Introduction
Dans le cadre de sa recherche sur la façon dont les différentes techniques cinématographiques sont ancrées dans les valeurs et les visions du monde, le théoricien du cinéma André Bazin écrit que « la caméra ne peut tout voir à la fois, mais, ce qu’elle choisit de voir, elle s’efforce du moins de n’en rien perdreFootnote 1 ». De même, il ne saurait y avoir une analyse exhaustive de la complexité avec laquelle les êtres humains négocient les relations de pouvoir, tant aux plans psychique que matériel et social, ainsi que dans leurs engagements communs et leurs attentes personnelles, un ensemble que nous appelons le droit. Dans cet article, nous proposons quatre de ces techniques qui fonctionnent comme des métaphores fondées sur le vocabulaire et les concepts des études cinématographiques, afin d’exposer quatre regards qu’ont les chercheuses et chercheurs, et les militantes et militants qui travaillent à la fois « avec et pour » les personnes itinérantes sur la façon dont ces dernières se gouvernent et sont gouvernées.
Dans la première partie, nous discutons des raisons pour lesquelles les techniques cinématographiques peuvent nous permettre d’imaginer et de ressentir des modèles de réglementation et de gouvernance. Dans la seconde, nous étudions la façon dont quatre techniques cinématographiques sont susceptibles d’aider les personnes qui militent avec et pour les personnes itinérantes à comprendre les limites et les forces de leurs interventions dans la vie de ces dernièresFootnote 2. La prise de vue aérienne offre la perspective « d’en haut », qui alimente et façonne le plaidoyer des militantes et militants qui œuvrent pour faire abolir les lois qui règlementent la « mendicité ». Le champ-contrechamp correspond aux appartenances officieuses qui confrontent les forces de l’ordre en « surveillant les surveillants ». Le gros plan saisit les façons dont certains fournisseurs de services invitent les personnes itinérantes à adopter une conscience juridique qui entraîne et reflète des valeurs communes dans la rue. Le travelling est incarné par un site de réseaux sociaux dédié à des contenus créés par des personnes itinérantes qui exposent leur vision des conditions qu’elles jugent nécessaires à l’exercice significatif de leur autonomie.
1. Appréhender le droit au moyen du cinéma
Les liens entre le droit et le cinéma s’inscrivent dans un riche projet de recherche universitaire intitulé « droit et cinéma ». Certains de ces chercheuses et chercheurs ont voulu déterminer de quelle façon le lien entre le droit et le cinéma nous invitait à voir, à entendre et à ressentir les injusticesFootnote 3. Comme ces derniers, nous empruntons aussi des concepts au cinéma afin de participer à la conversation riche et diversifiée qui anime le champ de recherche sensori-juridique (« sensori-legal studies »), ou comme l’explique David Howes, comment nous sommes formés par le droit et comment nous formons ce dernier de manière intersensorielle Footnote 4. Nous utilisons donc le cinéma comme une approche méthodologique qui fait appel à toute la gamme des expériences humaines perceptives, sensorielles et imaginatives, autrement dit, pour imaginer le droit comme parcouru, interprété et incarné. Dans les études cinématographiques, la façon dont les spectatrices et spectateurs interprètent et se rapportent à ce qu’elles et ils voient à l’écran est, en grande partie, déterminée par les techniques cinématographiques ou la structure des plans utilisés. Nous utilisons les techniques cinématographiques pour explorer les différents regards que posent les militantes et militants travaillant « avec et pour » les personnes en situation d’itinérance sur la gouvernance de ces dernières. Les quatre techniques discutées ici, que nous nommons cinélégales sont : la prise de vue aérienne, la séquence en champ-contrechamp, le gros plan et le travelling.
La « cinématicité » de nos techniques ne se limite pas aux paramètres formels qui distinguent le cinéma des autres médias. Le cinéma est un processus d’énonciation qui va au-delà de la perception naturelle, qu’elle soit biologique ou cognitive, pour englober la perception morale et normative des perceptions socioculturelles (y compris la pauvreté, l’itinérance, la violence et l’injustice). Pour Vivian Sobchack, théoricienne du cinéma et des médias, la caméra, l’écran et le corps du film sont les médiateurs d’un engagement incarné au sein du monde social : « le cinéma est un objet sensuel », mais, de par nos interactions avec lui, notre « présence », il devient « un sujet sensible, sensuel, faisant sensFootnote 5 ». Comme le dit Laura Marks, experte en esthétique incarnée (« embodied asthetics »), le cinéma fait appel à notre « visualité haptique » (« haptic visuality »), c’est-à-dire à la façon dont tous les sens sont liés et dont nous voyons à l’aide du toucher, du sens et du goût, autant qu’à l’aide de la vue et du sonFootnote 6. Ces spécialistes du cinéma nous demandent donc de réfléchir à ce que font les films, soit à la façon dont nous y réagissons, plutôt qu’à ce qu’ils signifient, soit à la façon dont nous les interprétonsFootnote 7.
Le caractère « légal » de nos techniques cinélégales ne se limite pas aux règles édictées par un État centralisé, aux textes juridiques institutionnalisés ou aux décisions judiciaires. Le droit est, par conséquent, l’une des façons dont les êtres humains symbolisent et incarnent la manière dont ils interagissent. Les chercheuses et chercheurs qui adhèrent au pluralisme juridique critique partent du principe qu’il existe de multiples systèmes juridiques, mutuellement constitutifs, qui opèrent dans le même univers normatif; elles et ils estiment aussi que le droit est « irréductiblement pluriel et que ses effets sont symboliques »Footnote 8. Autrement dit, le droit est un processus continu d’imagination et d’expression des interactions entre les humains, orienté par des règles prospectives. Par conséquent, l’enquête juridique devrait porter sur les interactions psycho-spatio-temporelles qui ont lieu, comme le dit Roderick Macdonald, « là où les règles sont censées assurer la gouvernanceFootnote 9 ».
Demander à des universitaires et des militantes et militants du domaine sociojuridique de réfléchir de façon cinématographique à la réglementation des personnes itinérantes, c’est leur demander de lutter contre le sens et l’interprétation des lois qui ont un impact disproportionné sur la communauté itinérante, ainsi que, dans la mesure du possible, de ressentir et de vivre les conséquences de cette réglementation selon le point de vue de cette communauté. Toutefois, les techniques cinélégales que je propose mettent en exergue la façon dont les personnes itinérantes peuvent s’engager : en refaçonnant l’espace urbain selon leurs attentes normatives; en négociant les relations de pouvoir avec les appareils et institutions juridiques officiels; en naviguant dans une matrice de désirs, d’habitudes et de valeurs concurrents; en créant de nouveaux liens et réseaux par des interactions temporaires; en collaborant et en établissant des relations basées sur une vision commune de ce que signifie être « enfermé » dans la rue.
Ces techniques cinélégales ont recours à différents effets optiques et cinétiques qui varient en éclairage, en hauteur, en angle, en profondeur de champ, en mouvement de caméra, en composition et en ligne des yeux. Elles sont incapables de fournir une image unifiée ou universellement satisfaisante de la gouvernance des personnes itinérantes. Chacune est sélective quant à l’objet de son intérêt. Chacune a ses propres priorités dans la mise en évidence de modes, de sites et d’instruments juridiques particuliers, et néglige, déforme ou élude nécessairement les autres. Chacune est une histoire partielle qui cache, conteste ou défend divers récits du même événement. La prise de vue aérienne et le champ-contrechamp aident à mettre en évidence les relations de pouvoir qui vulnérabilisent les personnes itinérantes suite à une réglementation injuste. Bien qu’à première vue, il s’agisse nécessairement de métaphores « revanchardesFootnote 10 » qui peuvent renforcer l’idée que les « sujets » du droit sont des victimes passives d’intérêts dominants, nous soutenons qu’elles peuvent aussi attirer l’attention sur une pluralité de sources du droit de la rue, ses agents, ses interprètes et ses institutions. Par conséquent, d’une part, elles sont une aide parce qu’elles utilisent les symboles du droit et, d’autre part, elles facilitent la résistance organisée à s’informer sur l’injustice qui sévit contre les personnes itinérantes. Selon nous, le gros plan et le travelling peuvent aider à définir les conditions de premier plan dans lesquelles les personnes itinérantes et leurs interlocuteurs peuvent, voire seulement sur le plan des aspirations, établir des interactions empreintes de compassion, d’empathie et de respect. Bien qu’aucune de ces études ne fournisse un compte rendu totalement véridique de la gouvernance des personnes itinérantes, elles peuvent, dans leur ensemble, favoriser une compréhension plus complète du droit, tel qu’il est vécu et ressenti par ces personnes, et fournir ainsi de nouvelles pistes aux avocats qui visent à rehausser l’autonomie et la capacité d’agir de ces personnes.
2. Quatre techniques cinélégales
2.1 La prise de vue aérienne
Sur le plan technique, la prise de vue aérienne (PVA) consiste à filmer du haut d’un lieu extérieur à partir, par exemple, d’un avion ou du sommet d’un bâtiment. Ce type de technique offre une vue plongeante sur un paysage urbain. Au sens figuré, la PVA est utilisée dans les films pour attirer l’attention sur les relations de pouvoir et les pratiques de réglementation.
Comme l’explique Edward Dimenberg, « […] de l’observation des quartiers par les forces de l’ordre à l’utilisation d’images satellites pour planifier l’emplacement futur des centres commerciaux, la prise de vue aérienne de l’espace urbain facilite la surveillance, la gestion et la planification de ce dernierFootnote 11 ». Ceci est d’ailleurs peut-être contre-intuitif pour les militantes et militants pour lesquels la vue plongeante et l’abstraction des détails que procure la PVA permettent d’élargir et d’approfondir certains liens critiques déjà établis quant à la réglementation des personnes en situation d’itinérance. L’image que véhicule la PVA permet de mettre l’accent sur les modèles plus larges que l’on peut observer dans les relations qu’entretiennent les personnes en situation d’itinérance avec leur environnement physique.
En termes de technique cinélégale, la PVA correspond à un mode de perception de la réglementation structurelle et matérielle prévue pour surveiller les personnes itinérantes qui s’efforcent de se déplacer en ville. En observant ces dernières d’en haut, nous pouvons voir et observer la manière dont l’espace a été organisé par les urbanistes en fonction des intérêts économiques et, en particulier, les effets des pratiques policières utilisées pour expulser les personnes itinérantes des espaces publics. Les infractions au Code criminel (par exemple, « vagabondage »), autrefois associées aux personnes dites « lâches, oisives ou désordonnées », ont été remplacées par des infractions prévues dans les règlements municipaux et les lois provinciales régissant l’utilisation des espaces publics. Les personnes en situation d’itinérance sont systématiquement conduites hors des zones commerciales et touristiques, pour être dirigées vers des quartiers marqués par la pauvreté et connus comme des espaces de prestation de services communautaires. Entre-temps, les services de police dressent la carte des quartiers, attribuent à chacun les objectifs réglementaires qui lui sont propres et mettent en œuvre des lois qui, bien qu’a priori neutres, sont appliquées de façon aléatoire et de manière disproportionnée aux personnes itinérantes, qui cherchent quant à elles les moyens d’assurer leur subsistanceFootnote 12.
La PVA est donc la représentation du droit à laquelle les spécialistes du droit social et des militantes et militants de la lutte contre la pauvreté répondent lorsqu’ils et elles argumentent que la stratégie la plus visible et la plus directe utilisée pour faire sortir les personnes itinérantes des espaces urbains est l’émission sélective de contraventions pour des infractions de « nuisance publique », telles que la « mendicité agressive », le vagabondage ou encore l’intrusionFootnote 13.
En nous offrant une vue plongeante de la ville, la PVA nous permet de saisir et de comprendre les conséquences concrètes des contraventions qui sont imposées aux personnes itinérantes sur leur vie de tous les jours. Les personnes qui « font la manche » sollicitent la générosité des citoyens mais reçoivent des infractions de mendicité agressive si elles le font « près » d’un arrêt d’autobus; elles se retrouvent alors contraintes de travailler dans des lieux plus dangereux, tels les bretelles d’autoroute et les carrefours. Les personnes qui dorment sur un banc ou qui dressent une tente dans un espace vert public seront accusées d’intrusion en raison de la réglementation voulant que les parcs municipaux soient fermés pendant la nuit. Les personnes en situation d’itinérance qui doivent voyager pour obtenir des services et du soutien sont forcées de choisir entre ces services et l’abandon de l’animal qui les accompagne en raison des règlements interdisant d’emmener des animaux domestiques dans les transports en commun. Enfin, les personnes sans logement stable reçoivent régulièrement des infractions d’intrusion lorsqu’elles utilisent les toilettes publiques des chaînes de restauration rapide ou des cafés-restaurants.
Cette application sélective des lois est devenue l’un des symboles les plus puissants du déni de la dignité et de la pleine citoyenneté des personnes en situation d’itinérance. À Toronto, la Coalition pour l’abrogation de la Loi sur la sécurité dans les rues Footnote 14 s’est mobilisée pour que la loi ontarienne soit reconnue comme discriminatoire à l’égard des personnes en raison de leur état réel ou perçu d’itinérance. Les avocates et avocats militants soutiennent que de telles lois anti-mendicité violent les articles 2, 7 et 15 de la Charte Canadienne des droits et libertés et portent atteinte aux valeurs et aux principes similaires exprimés dans les documents et protocoles internationauxFootnote 15. Ce militantisme a été crucial pour montrer la façon dont les modèles législatifs et réglementaires formels sont utilisés contre les personnes itinérantes.
Pourtant, la prise de vue en plongée du droit tel qu’il est imposé aux personnes qui se déplacent dans l’espace urbain ou qui en sont exclues n’est qu’une façon de percevoir la manière dont les lois et règlements régissent le quotidien des personnes itinérantes et la manière dont elles circulent dans la ville. La technique suivante que nous proposons vient compléter la capacité de la PVA d’attirer l’attention sur les règles et pratiques exogènes qui ont été interprétées par les policières et policiers de façon à restreindre les déplacements des personnes itinérantes au sein des espaces urbains. La technique de découpage de film, intitulée le champ-contrechamp, permet de saisir certaines des façons dont la communauté de la rue composée des personnes itinérantes et de leurs partenaires affirme son autorité et sa légitimité en tant que partie intégrante et constitutive de la ville.
2.2 Le champ-contrechamp
Une séquence champ-contrechamp obéissant au principe du montage en continuité procure un sentiment de continuité dans l’espace. C’est une technique qui minimise la prise de conscience par le spectateur des transitions filmées et donne l’illusion que l’espace narratif est naturel, réaliste et cohésif. Le premier plan est celui d’une scène ou d’une personne. On prend d’abord un plan; s’ensuit une coupure. Le second plan (le contrechamp) est pris suivant la perspective d’où l’on présume qu’émane le premier plan. Selon une théorie psychanalytique du film, le champ-contrechamp est l’une des expressions cinématographiques clés de la suture et est classiquement utilisé pour amener un spectateur à adopter un point de vue idéologique particulier, et ce, en fonction du texte cinématographiqueFootnote 16. Pour le spectateur, le premier plan d’une rue, d’une vue ou d’une personne, par exemple, est vécu comme « une plénitude imaginaire, n’étant délimité par aucun regard et dépourvu de toute marque de différenceFootnote 17 ». Ce contentement est rapidement remplacé par un sentiment de manque lorsque le spectateur se rend compte que la caméra cache certains éléments et qu’il ne voit qu’une « partie choisie d’un panorama possiblement plus largeFootnote 18 ». Le second plan, ou « contrechamp », permet de résoudre l’antagonisme qui peut exister entre ces deux états, soit de plénitude (présence) et de manque (absence) :
Le champ retient d’abord le spectateur. Mais cette attention ne dure pas, car le spectateur se rend compte de tout ce qui n’est pas articulé à l’intérieur du cadre (l’absence). Le contrechamp montre tout ce qui est absent, rendant ainsi l’expérience cinématographique plus agréable/imaginaire à nouveau... Le spectateur est de nouveau interpelé dans le champ filmique... et dans le discours cinématographiqueFootnote 19.
En conséquence, le champ-contrechamp « cache les mécanismes de production et situe le spectateur dans une relation idéologique avec le filmFootnote 20 ». Poussée à sa conclusion logique, cette technique peut inviter un spectateur à adopter un point de vue particulier présenté à l’écran.
Le champ-contrechamp est une technique narrative qui relate, selon nous, des moments de surveillance et d’intervention des forces de l’ordre du point de vue d’un spectateur actif Footnote 21. Les copwatchers, soit des groupes de citoyens engagés qui filment les interactions entre les personnes en situation d’itinérance et les policières et policiers, utilisent le principe du champ-contrechamp pour inviter celles et ceux qui les regardent à prendre la position d’un spectateur actif qui s’engage dans la contre-surveillance des policières et policiers, nourrissant ainsi le dessein normatif de changer les pratiques policières. Le premier plan dans le champ-contrechamp est le regard que posent les policières et policiers dans une société de la surveillance. Une préoccupation fondamentale pour les militantes et militants de la lutte contre la société de surveillance est la manière dont le regard de la loi est utilisé pour réglementer des populations particulièresFootnote 22. Dans le contexte des personnes en situation d’itinérance, les pratiques de surveillance sont souvent justifiées par la peur des citoyens à l’égard de la criminalité et du désordre. Le regard de la loi est alors porté de manière plus directe par les policières et policiers. En Amérique du Nord, depuis les années 1960, des groupes organisés de bénévoles patrouillent les quartiers les plus touchés par la surveillance policière pour « surveiller le surveillantFootnote 23 ». Aujourd’hui, ces spectateurs actifs utilisent de nouveaux outils, notamment des caméras mobiles, pour surveiller l’exercice du pouvoir policier et résister à la logique implacable du regard de la loi. Les observateurs partagent un objectif normatif commun : ils responsabilisent les policières et policiers lorsque ces derniers transgressent des valeurs et des attentes partagées en matière d’interactions dans la rue. Cet objectif est à la fois pragmatique et ambitieux. D’une part, il est pragmatique parce que la dénonciation crée une honte publique qui se manifeste par des vidéos affichées et archivées en ligne; d’autre part, il est ambitieux parce qu’il porte l’espoir que les policières et policiers intériorisent le regard de leurs observateurs dans leurs pratiques quotidiennes et que la façon dont elles ou ils interagissent avec les personnes en situation d’itinérance changera pour le mieuxFootnote 24.
L’impact de la contre-surveillance dépend toutefois, en grande partie, de l’univers normatif de la cible individuelle. Les policières et policiers mènent une vie complexe et ont des engagements changeants qui varient en fonction de leur lieu de résidence et de facteurs tels que la race, la classe sociale, le genre et la sexualité, leurs intentions normatives antérieures, leurs aspirations et leurs engagements, ainsi que le niveau de dépendance qu’ils entretiennent à l’égard de leur emploi. Ces spécificités serviront de base à leurs réactions, lesquelles vont du sourire à la caméra au dépôt d’accusations d’obstruction. En appliquant le mécanisme de contre-surveillance, tel qu’incarné dans la technique du contrechamp, les spectateurs actifs peuvent renforcer la surveillance et les principes qui permettent son existence – domination, confrontation et suspicion – et que les groupes anti-pauvreté et autres groupes activistes tentent de dissimuler, exacerbant ainsi les conflits existants entre les policières et policiers et les quartiersFootnote 25.
Les valeurs véhiculées par les spectateurs organisés ne se limitent pas à la contre-surveillance. Elles comprennent en outre le dialogue, l’engagement civique et l’espoir d’une gouvernance plus significative. Leurs tactiques peuvent donc compléter d’autres stratégies de responsabilisation utilisées par les policières et policiers. Une autre stratégie cinématographique nous aide à imaginer un autre mode de gouvernance lorsque nous nous mobilisons pour accroître le niveau de responsabilisation des policières et policiers : la création de conditions propices à la transformation personnelle grâce à une conscience juridique alternative.
2.3 Le gros plan
Du point de vue de la forme, le gros plan met l’accent sur les détails : l’espace et l’extériorité laissent place au temps et à l’affectFootnote 26. Pour l’esthète Bela Balázs, le gros plan distingue le cinéma des autres formes d’art :
Même le plus grand écrivain, l’artiste le plus consommé de la plume, ne peut exprimer avec des mots ce qu’Asta Nielsen raconte avec son visage en gros plan, alors qu’elle s’assoit devant son miroir et essaie de maquiller pour la dernière fois son visage âgé, ridé, criblé de misère, de maladie et de prostitution, alors qu’elle attend son amoureux, libéré après dix ans de prison, un amoureux qui a conservé sa jeunesse en captivité, puisque la vie ne pouvait l’atteindre là-basFootnote 27.
Le gros plan d’un visage cherche à évoquer quelque chose au sujet de « l’intériorité » du personnage, de sa subjectivité. Comme technique, il attire l’attention sur le détail et la singularité. On dit qu’il invite à l’intimité et à l’identification avec les personnages. Pour Deleuze, le gros plan est « l’image-affectionFootnote 28 ». Il évoque des réponses affectives. En tant que « type d’image et composante de toutes les images », le gros plan permet au spectateur de voir ce qui n’est généralement pas vu : il « exprime (...) toutes sortes de petits mouvements locaux que le reste du corps garde habituellement cachésFootnote 29 ». Comme il s’agit habituellement d’un plan rapproché du visage d’une personne, le gros plan permet à la caméra de faire une pause plus importante, soit de s’attarder plus longtemps sur une image que ce que les normes considèrent appropriéeFootnote 30. Le gros plan nous incite à nous tourner vers nos expériences personnelles et nos émotions : il peut donc nous aider à développer une compréhension plus relationnelle du droit.
Le projet RADIS (Rapport d’abus et de discrimination), par lequel les personnes itinérantes documentent les cas de violence policière, réalise un gros plan des personnes sujettes à une réglementation visant les personnes itinérantes, dans la mesure où il représente le processus intersubjectif par lequel une telle personne considère ses propres attentes normatives concernant ses interactions avec les policières et policiers. RADIS est né des conclusions d’une coalition de fournisseurs de servicesFootnote 31 qui avaient documenté de façon ponctuelle des plaintes généralisées d’inconduite et d’abus de la part des policières et policiers. Les fournisseurs de services s’inquiétaient de la perception des personnes en situation d’itinérance selon laquelle les organismes de réglementation officiels et officiellement reconnusFootnote 32 ne voulaient pas ou ne pouvaient pas tenir les policières et policiers responsables de leurs comportements inappropriésFootnote 33. La coalition a constaté qu’il était pratiquement impossible pour les personnes itinérantes de soumettre un rapport d’incident ou une plainte auprès du Comité de déontologie policière pour les raisons suivantes : les formulaires étaient difficiles à remplir et les personnes qui souhaitaient déposer une plainte tardaient à les remplir; les délais étaient serrés; les plaignants devaient dévoiler leur identité et se sentaient vulnérables par rapport aux représailles éventuelles. Enfin, le processus de médiation était intimidant au regard des relations inégales entre les citoyens et les policières et policiers. Selon la coalition, les personnes en situation d’itinérance préféraient tolérer l’inconduite policière plutôt que de se soumettre à un processus administratif difficile. En tout état de cause, ils considéraient la violence policière comme une composante inhérente à leur situation actuelleFootnote 34.
Le projet a permis de documenter l’inconduite policière en produisant des données quantitatives. Les participantes et participants ont rempli un formulaire dans lequel figuraient les définitions formelles de discrimination et d’abus telles qu’elles se trouvent dans diverses loisFootnote 35. Chaque fois qu’une participante ou un participant a eu une interaction difficile avec une policière ou un policier – au cours de laquelle il peut y avoir eu agression verbale, intimidation, fouilles illégales ou agression sexuelle – un partenaire communautaire a documenté et archivé l’incident. Bien que l’objectif explicite était d’encourager une plus grande responsabilisation des policières et policiers, le projet a aussi encouragé les participantes et participants à jouer un rôle actif dans un processus juridique officiel, qu’elles et ils considèrent, pour la plupart, comme étranger, inaccessible et inefficace. Le projet reproduit d’abord les définitions législatives officielles de l’inconduite, mais il invite explicitement les personnes itinérantes à évaluer, affiner, élargir ou rejeter les représentations officielles qui vont à l’encontre de leur conception des relations respectueuses entre elles-mêmes et les policières et policiers. Les personnes en situation d’itinérance s’auto-représentent donc comme l’autorité compétente qui devrait déterminer ce qui constitue une violation des normes en question.
Dans la mesure où elles développent un sentiment de confiance, parce qu’elles respectent leurs propres valeurs, par exemple, et qu’elles développent de nouvelles relations avec d’autres représentants officiels de l’État (comme les greffiers, les avocats et les juges), les personnes en situation d’itinérance deviennent elles-mêmes des agents juridiques. La gouvernance est alors repensée en termes de conditions au moyen desquelles ces personnes ne se contentent pas seulement de renvoyer le regard de la loi (en contrechamp), mais participent également à un remaniement complet du plan. En effet, elles évaluent et interprètent la représentation qu’elles ont d’elles-mêmes, laquelle est prescrite par le système juridique officiel et ses acteurs institutionnellement habilités. De plus, elles incarnent et assument leur identité en tant que représentantes juridiques. Elles évaluent la façon dont les lois et les politiques les ont représentées (en tant que vagabondes, contrevenantes à la loi, nuisances) et exigent une plus grande attention aux détails de leur vie en se présentant elles-mêmes comme des mandataires légales qui comprennent et respectent les normes de civilité, de respect et de dignité, exigeant enfin le même traitement que les policières et policiers de la rue réservent aux autres types de citoyens.
Bien qu’il n’y ait aucune garantie que de tels moyens bureaucratiques favoriseront l’autonomie des personnes en situation d’itinérance, RADIS offre à ces personnes un moyen de dépasser les règlements et de réaffirmer leur identité normative, et ce, en tant que détentrices de droits, défenseuses et expertes juridiques. RADIS favorise les conditions dans lesquelles ces personnes peuvent s’approprier des formes et des processus oppressifs, les prendre à défaut et les utiliser à leurs propres fins pour leur permettre de construire de nouveaux modes de conscience juridique et des images différentes d’elles-mêmes. C’est un rejet des définitions imposées de l’extérieur (d’en haut), de la responsabilité (ou de l’absence de responsabilité) des policières et policiers comme representée dans les politiques écrites et les codes d’éthique. C’est sur l’aspiration dialogique (plutôt que sur un regard toujours conflictuel et inverse) que se fonde la possible amélioration des relations entre les policières et policiers et les personnes itinérantes. Si le gros plan nous incite à formuler des réponses affectives a la gouvernance des personnes itinérantes parce qu’elle nous permet de la voir de leur point de vue, le travelling incarne ce à quoi ressemblerait une compréhension plus relationnelle encore de cette gouvernance.
2.4 Le travelling
Le travelling est une séquence ininterrompue et une sorte de longue prise de vue qui permet une plus grande profondeur de champ. Certains théoriciens du cinéma estiment que le travelling est l’expression cinématographique de la conviction selon laquelle le cadre doit respecter l’autonomie des sujets et des objets dans leur espace. Contrairement à d’autres stratégies de montage qui peuvent imposer un sens particulier par juxtaposition ou confrontation, le travelling permet de multiples points de vue : la caméra en travelling peut se déplacer vers l’avant et vers l’arrière, verticalement et horizontalement, ainsi que vers les objets en avant-plan à l’avant du cadre ou vers ceux qui sont plus éloignés. Le travelling permet ainsi de prendre plus de temps pour se faire une idée détaillée des interactions des corps et des objets dans un cadre donné. Le travelling permet également de multiples interprétations et des significations concurrentes des sujets et des objets en mouvement que l’on observe, qui se meuvent dans un cadre donné et qui attirent chacun l’attention des spectateurs actifs et engagésFootnote 36. C’est donc un moyen puissant pour symboliser la pluralité de la loi.
Nous avançons que l’organisme montréalais Homeless Nation (HN) a, de 2003 à 2007, joué le rôle de technique du travelling en évoquant la gouvernance imposée aux personnes itinérantes et la gouvernance qu’elles effectuent elles-mêmes. Organisme sans but lucratif qui offre une formation sur les nouveaux médias et les nouvelles technologies de communication pour aider les gens de la rue à créer des films sur leur vie quotidienne, HN était aussi une plateforme où ces images étaient téléchargées et partagées avec une communauté de spectateurs. L’objectif du projet était de faciliter la capacité de la communauté de la rue à « raconter son histoire et à faire entendre sa voix » à travers des témoignages écrits, audio et vidéoFootnote 37. Conçu à l’origine comme une archive, il s’agissait d’un projet de film documentaire destiné à recueillir, à préserver et à transmettre des histoires localesFootnote 38.
La caméra mobile entre les mains des cinéastes de rue invite le spectateur, par l’objectif de la caméra, à se déplacer dans l’espace urbain. Plutôt que de voir les espaces pour sans-abri « d’en haut » (comme dans l’audiovisuel), la vision de la gouvernance est horizontale et matériellement « sur le terrain », constituée d’un réseau de caméras mobiles opérées par ses membres/créateurs de contenu. À travers l’objectif de la caméra qui se déplace dans un assemblage fluide d’interactions et de réseaux quotidiens, les créateurs de contenus de HN, dont la plupart sont en fait des personnes itinérantes, accueillent leurs interlocuteurs dans certains espaces et les excluent d’autres, cartographiant efficacement la ville grâce à la cinématographie et produisant de nouveaux modes d’interaction entre de multiples usagers de la rueFootnote 39. Les cinéastes accueillent leurs interlocuteurs pour « savoir ce que c’est que de vivre dans la rue » dans les conditions qui sont les leursFootnote 40. Homeless Nation est, par conséquent, un moyen par lequel les personnes en situation d’itinérance peuvent se faire une idée de la manière dont la gouvernance de la ville s’exerce réellement.
De surcroît, l’espace virtuel lui-même sert de médiateur entre les multiples relations de connectivité et d’altérité, puisqu’il rassemble des personnes itinérantes et une gamme d’interlocuteurs, qu’il s’agisse d’autres personnes itinérantes, de membres de la famille, de prestataires de services, de policières et policiers et des « autres » plus éloignés – décideurs politiques, juges et autres décideurs officiels. Il s’agit d’un espace virtuel conçu pour promouvoir le dialogue et la négociation entre les divers membres de la communauté de la rue de manière à ce que (idéalement) toutes les parties en interaction assument la responsabilité de leur niveau d’engagement les unes envers les autres et aient des échanges qui remettent en question les frontières entre les personnes itinérantes et les « autres », que ces derniers soient réels ou imaginés. Selon un membre du personnel, ce procédé joue un rôle « facilitateur » plutôt que « directeur » :
Nous utilisons la vidéo et les technologies en ligne pour donner une voix aux sans-abris. Nous donnons des pouvoirs et agissons en tant que lanceurs d’alertes, mais nous ne prenons pas de décisions sur le contenu ou les questions. Beaucoup de gens de la communauté de la rue voudront peut-être bloguer sur les violations des droits de la personne, mais ils voudront peut-être aussi simplement parler de leur journée merdique ou du nouveau chien qu’ils ont euFootnote 41.
Enfin, HN hébergeait un site dans lequel les personnes itinérantes pouvaient dénoncer l’injustice (en publiant des vidéos et des commentaires de type Copwatch). Ces personnes étaient également en mesure de documenter et d’enquêter sur les préjudices causés aux membres de leur communauté (par l’intermédiaire d’un forum des personnes disparues). Elles pouvaient également résoudre les conflits (en modérant les messages et en développant des règles pour les interactions sur la plateforme) et promouvoir des stratégies pour créer des conditions d’autonomisation (informations sur le droit au logement et directives sur la sécurité dans la rue et la santé). Il s’agissait donc d’un espace grâce auquel les membres de la communauté de la rue pouvaient exposer leur vision des conditions qu’ils jugeaient nécessaires pour un exercice significatif de leur autonomie et de leur action par des actes créatifs et des expressions non formelles de normativité. Ils provoquaient donc, et c’est ce qui est le plus poignant, des changements juridiques tacites, et ce, en suggérant d’autres façons d’imaginer la manière de gouverner à partir des interactions survenant dans la rue.
Conclusion
Les quatre techniques cinélégales que je propose, dans leurs formes diverses et incomplètes, invitent les militantes et militants et les universitaires qui travaillent avec et pour les personnes itinérantes à voir plus clairement et à ressentir de façon plus significative la façon dont ces personnes vivent les pratiques déshumanisantes, et aussi à les remettre en question et à développer des relations complexes avec les autres usagers et acteurs juridiques officiels. Ces façons de percevoir les interactions quotidiennes dans la rue symbolisent le droit comme une série de connaissances et de processus incarnés que les personnes itinérantes expérimentent et qu’elles peuvent elles-mêmes générer.
La prise de vue aérienne fournit la distance nécessaire à l’observation de modèles plus larges d’exclusion sociale. Elle facilite aussi la perception de certains éléments de la vie dans la rue qui peuvent être plus difficiles à saisir à partir de points de vue plus horizontaux. Le champ-contrechamp aborde la question du dialogue intersubjectif qui peut avoir lieu dans des conditions de confrontation. Le gros plan et le travelling ont une durée plus longue que celle qui est habituellement observée dans l’étude des relations entre étrangers dans la rue. Alors que la première peut inviter le « percepteur » à percevoir moralement les « autres » (et parfois, par conséquent, à évaluer ses propres attentes normatives par rapport à lui-même), la seconde bouleverse les délimitations supposées entre soi et les autres (ou la rue et les autres) en suggérant des façons dont tous les usagers de la rue sont gouvernés et gouvernent par des assemblées, des réseaux et des échanges courants. La séquence en champ-contrechamp repose sur les attentes basées sur l’habitude, les expériences et les connaissances passées des spectateurs. C’est un moyen fort de rappeler que ce que l’on perçoit des personnes itinérantes dans leurs rapports avec les acteurs juridiques étatiques est en grande partie basé sur des attentes motivées par des expériences vécues souvent marquées par la violence et la négativité. Le gros plan nous donne quelques indications sur la façon dont nous pourrions modifier ces attentes par des relations de proximité. Paradoxalement, il peut également nous rapprocher au point d’exacerber des impressions déjà négatives sur les attentes des autres et sur nos échanges possibles. Enfin, alors que le champ-contrechamp favorise une « unité de sens » pouvant aider à constituer des communautés interprétatives communes, le travelling crée un espace favorable à des significations concurrentes, des subjectivités changeantes et la possibilité d’observer les multiples engagements normatifs qui se disputent l’attention de tout agent du droit.
Ces techniques pourraient faire partie d’explorations critiques du droit qui encourageraient l’établissement de moyens symboliques de percevoir et de ressentir les injustices vécues par les personnes en situation d’itinérance. Ces façons différentes d’examiner le droit révèlent des aspects de notre existence en tant que citadins qui peuvent ne pas être perceptibles dans des symbolisations plus orthodoxes et dans des présupposés pris pour acquis au sujet de qui développe le droit. En multipliant les points de vue sur la gouvernance des personnes itinérantes, on ouvre la voie à des contestations plus pluralistes des aspects oppressants du droit. Pour en revenir à Bazin, aucun angle de caméra ne peut saisir pleinement le sujet de son regard, mais, prises ensembles, les techniques cinélégales que je propose apportent des contributions complémentaires pour appréhender et nous permettre de sentir le droit comme étant une facette complexe de la vie humaine.