contractuels comme des travailleurs de l’usine. Ce qui unit paradoxalement tous les exclus, c’est le marché, seul support institutionnel duquel ils tiennent leur raison d’être, et qui étouffe aussi toute velléité de contestation. Par la contre-hégémonie, c’est le marché qui s’oppose, par l’interposition des exclus, à la co-hégémonie partenariale sans pour autant offrir aux exclus les moyens de leur émancipation. La reformulation des enjeux que demandent les exclus dépend de la question de la fermeture dont la réponse, elle, dépend du marché (concurrence et avantage concurrentiel de l’usine). Une force du marché que les acteurs co-hégémoniques reconnaissent : la direction de l’usine pour une raison économique et l’exécutif syndical dans sa souscription à un syndicalisme d’affaire (Tableau 2).

Tableau 2 Arrangements institutionnels dans l’usine canadienne

La citoyenneté au travail dans l’établissement ghanéen

Avant de passer aux mains de la multinationale nord-américaine en 1982 et en joint-venture avec l’État ghanéen, l’établissement, situé dans l’ouest du pays, a été créé dix-sept ans avant les indépendances en 1957 à des fins coloniales de production minière. Dès son acquisition à la faveur des PAS, la multinationale majoritaire, avec 80 pour cent des actions, imprime sa marque en réduisant de plus du tiers l’effectif des employés passé de 550 à 340 – avec cinquante-six cadres (seniors) et 284 travailleurs (juniors) dont 85 pour cent d’illettrés. Cinq seniors et une soixantaine de juniors proviennent des communautés environnantes – tout le reste étant des « étrangers » venus des régions surtout septentrionales du pays. Quelque soixante-dix travailleurs temporaires et saisonniers sont des contractuels locaux relevant des sous-traitants qui sont des entrepreneurs locaux. Outre l’origine ethnique, le statut (junior, senior, contractuel) et la catégorie (sur une échelle de un à dix pour les juniors) sont essentiels à la compréhension des configurations de la citoyenneté. L’exécutif syndical local est élu par les juniors, mais c’est le syndicat national des mineurs (TUC) qui coordonne les négociations collectives de branche et qui en détient l’unité d’accréditation. L’établissement est dirigé par un « managing director » assisté de deux autres expatriés et de collaborateurs ghanéens. La direction a procédé à quatre changements majeurs visant l’organisation du travail : (1) la sous-traitance des services à la production (débroussaillage), l’entretien (construction) et la sécurité, (2) le changement de l’horaire de travail qui est passé de deux à trois équipes de huit heures six jours par semaine, (3) la réduction des heures supplémentaires et (4) la flexibilité permettant de déplacer les travailleurs dans les huit départements. Ces changements ont été initiés sans la consultation du syndicat local et sont opposés à la convention collective en cours.

Deux territoires, incrustés l’un dans l’autre, se disputent les enjeux de citoyenneté : l’établissement et les travailleurs d’une part, et la communauté locale et les villageois d’autre part. Pour en affirmer l’interdépendance, le chef de village pense que « if the company collapses, the community will collapse also, the town and people they employ will go away and our village won’t be the same again ». Pourtant, l’établissement est séparé de la communauté, protégé par des barricades et gardé à l’entrée par des gardes de sécurité contre des villageois qui pourraient s’y immiscer et que certains cadres qualifient de « hooligans ». La communauté locale, répondant à une légitimité traditionnelle ancestrale, s’étend sur un village qui côtoie l’assemblée de district qui, elle, est une conglomération de cinq villages selon le découpage administratif du Ghana indépendant. Dans le collimateur de la communauté locale se trouvent les travailleurs provenant d’autres régions et vivant en autarcie. La direction cherchera à rééquilibrer la distribution des ressources entre les travailleurs et les communautés environnantes à l’avantage de ces dernières. Pour ce faire, outre la sous-traitance qui permet aux entrepreneurs locaux, dont le chef de village, d’offrir de l’emploi aux locaux, la direction a initié dans le cadre de la RSE ce qu’elle appelle « the community development effort » (CDE). Le CDE est issu d’un accord tripartite entre la multinationale (représentée par la direction locale), l’État ghanéen (représenté par l’assemblée de district) et la société civile (représentée par une ONG hollandaise). La multinationale a injecté 300 000 dollars pour soutenir le développement de tout le district autour de quatre projets qui visent la qualité de l’eau et l’assainissement, l’éducation, la santé et le financement des activités économiques. Le CDE, avec la convention collective, « the collective bargaining agreement » (CBA) à laquelle il s’oppose, vont ainsi déterminer la configuration de la citoyenneté au travail.

On distingue, ici aussi, deux groupes de citoyens. Le groupe de l’exclusion regroupe les assistés de la communauté, en fait des sans-droit bénéficiant des faveurs aléatoires du CDE, et les contractuels. Le groupe des inclus comprend des ayants-droit couverts notamment par le CBA mais dont le degré de satisfaction est fonction du domaine d’enracinement. Les exclus, à la quête d’une intégration, sont régis par les normes philanthropiques et discrétionnaires du CDE. Ce sont les contractuels, sous l’autorité des entrepreneurs locaux, qui sont des donneurs d’ouvrage et les membres des communautés environnantes qui sont invités dans l’arène de la citoyenneté au travail à la faveur des projets philanthropiques de la RSE. Sans règle claire, les contractuels qui ne sont pas couverts par des conventions collectives sont à la merci des entrepreneurs qui sont des partenaires locaux de l’établissement. Les villageois reprochent aux travailleurs qu’ils considèrent comme des « strangers who are not citizens from our village » de voler leur travail, et protestent contre la multinationale au motif que « the workers are benefiting from the company more than we the community ». Ils s’opposent aussi à l’assemblée de district, qui doit partager avec eux les bénéfices et réclament « la part du lion » dans la répartition des projets liés à la CDE. Quant aux contractuels, qui sont des temporaires ne travaillant pas plus de six mois par année et les saisonniers qui ne travaillent pas plus de trois mois, ils relèvent des entrepreneurs qui, eux-mêmes, sont soumis à la direction des ressources humaines de l’établissement. L’idée patronale de donner des contrats aux locaux n’a toutefois pas rencontré l’assentiment syndical. Elle a été suggérée, selon un senior, par la Chambre des mines (qui) « has instructed the mining company to award contract to the local community chiefs to silence them ».

À l’autre bout du continuum se trouvent les inclus, qu’on peut classer, selon le statut, en deux groupes : le groupe des juniors et le groupe des seniors. Les juniors inclus se distinguent par l’enracinement et la logique d’intégration. Il s’agit, en premier lieu, de juniors assujettis au CBA et répondant à une logique clanique et qui sont des contestataires collectifs autour du syndicat, tous insatisfaits de leur condition de travail. En second lieu, il s’agit de citoyens « industriels » qui regroupent des juniors qui se disent satisfaits. Les contestataires imputent la raison de leur insatisfaction à la maigreur du revenu insuffisant pour couvrir leurs besoins. Outre les avantages sociaux, notamment la gratuité des logements et des soins médicaux, et la scolarité des enfants jusqu’à l’université, les juniors perçoivent mensuellement 120 dollars américains net contre environ 800 et 1 500 dollars pour les seniors. Ils sont amers à cause du manque de moyens pour réaliser leurs projets de vie, au premier rang desquels la construction d’une maison dans leur village d’origine. De tous les droits, les droits politiques sont les moins problématiques chez eux, parce qu’ils sont actifs et collectivement engagés auprès du syndicat pour revendiquer leurs droits sociaux et civils contestés. Ils participent aux « mass meetings » pour discuter de leurs conditions de travail dans le « compound », le lieu de leur enracinement clanique. Pour les satisfaits des juniors que sont les citoyens « industriels », ils pensent, toute proportion gardée, avoir réussi leur modèle de CI. Leur motif de satisfaction tient à deux réussites : la garantie que leurs enfants auront une meilleure vie que la leur du fait des bourses d’étude universitaire, et la construction d’une maison dans leur village d’origine pour y passer la fin de leur vie une fois qu’ils auront quitté le compound. Leur statut est des plus élevés de leur rang, huit en moyenne, quoique de moindre instruction scolaire mais formés sur le tas.

Les seniors inclus se distinguent aussi par l’appréhension de leur degré de satisfaction. Ce sont, d’un côté, de jeunes cadres ambitieux à la logique marchande enracinés nulle part et qui sont des transitaires individualistes; et de l’autre, des cadres satisfaits à la logique nationale, enracinés dans la mine et qui sont des citoyens corporatifs. Les transitaires individualistes sont pour la plupart des ingénieurs et des comptables plus ou moins satisfaits dont les familles habitent dans les grandes villes du pays et qu’ils rejoignent chaque fin de semaine. Ce déracinement local s’explique par une logique carriériste et marchande; ils se définissent comme des membres d’une « vibrant and larger international company ». Mieux logés que les individualistes, les citoyens corporatifs sont des seniors dont la satisfaction est fonction de leur intégration au système corporatif. Les uns sont considérés comme des anciens juniors favorisés que la compagnie a fait étudier pour accéder à des postes de responsabilité alors que les autres sont des seniors assimilés à la direction expatriée dont ils défendent la cause et les manières. Enracinés dans la mine qui, selon eux, appartient à l’État ghanéen, ces cadres venus d’une autre région ethnique se sentent chez eux et se sont acculturés à la communauté locale. La multinationale est vue et utilisée comme un instrument qui permet cette identification, d’où la logique d’emploi qui les caractérise. Ils vivent tous dans les bungalows, séparés non seulement de la communauté locale mais aussi du compound des juniors, et se réjouissent de leurs droits et avantages sociaux.

Au milieu, entre exclus et inclus, se trouve une catégorie régie par la contestation de l’ordre formel. Ces contestés, des cadres qui se sentent exclus, sont, d’un côté, les managers expatriés qui « ne comprennent pas » la culture locale et de l’autre, dans un contexte de stratification sociale où le statut confère une grande place, des seniors frustrés qui se plaignent d’avoir perdu leur statut et qui « ne sont pas compris ». Alors que les managers expatriés reprochent à la multinationale les mesures liées à la restructuration de l’emploi qui ne tiennent pas compte des enjeux locaux, les cadres frustrés accusent la direction locale de ne pas les favoriser comme des juniors citoyens corporatifs et critiquent la discrimination et le manque de transparence dans l’allocation des avantages sociaux (Tableau 3).

Tableau 3 Logiques d’inclusion et d’exclusion dans l’établissement ghanéen

CDE : community development effort; RSE : responsabilité sociale des entreprises.

Deux arrangements institutionnels, hégémonique et contre-hégémonique, aident à mieux comprendre les logiques d’inclusion ou d’exclusion autour de la compagnie et du syndicat. Dans un cas, la multinationale, avec l’appui de la Chambre des mines, et l’État avec ses politiques libérales, produisent une rhétorique de la CC selon les préceptes du libéralisme qui encadre ses choix et détermine ses pratiques. Mais ce discours hégémonique qui se nourrit de ce que la multinationale a appelé les projets de développement durable et que la direction locale a traduit dans le CDE, est déconnecté de la réalité locale dans la mesure où les politiques corporatives ne respectent pas l’esprit de collaboration, comme en témoigne le style de gestion de la direction expatriée. Celle-ci se plaint de ne pas être écoutée, même pas de la maison-mère qui ne lui donne pas les moyens pour gérer l’établissement. Elle pourfend ce qu’elle appelle l’hypocrisie du code de conduite corporative. Mais elle détient toutefois le pouvoir matériel et dispose des ressources. Ainsi, la direction dépossède les uns (les travailleurs) à l’avantage des autres (la communauté), choisit ses partenaires en discriminant les uns contre les autres, préférant certains juniors à certains seniors, le syndicat national au syndicat local, l’assemblée de district à la communauté locale; bref en pratiquant « la politique de diviser pour régner ».

Dans l’autre cas, le syndicat local essaie de contenir les visées libérales corporatives. Il propose une solution contre-hégémonique selon les préceptes de la démocratie syndicale en s’en tenant au CBA et au code du travail. Il s’oppose ainsi à la réorganisation du travail, notamment la flexibilité, et conteste le CDE, auquel il n’a pas été associé. Outre les « mass meetings » au compound, le syndicat procède par le « slow motion », un genre de désobéissance civile qui est une protestation déguisée. Dans l’impossibilité de déclencher une grève que la loi ne permet pas, leur mobilisation dans les « mass meetings » permet de faire plier la direction et de faire vivre la démocratie syndicale jusqu’à un certain point (Tableau 4).

Tableau 4 Arrangements institutionnels dans l’établissement ghanéen

CBA = collective bargaining agreement.

Un régime corporatif de fragile autonomie au Canada et d’hétéronomie au Ghana

Avant de discuter des résultats de nos deux études de cas à l’aune des fondements de la démocratie libérale, il nous faut d’abord revenir au débat sur la volonté des acteurs privés (la multinationale) d’accomplir la citoyenneté au travail en lieu et place des acteurs sociaux et associatifs. Aux fondements de la démocratie libérale dont l’élaboration théorique remonte à Locke, a-t-on défendu, se trouve le principe citoyen de l’égalité de tous dans la différence de chacun. Il y a, d’un côté, la dimension individualiste libérale selon laquelle la démocratie est un moyen au service des libertés individuelles et, de l’autre, la dimension collectiviste républicaine qui insiste sur l’action collective. Dans les milieux du travail, l’enjeu consiste à articuler le libéralisme et la démocratie en conciliant l’aspiration individuelle des travailleurs à l’égalité dans leur différence et leur tendance collective à l’homogénéité. Ce problème de la démocratie libérale, entre l’antériorité du libéralisme économique sur la démocratie politique (Châton Reference Châton2016; Solchany Reference Solchany2016), est aussi celui de l’individu contre sa communauté dans les pratiques de CC (Sison Reference Sison2011). Ce rappel théorique aide à comprendre les enjeux de la CC, entre la primauté des libertés des individus ou de celles de leur communauté tel qu’il en ressort des configurations observées.

Les résultats montrent un désenchantement du modèle de démocratie libérale dans les deux études de cas. La multinationale n’est pas parvenue, au moyen de ses pratiques de citoyenneté au travail, à équilibrer les deux autonomies individuelle et collective, tout comme les syndicats n’ont pas réussi à proposer une solution acceptable pour tous. Des logiques ambivalentes, individuelles ou collectives, d’emploi local ou de carrière internationale, tout comme les enracinements territoriaux ou corporatifs opposés, structurent les configurations observées. Dans les deux cas, les continuums de l’exclusion à l’inclusion ne s’inscrivent pas dans une suite linéaire de déficit des droits civils et politiques qui expliquerait la perte de propriété sociale ou le déficit en droits socioéconomiques comme l’aurait anticipé la chronologie marshallienne de la CI.

La logique corporative s’appuie au Canada sur le syndicat en contexte de partenariat pour proposer un modèle co-hégémonique de cogestion, et au Ghana sur les communautés locales, par l’entremise du CDE, pour exclure le syndicat. Dans le cas canadien, l’autonomie individuelle est tributaire du statut de l’emploi et est fragmentée par la discrimination entre permanents et contractuels, alors que l’autonomie collective, en contexte de désintégration des collectifs, conduit à un désengagement syndical qui fragilise l’homogénéité ouvrière. À cet égard, Aron a raison de prédire qu’aucun régime politique et social n’est viable si un minimum de sécurité n’est assuré au citoyen, la sécurité première qu’il appelle la sécurité du travail (1941, 517) et la proclamation de droits sociaux qu’il appelle les libertés sociales garanties par l’État (2013, 13). Par contre, dans le cas ghanéen, nous assistons à un genre de collectivisme (clanique) que dénonçait Hayek du fait de l’abandon, selon lui, de l’individualisme et de la « liberté économique sans laquelle la liberté personnelle et politique n’a jamais existé » (1944, 17). Alors que l’autonomie individuelle y est impossible à réaliser, l’autonomie collective faussement achevée conduit à une hétéronomie – le régime de citoyenneté au travail ne tire pas son existence de lui-même mais d’un autre – un CBA négocié par le syndicat national et une CDE auquel le syndicat local n’est pas associé. Dans les deux études de cas, alors qu’une coordination hégémonique justifiée par le libéralisme économique impose des normes corporatives discrétionnaires de l’inclusion, une réaction contre-hégémonique se revendiquant de la démocratie syndicale essaie sans succès de réintroduire les laissés pour compte dans le giron de la citoyenneté au travail en se basant sur les codes de travail et les conventions collectives. Deux constats méritent d’être discutés en lien avec la question de l’équilibre des autonomies individuelle et collective nécessaires à la démocratie libérale. Le premier constat porte sur les conceptions anthropologiques de l’individu qui expliquent les logiques d’inclusion ou d’exclusion, et le second sur les politiques d’arrangement institutionnel qui expliquent l’hégémonie ou sa contestation (Tableau 5).

Tableau 5 L’équilibre des autonomies individuelle et collective dans les deux cas

CBA : collective bargaining agreement; CDE : community development effort.

Il y a deux constructions anthropologiques de l’individu dans les deux études de cas, même si, dans le cas ghanéen, l’individu au travail dont la multinationale veut réaliser l’autonomie (l’accomplissement) est d’un autre type socioculturel, plutôt ethnique. Suivant la distinction entre salariat et précariat que traduisent les statuts d’emploi entre permanents et contractuels au Canada, et entre satisfaits et insatisfaits au Ghana, on distingue deux idéaux-types d’individus-citoyens, les uns plus citoyens que les autres. Alors que les conditions du salariat et du précariat déterminent l’accomplissement de l’individu au travail au Canada, ce sont les conditions exogènes de satisfaction qui témoignent de l’accomplissement individuel au Ghana. Au Canada, les permanents sont un groupe homogène de travailleurs, les plus anciens, avec encore des protections sociales alors que, sous le précariat, les contractuels sont un groupe hétérogène de travailleurs, les plus jeunes, plus ou moins sans protection, et dont l’autonomie dépend d’un marché qui les oriente et les désoriente à la fois. Les contractuels sont des déracinés qui n’ont de support que dans un marché aléatoire et n’ont d’enracinement ni dans l’usine, encore moins dans la communauté, et pour lesquels la propriété sociale n’est plus garantie. Au Ghana, la direction prône une approche singulière et exclusive de la personne humaine qui est différente de celle que proposent les employés eux-mêmes, plutôt plurielle et inclusive de l’être africain social relationnel. L’homogénéité des juniors, qu’ils soient des contestataires collectifs ou des citoyens industriels, et l’hétérogénéité des seniors, qu’ils soient des transitaires individualistes ou des citoyens corporatifs, traduisent en fait ces deux conceptions de l’individu. Les membres du premier groupe sont unis autour du syndicat, qu’ils soient satisfaits ou non. Leur opposition aux perspectives individualistes de la direction, comme la flexibilisation de l’emploi et la promotion au mérite, montre que chaque travailleur junior n’existe que dans sa relation aux autres. Par contre, l’hétérogénéité des cadres seniors s’explique par les intérêts individuels et les ressources de pouvoir en jeu : les uns se définissent contre les autres; les managers et collaborateurs de la direction contre le reste, et vice-versa, du fait des mérites individualisés. Dans les deux études de cas, le libéralisme ne favorise pas l’aspiration individuelle de tous les travailleurs à l’égalité, si ce n’est qu’il oppose les uns aux autres.

Le deuxième constat touche aux arrangements institutionnels pouvant garantir l’autonomie collective à tous. Alors que dans le cadre de la CI, c’est la propriété sociale qui crée la communauté, dans la CC, c’est la communauté occasionnelle comme collectif aléatoire qui crée l’emploi flexible. La conception du collectif en-deçà de la géographie économique et de son histoire de développement régional au Canada est celle d’une économie désencastrée selon laquelle la communauté doit être au service de l’économie, s’établissant là où l’emploi existe comme en témoignent les contractuels qui suivent le marché. Plus encore au Ghana, les limites de la collectivité ne sont pas évidentes aussi bien dans sa géographie, entre les barrières séparant l’établissement et le village, et le village de l’assemblée de district, que dans son histoire politique dans la reconnaissance et l’égalité de tous les citoyens divisés par des clivages ethniques. Il s’est produit, dans le cas canadien, une décollectivisation de l’autonomie par l’effondrement du socle collectif syndical. L’affiliation plus ou moins forcée des contractuels au syndicat des permanents montre que l’enjeu des regroupements collectifs reste tributaire des intérêts corporatifs. Les deux accréditations syndicales avec les deux conventions pour les travailleurs, l’une marquée par les règles de l’inclusion et l’autre essayant de déjouer celles de l’exclusion, prouvent que la démocratie syndicale ne protège plus équitablement tous les travailleurs. Au Ghana, c’est aussi deux mondes potentiellement conflictuels qui se côtoient : les seniors et les juniors dans l’établissement, et en dehors, dans le village, les villageois sans-emploi qui veulent vandaliser l’établissement et ceux qui travaillent comme contractuels et temporaires et, dans l’assemblée de district, le village d’implantation de l’établissement et les autres villages. L’autonomie collective dans chacune de ces situations est partielle et se fait au détriment d’un groupe qui se sent spolié de ses prérogatives. En fait, il y a deux conceptions irréconciliables de la communauté entre tradition et modernité, deux juridictions, l’une ancestrale et l’autre administrative, que corrobore la revendication des droits politiques de ceux à qui reviendrait la part du lion. Dans les deux études de cas, la communauté n’agit donc pas comme ce collectif protecteur de l’emploi de tous et c’est cela qui explique la décollectivisation de l’autonomie dans le cas canadien et l’hétéronomie dans le cas ghanéen. Cela produit, dans les deux cas, un désenchantement de la démocratie libérale que la promesse corporative de citoyenneté, pour chacun et pour tous, a du mal à réaliser.

Conclusion

Cet article a évalué les fondements de la démocratie libérale au crible de la proposition corporative de la citoyenneté au travail par laquelle les multinationales s’engagent à équilibrer les autonomies individuelle et collective des travailleurs comme le réalisait autrefois le modèle de la CI en contexte de démocratie industrielle (Webbs 1897, Marshall 1963, Arthurs Reference Arthurs1967). Nos hypothèses ont postulé une logique corporative de coordination institutionnelle portée par les acteurs économiques autour de la multinationale et du marché libéral d’une part, et de l’autre, une logique syndicale revendiquée par les acteurs sociaux et étatiques avec les associations syndicales. La première, hégémonique, est censée garantir la citoyenneté à tous à partir d’une visée libérale et la seconde, contre-hégémonique, à partir d’une visée démocratique, est supposée réintroduire les exclus dans le giron de la citoyenneté. Au Canada, les deux variantes du régime, une survivance salariale et une précarité aléatoire, ont donné lieu à la constitution d’un régime d’inégalité structurelle qui institutionnalise le principe de deux poids deux mesures au sein d’une même usine. En établissant deux classes de citoyens en lieu et place d’une seule, le marché a structuré l’inégalité et a fait voler aux éclats l’homogénéité de la classe ouvrière de la CI. Les logiques corporative et syndicale ne garantissent pas la citoyenneté pour tous, et l’institutionnalisation du précariat fragilise les fondements de la démocratie libérale. Au Ghana, le régime de l’hétéronomie que produit la proposition corporative de citoyenneté repose sur une dynamique d’instrumentalisation de l’autre qui reproduit la politique coloniale du développement séparé entre le compound et le village, rendant impossible la démocratie libérale (Mukand et Rodrik 2015). Aux uns, la multinationale propose une citoyenneté dont les acteurs peuvent négocier et contester la norme, et aux autres, elle impose un projet discrétionnaire d’assistance sociale dans le cadre de la CDE. Cette citoyenneté clanique est une survivance de la citoyenneté coloniale qui différenciait les évolués des indigènes, accordant aux uns des privilèges déniés aux autres; en cela, elle illustre la critique de illiberal democracy dans les économies en développement (Zakaria Reference Zakaria1997).

La règle ne suffit plus à garantir l’inclusion de tous (Gaventa et Tandon 2010), et ce sont les fondements mêmes de la démocratie libérale qui se trouvent ébranlés par le modèle marchand de la CC à l’ère de la mondialisation de l’économie. Si l’on n’y prend pas garde, ces dérives néolibérales pourraient donner raison, à tort bien sûr, à l’antilibéralisme d’un Carl Schmitt (par exemple, Schmitt, 1985) expliqué par la recherche effrénée des intérêts individuels et le retour du Léviathan hobbesien de la condition de guerre des employeurs contre les employés. Dans ce cas, aurait-on tort de traiter les multinationales comme des Léviathans qui retourneraient les citoyens à l’état de nature au lieu de les introduire dans la citoyenneté sociale (Chandler et Mazlish 2005)? En tout cas, elles favorisent tout le contraire de la recherche de l’équilibre des pouvoirs essentiel à l’accomplissement des autonomies individuelle et collective de Locke, qui prévoyait la soumission de l’individu au collectif, l’État libéral, pour en préserver la citoyenneté. La démocratie libérale peut encore sauver nos modèles, même corporatifs, de citoyenneté au travail, à la condition que les acteurs équilibrent démocratie et libéralisme, droits collectifs et droits individuels, à travers des arrangements institutionnels inclusifs et ouverts à tous.

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Figure 0

Tableau 1 Logiques d’inclusion et d’exclusion dans l’usine canadienne

Figure 1

Tableau 2 Arrangements institutionnels dans l’usine canadienne

Figure 2

Tableau 3 Logiques d’inclusion et d’exclusion dans l’établissement ghanéen

Figure 3

Tableau 4 Arrangements institutionnels dans l’établissement ghanéen

Figure 4

Tableau 5 L’équilibre des autonomies individuelle et collective dans les deux cas