Galien écrivit le traité Sur la démonstration juste avant son premier séjour à Rome (162 après J.-C.). Traduit partiellement en arabe au IXe siècle, il est aujourd'hui perdu dans sa version extensive à la fois en grec et en arabe. Dans le traité Sur l'ordre de ses propres livres, on apprend que Galien attachait une grande importance au traité Sur la démonstration, dont il dit:
S'il (i.e. le lecteur) manifeste la volonté de devenir expert en démonstration, avant d'en être venu à étudier et à juger toutes les écoles, il dispose d'un ouvrage rédigé par nous, le Sur la démonstration, grâce auquel, sans se limiter à l’étude des seules méthodes, mais également en s'y exerçant, il découvrira en toute matière la vérité des faits, pour peu qu'il s'en montre épris sans faire de choix guidé par une passion irraisonnée, comme ceux qui se passionnent pour les différentes couleurs dans les courses de chevaux.Footnote 1
Abū Bakr al-Rāzī n'aurait sans doute pas désapprouvé le jugement élogieux de Galien. Lui-même considère le traité comme le livre “le plus précieux et le plus utile après les livres sacrés” (aǧallu al-kutubi ʿandī wa-anfaʿuhā baʿd kutubi Allāhi al-munzalati).Footnote 2 Lorsqu'il compose les Doutes sur Galien, ouvrage destiné à extraire et discuter les passages qu'il juge faiblement argumentés ou biaisés relevés au fil de ses lectures des traités de Galien, il commence par Sur la démonstration, qui l'occupe plus longuement qu'aucun autre traité dans cet ouvrage.
Les fragments du traité Sur la démonstration contenus dans les Doutes sur Galien représentent les plus longs fragments transmis en arabe connus jusqu’à présent. Ils s'ajoutent aux fragments et témoignages grecs contenus dans d'autres traités de Galien lui-même, et à ceux transmis par les néo-platoniciens tels que Simplicius, Thémistius, ou encore Philopon,Footnote 3 ainsi qu'aux autres fragments et témoignages arabes. À notre connaissance, il n'existe que deux autres témoignages dans les sources arabes: un passage transmis par al-Fārābī dans son commentaire aux Premiers Analytiques, et cité par Maïmonide dans son traité Sur la médecine, et une citation portant sur les remèdes préconisés par Platon contre la maladie d'amour (ʿišq), et transmise par le médecin Ibn Buḫtišūʿ dans son Épître sur les relations entre la médecine et les affects de l’âme,Footnote 4 qui la situe au livre XI, après que Galien a rappelé la troisième forme de syllogisme aristotélicien.
Cet article se propose d'explorer les tensions qui se font jour entre le compte rendu qu'al-Rāzī consacre à la question de l’éternité du monde au livre IV du traité Sur la démonstration dans les Doutes sur Galien d'une part, et l'autre source principale dont nous disposons pour reconstituer l'exposé du livre IV sur l’éternité du monde, c'est-à-dire le long fragment transmis par Philopon dans son ouvrage Contre Proclus sur l’éternité du monde d'autre part. En effet, ces deux sources semblent livrer deux versions difficilement conciliables de l'argument défendu par Galien au livre IV du traité Sur la démonstration. Nous espérons ainsi parvenir à reconstruire le raisonnement de Galien. Cette reconstruction nous aidera à comprendre le rôle joué par ce fragment et son interprétation dans les Doutes sur Galien, et dans le système razien en général.
Pour y parvenir, nous nous fondons principalement sur quatre textes: un court passage du traité de Galien Sur le marasme, le fragment sur l’éternité du monde dans le texte de Philopon, les deux fragments du livre IV transmis par al-Rāzī et le commentaire de ce dernier, et enfin, la réponse de Abū al-ʿAlāʾ ibn Zuhr (m. 1131) aux Doutes sur Galien, intitulée Livre clair et certain en défense de Galien contre les Doutes attribués à Abū Bakr al-Rāzī (Kitāb al-Bayān wa-al-tabyīn fī al-intiṣār li-Ǧālīnūs ʿalā mā uḫiḏa ʿalayhi fī ǧamīʿ kutubihi),Footnote 5 connu dans la tradition bibliographique sous le titre Solution aux Doutes sur Galien (Ḥall Šukūk al-Rāzī ʿalā Ǧālīnūs).Footnote 6 Malgré l'intérêt que présente cette réponse pour l'histoire de la réception du Galien arabe, ainsi que pour l’édition et l'analyse des Doutes sur Galien d'al-Rāzī, elle n'a encore jamais été exploitée par les spécialistes.Footnote 7
1. L’ÉTERNITÉ DU MONDE DANS LE LIVRE IV DU TRAITÉ SUR LA DÉMONSTRATION. GALIEN, PHILOPON, AL-RĀZĪ
Que connaissait al-Rāzī du traité Sur la démonstration? L'histoire de la réception en arabe du traité n'est pas simple. Dans son Épître sur ce qui a été traduit, Ḥunayn ibn Isḥāq explique qu’à son époque déjà, il était extrêmement difficile de se procurer une version grecque complète du traité. Il nous semble important de citer l'intégralité du passage que Ḥunayn consacre au traité, afin de savoir quelles parties étaient disponibles en arabe. En particulier, il est crucial pour nous de comprendre dans quelle mesure al-Rāzī a eu accès à l'intégralité du livre IV.
Ce traité est composé de quinze livres, et l'objectif (de Galien) est d'expliquer la méthode permettant d'exposer clairement ce qui est nécessairement établi. C’était aussi l'objectif d'Aristote dans les Seconds Analytiques.Footnote 8
Personne n'a réussi à se procurer une version complète en grec du traité Sur la démonstration à notre époque, bien que Ǧibrīl (i.e. Ǧibrīl ibn Buḫtišūʿ) se soit beaucoup investi dans sa recherche. Moi-même, j'ai beaucoup cherché [ce traité], à travers la Mésopotamie, tout le Bilād al-Šām, la Palestine, et l’Égypte, jusqu’à Alexandrie. Je n'ai rien trouvé mis à part, à Damas, environ la moitié [du traité]. Mais il ne s'agissait pas de livres qui se suivaient, ni complets. Ǧibrīl trouva également certains livres, qui ne correspondaient pas tous exactement à ceux que j'avais trouvés. Ayūb a traduit pour lui ce qu'il avait trouvé. De mon côté, je n'ai pu me résoudre à traduire quoique ce soit avant d'en faire une lecture complète, en raison des lacunes et des passages corrompus, et parce que je désirais et espérais toujours lire une version complète de ce traité. Puis, j'ai traduit en syriaque ce que j'avais trouvé, à savoir une petite partie du second livre, la plupart du livre trois, environ la moitié du livre quatre (à partir du début), le livre neuf, mis à part un passage appartenant au début, car il était manquant. Quant à l'ensemble des livres restants, je les a trouvés, jusqu’à la fin du livre, mis à part le livre quinze, car à la fin de ce livre il y a un passage manquant. [ʿAysā ibn Yaḥyā a traduit ce qui était disponible du livre deux jusqu'au livre onze, et Isḥāq ibn Ḥunayn a traduit du livre douze jusqu'au livre quinze en arabe].Footnote 9
D'après ce passage, il semble que ni Ǧibrīl ibn Buḫtišūʿ ni Ḥunayn ibn Isḥāq n'aient jamais eu entre les mains une version complète du traité Sur la démonstration. Ḥunayn ibn Isḥāq a traduit vers le syriaque les fruits de ses premières recherches, à savoir “une petite partie du second livre, la plupart du livre trois, environ la moitié du livre quatre (à partir du début), le livre neuf, mis à part un passage appartenant au début”. Il a ensuite trouvé les livres dix à quinze (lacunaire), mais il ne semble pas que les lacunes dont souffraient les livres précédents aient pu être comblées par ces découvertes ultérieures. Si bien qu'on peut imaginer qu'al-Rāzī avait potentiellement à sa disposition une partie du livre II, la majorité du livre III, la première moitié du livre IV, le livre IX (lacunaire), puis les livres X, XI, XII, XIII, XIV et XV (lacunaire).
Dès lors, ce n'est sans doute pas un hasard si les passages qui retiennent l'attention d'al-Rāzī dans les Doutes sur Galien appartiennent aux livres IV, XII et XIII du traité. Dans la version présentée par Maǧlis 3821, des titres inscrits dans les marges organisent ces fragments en sections. Une première section concerne les “contradictions de Galien sur la question de savoir si le monde est créé ou éternel”, et porte sur un fragment extrait du livre IV. Al-Rāzī relie ce passage à un autre extrait du livre IV, portant sur le rôle de l’écliptique, et à un fragment tiré du livre XII, portant sur la continuité temporelle des saisons. Selon lui, ces deux passages supposent que le raisonnement parte de la prémisse selon laquelle le monde est éternel. Il consacre ensuite une courte section à un fragment isolé, extrait du livre XIII, selon lequel le premier substrat de toute génération et corruption est un corps dénué de qualité. Une troisième section porte sur la discussion par Galien de l'existence du vide, abordée au livre XIII également. Une quatrième et longue section, portant sur la théorie galénique de la vision exposée au livre XIII, clôt le cycle consacré au traité Sur la démonstration dans les Doutes sur Galien.
Les problèmes abordés dans ces passages viennent confirmer que malgré son titre et son objet d’étude, l'essentiel du traité Sur la démonstration n'est pas consacré à exposer les théories logiques, mais constitue un traité de “logique appliquée”, pour reprendre l'expression de Riccardo Chiaradonna,Footnote 10 s'appuyant sur des questions de philosophie naturelle, telles que la théorie de la vision (livres VIII et XIII), le temps (livre VIII), l'atomisme (livre XIII), voire des questions métaphysiques, comme celle de l’éternité du monde. En effet, Galien semble privilégier deux types de raisonnements dans le traité: les raisonnements qui ont été produits dans le passé au sujet d'une même question et composant une alternative (comme la question de l’éternité du monde), et les théories avec lesquelles Galien n'est tout simplement pas d'accord (comme la théorie de la vision par intramission, contre laquelle est dirigé l'exposé du livre XIII).
La question de l’éternité du monde est l'un des exemples préférés de Galien pour illustrer les questions “indécidables” qui préoccupent en vain les métaphysiciens. Ces questions sont vouées à demeurer du domaine de la vaine spéculation, car ni l'aide des sens ni celui de la raison ne peut être utilisé pour les trancher. C'est aussi le cas du fait de savoir s'il existe quelque chose à l'extérieur du monde ou non, de l'existence du vide extra-mondain, de la question de savoir si Dieu est une réalité corporelle ou non, ou encore de celle de savoir si l’âme est une réalité corporelle ou non.Footnote 11
C'est donc en tant que problème épistémologique et non seulement métaphysique que l’éternité du monde fait son entrée dans le traité Sur la démonstration. Pourtant, al-Rāzī interprète le passage du livre IV auquel il s'intéresse comme une démonstration ferme de l’éternité du monde. Or, cette interprétation est mise à mal par les passages transmis par Philopon du même livre IV, et par le statut du traité Sur la démonstration en général. En effet, dans ce traité, Galien poursuit une visée méthodologique, au sens où il s'appuie sur des démonstrations établies par d'autres philosophes, sans forcément chercher lui-même à établir le résultat de ces démonstrations, mais plutôt à étudier leurs forces et leurs faiblesses. Que connaissait al-Rāzī du livre IV du traité Sur la démonstration? Quel jugement portait-il sur la démarche de Galien dans ce traité, et sur le rapport de Galien aux différentes démonstrations invoquées?
La première difficulté qui se présente est de replacer le fragment transmis par al-Rāzī dans l'argumentation de Galien, afin de reconstruire cette argumentation. D'après les fragments transmis par Philopon, l'objectif principal du raisonnement de Galien consiste ici à montrer que la prémisse selon laquelle tout ce qui est engendré est nécessairement corruptible, ne possède pas l’évidence des vérités premières. Dans ce passage, Galien distingue ce qui est éternel au sens de “inengendré” et ce qui est éternel au sens d’“incorruptible”. Il poursuit en soulignant que si la prémisse selon laquelle “tout ce qui est inengendré (ἀγένητον) est nécessairement incorruptible (ἄφθαρτόν)” constitue bien un principe premier, il n'en va pas de même du résultat de la conversion de cette prémisse, selon lequel “tout ce qui est incorruptible est nécessairement inengendré”. Cette proposition, explique Galien, demande à être nuancée, en opérant cette fois-ci une distinction à l'intérieur de la notion “incorruptible”: soit une chose n'admet aucun principe de corruption, comme par exemple ce qui est simple et impassible, soit elle a acquis l'immortalité, “comme ce que dit Platon au sujet des dieux dans le Timée”. Dès lors, la prémisse selon laquelle “tout ce qui est engendré est corruptible” n'est pas non plus un principe premier.
Philopon fait appel à ce passage dans le cadre d'une discussion de la cosmogonie platonicienne du Timée. En effet, Galien répond ici à la critique de la cosmogonie platonicienne par Aristote, dans le traité Du Ciel, I, 10–12. Pour Aristote, “prétendre que [le monde] est engendré et fait pourtant partie des choses éternelles est chose impossible” (Du Ciel, 279b15–17). Aristote argumente en disant qu'il est raisonnable de ne poser que “les choses que nous voyons se produire souvent ou la plupart du temps”. Or, “il semble bien que tout ce qui est engendré est soumis à la corruption”. Or, dans le Timée, Platon évoque la création du temps par le démiurge qui en fit une “image mobile de l’éternité”, afin de parfaire la ressemblance du monde avec ses modèles, à savoir les dieux éternels (37cd).Footnote 12 Galien, contrairement à ceux des platoniciens qui mirent en avant le statut de mythe de ce récit de la création du monde dans le Timée, semble défendre une lecture littérale, pour laquelle il y a bien un commencement du monde dans le temps, comme l'indique l'Abrégé du Timée qu'il a composé.Footnote 13
Ainsi, dans le passage cité par Philopon, Galien veut établir que la proposition selon laquelle “tout ce qui est inengendré est incorruptible” est un principe premier, sans que le résultat de la conversion de ce principe, à savoir que “tout ce qui est engendré est nécessairement soumis à la destruction” possède la même nécessité. Cette visée argumentative est confirmée par une mention du traité Sur la démonstration par Galien lui-même dans son traité Sur le marasme.
Bien qu'il n'y ait rien d’étonnant dans la proposition selon laquelle tout ce qui est engendré sera détruit, celle-ci ne devrait pas être considérée comme une vérité scientifique ou nécessaire, mais seulement comme probable (πιθανός), comme cela a déjà été montré dans mon traité Sur la démonstration.Footnote 14
Or, le compte rendu dressé par al-Rāzī dans les Doutes sur Galien du problème de l’éternité du monde dans le livre IV du traité Sur la démonstration, présente un tout autre tableau. En effet, al-Rāzī reconstruit le raisonnement de Galien de la manière suivante: 1. Le monde n'est pas sujet à la corruption; 2. Tout ce qui n'est pas sujet à la corruption n'est pas engendré; 3. Donc le monde n'est pas engendré.
La première prémisse est établie empiriquement par Galien, qui se sert des observations des astronomes. Il s'agit là du premier des deux fragments du livre IV cités par al-Rāzī.
Il dit: “Si le monde se corrompait (fasada), les corps [célestes] qu'il contient ne demeureraient pas dans un seul et même état, ni les distances entre eux, ni les grandeurs, ni les mouvements. Il faudrait aussi que disparaisse l'eau de la mer qui était là avant nous. Or, aucune de ces choses ne se départit de son état (zāʾilan ʿan ḥālihi) ni ne change, comme l'ont observé les astronomes depuis des milliers d'années. Il s'ensuit donc que le monde ne vieillit pas, et par conséquent, qu'il n'est pas sujet à la corruption.”Footnote 15
Al-Rāzī compare cet argument en faveur du caractère indestructible du monde au refus de Galien de trancher la question de savoir si le monde est créé ou s'il est éternel (au sens d'inengendré). Al-Rāzī cite deux passages tirés des écrits de Galien. La première citation est absente des manuscrits arabes, qui ne donnent que le titre de l'ouvrage, Sur ses propres opinions. Cependant, elle est conservée dans un témoignage latin des Doutes sur Galien. Celui-ci se situe dans un ouvrage de Ramón Martí intitulé Pugio fidei, composé à la fin du XIIIe siècle, et étudié par Charles Burnett dans un article publié en 1998.Footnote 16 En latin, la citation est la suivante: “Fateor me omnino nescire utrum mundus sit antiquus vel novus”. Nous disposons, depuis 2005, de la version grecque originale du traité de Galien Sur ses propres opinions. Dans le passage cité par al-Rāzī, Galien se demande si le monde est inengendré (ἀγέννητός) ou engendré (γεννητός).Footnote 17 La seconde citation est tirée, dit al-Rāzī, du traité Sur l'art médical (Kitāb al-Ṣināʿa al-ṭibbiyya). Al-Rāzī explique que Galien, à cet endroit, “aspire à démontrer par des preuves qu'il est impossible de savoir si le monde est éternel (qadīm) ou créé (muḥdaṯ)”.Footnote 18 Le titre Sur l'art médical correspond au traité Tέχνη ἰατριχή (Kühn I 305–412), également connu sous le titre Kitāb al-Ṣinā ʿa al-ṣaġīra dans la tradition arabe. Or, on ne trouve mention de la question de l’éternité du monde nulle part dans ce traité, à notre connaissance. Nous pensons qu'al-Rāzī vise plutôt ici le traité Sur l'expérience médicale, où ce problème est abordé.Footnote 19 Le traité Sur l'expérience médicale est d'ailleurs cité un peu plus loin dans les Doutes sur Galien, à nouveau en relation avec le traité Sur ses propres opinions, et là encore au sujet de l’éternité du monde.Footnote 20
Al-Rāzī met en relation les observations géographiques et astronomiques établissant le caractère indestructible du monde avec le principe aristotélicien selon lequel “ce qui ne se corrompt pas n'a pas été engendré”, qui joue le rôle de seconde prémisse dans la reconstruction du raisonnement de Galien. Tout au long de son commentaire, al-Rāzī considère que cette proposition est comprise par Galien comme un principe premier, à rebours des fragments transmis par Philopon.
Il affirme dans la quatrième partie du livre Sur la démonstration – et il tient le même discours en d'autres endroits – que ce qui ne se corrompt pas n'a pas non plus été engendré (bi-mukawwan).Footnote 21
Grâce à cette seconde prémisse, al-Rāzī peut reconstruire le syllogisme suivant chez Galien: 1. Le monde ne se corrompt pas. 2. Ce qui ne se corrompt pas n'est pas engendré. 3. Donc le monde n'est pas engendré.
La conclusion de ces deux prémisses, je veux dire [la prémisse] selon laquelle ‘le monde ne se corrompt pas’ et la prémisse selon laquelle ‘ce qui ne se corrompt pas n'a pas été engendré’, est la suivante: ‘le monde n'a pas été engendré’.Footnote 22
Al-Rāzī ne remet à aucun moment en cause, dans sa reconstruction du raisonnement de Galien, le statut de prémisse de la proposition selon laquelle ‘ce qui ne se corrompt pas n'a pas été engendré’. Dès lors, il semble difficile de concilier la version du traitement galénique de la question de l’éternité du monde dans le traité Contre Proclus sur l’éternité du monde d'une part, et dans les Doutes sur Galien d'autre part. Comment résoudre cette difficulté?
2. HYPOTHÈSE. UNE TENTATIVE DE RECONSTRUCTION DU LIVRE IV DU TRAITÉ SUR LA DÉMONSTRATION
Une première hypothèse, que nous ne retiendrons pas, consiste à dire qu'al-Rāzī n'ayant que le première partie du livre IV à sa disposition – comme l'indique le compte rendu de Ḥunayn cité plus haut –, le fragment cité par al-Rāzī appartient peut-être à un passage du livre IV antérieur au passage repris par Philopon (dont al-Rāzī ne disposerait pas). Nous ne sommes pas d'accord avec l'idée qu'al-Rāzī ne disposait pas des passages cités par Philopon. En effet, le commentaire de ce passage des Doutes sur Galien dans la Solution aux Doutes sur Galien montre qu'Abū al-ʿAlāʾ ibn Zuhr avait connaissance du passage cité par Philopon. Or, on ne voit pas pourquoi Abū al-ʿAlāʾ ibn Zuhr aurait eu accès à une version du traité Sur la démonstration plus complète qu'al-Rāzī.
Nous voudrions défendre ici une autre hypothèse, fondée sur la reconstruction de l'argumentation de Galien au livre IV du traité Sur la démonstration. Il nous semble que dans le livre IV, comme ailleurs dans son œuvre, Galien revient sur le caractère indécidable de la question de l’éternité du monde. Il en veut pour preuve les failles présentées par les objections opposées par Aristote à la cosmogonie platonicienne du Timée. Ces failles sont étudiées par Galien dans les passages cités par Philopon, qui se réfère aux passages I, 10–12 du traité Du Ciel. Selon notre hypothèse, il signale ensuite un petit passage de l'argumentation aristotélicienne, qui seul permettrait de résoudre cette question, si tout du moins on pouvait le vérifier. Il s'agit du passage I, 3 du traité Du Ciel. Le fragment cité par al-Rāzī et le commentaire qu'il en donne se rattachent à ce passage. Cette reconstruction de la démarche galénique est cohérente avec les autres passages de son œuvre où la question de l’éternité du monde et les autres questions indécidables sont abordées. En effet, Galien explique alors que ces questions sont indécidables car elles ne peuvent faire l'objet d'un jugement clair fondé sur l'expérience (πείρα).Footnote 23 En l'absence de critères empiriques, les jugements portés sur ces questions s'appuient au mieux sur des raisonnements simplement contingents et probables. C'est ce qui distingue les désaccords entre les médecins au sujet de l'utilité des remèdes, par exemple, des désaccords entre les philosophes sur des sujets tels que l’éternité du monde. Cet objectif méthodologique concorde avec la démarche du traité Sur la démonstration, tel que le présente Galien. Ainsi, dans le second livre du traité Sur les opinions d'Hippocrate et de Platon, Galien mentionne qu'il a expliqué dans son traité Sur la démonstration, quelle était la méthode scientifique, c'est-à-dire comment distinguer entre les prémisses “inappropriées”, et les prémisses appropriées, c'est-à-dire “démonstratives” ou “scientifiques”.Footnote 24
Des éléments solides permettent d’établir que le fragment cité et commenté par al-Rāzī se réfère au chapitre I, 3, du traité Du Ciel, et plus précisément au passage 270b12–17. Plus largement, la discussion par al-Rāzī de ce passage s’éclaire si on la place dans le contexte du passage 270b1–31.
Le chapitre I, 3 du traité Du Ciel aborde la question de la nature du “corps mû en cercle”, à savoir l'univers. Alors qu'il énumère les différentes propriétés du ciel, Aristote entame en 270a12 une démonstration visant à établir que l'univers est “inengendré et incorruptible, qu'il ne peut être augmenté ni altéré, du fait que tout ce qui est en devenir est en devenir à la fois à partir d'un contraire et d'un certain substrat, et que c'est la même chose pour la corruption”. Deux indices nous conduisent à identifier ce passage comme le contexte d'origine du fragment cité par al-Rāzī.
1) L'un des arguments invoqués par Aristote en faveur de l'incorruptibilité du monde, à savoir l'observation sensible et la transmission des données des sens, se retrouve dans le fragment cité par al-Rāzī et dans le commentaire de ce dernier, qui évoque explicitement la transmission continue des témoignages humains par la tradition.
2) L'argument selon lequel l'univers ne peut être augmenté ou altéré, invoqué par Aristote en 270a23–35, est également utilisé par al-Rāzī dans son commentaire du fragment, sans citer Aristote.
Nous allons reprendre ces indices l'un après l'autre.
1) Après avoir fait appel à la religion pour appuyer l'idée que le premier corps est inengendré et incorruptible, Aristote a recours à l'observation sensible.
Mais cela suit aussi suffisamment de l'observation sensible, dans la mesure, certes, où l'on peut se fier aux témoignages humains; en effet dans toute l’étendue du temps écoulé, selon la tradition que les hommes se sont transmise les uns aux autres, aucun changement n'a été constaté ni dans la totalité la plus extérieure du ciel, ni dans aucune des parties qui lui sont propres.Footnote 25
Si notre hypothèse est juste, le fragment cité par al-Rāzī correspond au commentaire par Galien de la fin de la citation, selon laquelle “aucun changement n'a été constaté […] dans aucune des parties qui lui sont propres”. Galien a recours pour expliquer cette phrase aux observations faites par les astronomes, qui indiquent que les dimensions des astres, la distance qui les sépare, ou leurs mouvements, “restent dans un seul et même état”.
Al-Rāzī, pour sa part, doute qu'il soit possible que les témoignages humains soient transmis d'une génération à l'autre sur une assez longue période de temps pour constituer une preuve valide. C'est là le second argument d'al-Rāzī contre l'idée que les observations empiriques indiquent que le monde ne subit aucun changement. Le premier argument montrait que le fait que les astres demeurent dans un seul et même état ne permet en rien de conclure que l'univers est incorruptible, car certaines substances sont détruites tout d'un coup et par surprise. Al-Rāzī passe ensuite au second argument: même si les parties composant l'univers subissaient une corruption graduelle, celle-ci pourrait tout à fait être tellement lente qu'elle ne pourrait pas être décelée par les astronomes ni transmise d'une génération à l'autre sur une assez longue période de temps.
C'est la raison pour laquelleFootnote 26 il est possible que la corruption affecte la substance des astres – même si c'est après des milliers de milliers d'années –, et que la diminution qui s'y produit durant une période couvrant le début et la fin des chroniques de plusieurs personnes les unes après les autres, soit si minuscule qu'elle soit indécelable par l'observation astronomique. En effet, l'astronome ne peut percevoir que de manière approximative (bi-al-qurb) la dimension des plus grandes [sphères]. Toute diminution de celles-ci qui pourrait être visible par l'astronome, se déroulerait forcément sur une période que ne sauraient couvrir les histoires, les chroniques et les observations astronomiques de plusieurs personnes les unes après les autres de manière successive et continue, en raison d'une catastrophe (mubīra) dévastatrice comme une inondation, une épidémie, ou autre chose semblable.Footnote 27
Les témoignages transmis par les hommes les uns aux autres étaient probablement évoqués par Galien juste avant ou juste après le fragment présenté par al-Rāzī, ce qui explique que ce dernier s'y attaque. Il s'oppose à cette belle continuité, en reprenant l'idée des catastrophes périodiques évoquée dans le Timée (22c). Si notre hypothèse est cohérente, Galien interprète la transmission des témoignages des hommes dans le passage d'Aristote comme une transmission continue. Il n'est pas certain qu'Aristote ait soutenu une telle continuité. En effet, dans le traité Du Ciel, peu après ce passage, Aristote revient sur cette transmission en expliquant que “ce n'est pas une ou deux fois, mais un nombre infini de fois, soyons-en convaincus, que les mêmes opinions sont parvenues jusqu’à nous”. Selon Catherine Dalimier et Pierre Pellegrin, on peut lire dans ce passage la doctrine aristotélicienne des catastrophes périodiquesFootnote 28 (voir aussi Météorologiques, 352a17). Galien ne mentionne pas ici ces catastrophes, puisque de toute façon, dans le texte d'Aristote, elles ne remettent pas en question l'argument fondé sur la transmission des témoignages des hommes les uns aux autres. Pour al-Rāzī cependant, ces catastrophes périodiques empêchent la transmission continue des observations des astronomes. Dès lors, il est bien impossible de savoir à partir de la comparaison des témoignages passés et présents si l'univers a augmenté ou a diminué.
2) L'absence d'augmentation (et la diminution) de la masse de l'univers constitue, pour Aristote, un argument de plus en faveur du caractère inaltérable du monde (270a23). Cet argument n'est pas mentionné dans le fragment cité par al-Rāzī, qui ne traite que de la seconde partie du passage 270b12–17, pas de la première, à savoir “aucun changement n'a été constaté [ni] dans la totalité la plus extérieure du ciel”. Pourtant, il est bien présent dans le commentaire d'al-Rāzī.
Quelle est la mesure de la diminution que le rubis et le verre pourraient subir, depuis l'astronome Hipparque jusqu’à Galien? Je pense pour ma part que la diminution qu'ils auraient subie en se détériorant ne pourrait même pas être mesurée par les instruments les plus précis possibles. Et cela, en dépit du fait que le degré de corruption du [rubis], par comparaison aux astres, est sans doute similaire au degré de corruption des plantes, par comparaison au [rubis], et même la différence [entre le rubis et les astres] pourrait être beaucoup plus importante. De plus, ce qui se trouve entre nos mains, nous pouvons l'examiner (nuḥaddiqu ilayhi) et le peser (nazinuhu), mais nous ne pouvons embrasser les dimensions des plus grandes planètes et la distance [des unes aux autres], sinon grâce aux différents stratagèmes permettant de mesurer l’étendue, comme l'optique et le [calcul des] rapports, qui ne sont absolument pas précis mais s'arrêtent à approximer (taqif ʿalā al-taqrīb). Ainsi, si on ajoutait au volume du soleil une [partie] équivalente à la plus grande montagne, ou qu'on la lui enlevait, nos observations n'appréhenderaient pas [ce volume] autrement qu'elles ne le faisaient avant cet ajout ou cette soustraction.Footnote 29
Al-Rāzī part de l'analogie suivante: les astres sont au rubis et au verre ce que le rubis et le verre sont aux matières organiques telles que les végétaux: de même que le rubis et le verre se dégradent beaucoup plus lentement que les végétaux, de même, les astres se dégradent beaucoup plus lentement que les minéraux, voire infiniment plus lentement. Les observations des astronomes ne peuvent pas rendre compte de ces dégradations, car les plus anciennes observations sont déjà détruites par une des nombreuses catastrophes périodiques, avant de pouvoir être comparées aux dernières observations. Dans ce passage, al-Rāzī imagine ainsi une expérience cosmologique, fondée sur le calcul et la comparaison. Aux instruments de mesure des corps que nous pouvons “examiner” (ḥaddaqa) et “peser” (wazana), correspondent les “stratagèmes” (ḥiyal) des astronomes, à savoir l'optique et le calcul des rapports. Or, si la diminution des corps organiques est si lente qu'elle ne peut sans doute pas être mesurée empiriquement, que dire de celle des corps célestes? La diminution des corps célestes, même si elle avait lieu, serait si lente qu'elle échapperait aux mesures des astronomes, empreintes d'approximation (taqrīb). Il faut entendre le terme d'approximation en un sens précis ici. En effet, dans le contexte de l'astronomie, l'approximation est à la fois l'inexactitude due aux instruments de mesure (et la nature de l'objet mesuré) et la marge d'erreur, encadrée par des méthodes de calcul.Footnote 30
Ainsi, al-Rāzī reprend pour le critiquer un argument mis en avant par Aristote et repris par Galien, qui y voyait sans doute la trace du fameux critère empirique tant recherché pour trancher les questions indécidables. Replacer cet argument dans le contexte de la discussion aristotélo-galénique du traité Du Ciel I, 3, permet ainsi de mieux comprendre pourquoi al-Rāzī fait appel à lui ici: al-Rāzī retourne contre Galien (et Aristote) l'argument invoqué par ce dernier de la nécessaire transmission des observations des hommes les uns aux autres, pour en faire non pas un atout mais un handicap, puisque cette transmission ne peut en réalité pas s'opérer sur la période de temps (des milliers et des milliers d'années) qui serait nécessaire à déceler la moindre trace de corruption du monde.
Comme al-Rāzī cite seulement ici un très bref passage du traité Sur la démonstration, il est difficile d’établir avec certitude s'il a eu connaissance de l'ensemble de l'argumentation aristotélicienne par l'intermédiaire de Galien ou directement, en lisant la traduction arabe du traité Du Ciel, réalisée par Ibn al-Biṭrīq puis corrigée par Ḥunayn ibn Isḥāq.Footnote 31 Al-Rāzī connaissait la doctrine aristotélicienne de l’éternité du monde grâce à d'autres passages également. Dans son traité Sur la métaphysique, al-Rāzī cite un passage du livre VIII de la Physique à ce sujet.Footnote 32 Dans le même traité, il fait également référence au livre Lambda de la Métaphysique. Dans ce passage des Doutes sur Galien, il est probable qu'al-Rāzī suive le compte rendu de Galien.
Ainsi, le fragment et la réponse d'al-Rāzī dans les Doutes sur Galien nous semblent confirmer l'hypothèse suivante: Galien, au livre IV du traité Sur la démonstration, critique l'argumentaire aristotélicien en faveur de l’éternité du monde développé dans le premier livre du traité Du Ciel, et montre du doigt la seule piste valable d'après lui, à savoir la piste empirique, évoquée seulement en passant par Aristote dans le très bref passage 270b12–17. Cette hypothèse est encore confirmée par la réponse d'al-Rāzī à une objection qu'on pourrait, dit-il, lui faire. Cette objection est fondée sur la visée méthodologique du traité Sur la démonstration, dont al-Rāzī montre ainsi qu'il ne l'ignorait pas du tout.
Si quelqu'un venait à l'excuser (i.e. Galien) en disant qu'il ne lui était pas possible, dans ce passage, d’établir que le monde ne se corrompt pas, mais qu'il a montré d'où on devait tirer les prémisses, je dirais: mes reproches à son égard à propos de ce passage et mes objections à son sujet sont encore plus graves, s'il destine cet exemple à servir de modèle pour l'ensemble des prémisses. En effet, il a posé des principes qui n’étaient pas, en réalité, des principes, et des conséquences que n'impliquait pas nécessairement ce qui les précédait.Footnote 33
Le défenseur virtuel de Galien souligne qu'il est bien question dans l'argument de Galien de montrer “d'où tirer les principes”. Selon notre hypothèse, Galien montre en effet que les seuls arguments grâce auxquels on peut trancher les questions indécidables sont des critères empiriques, fondés sur l'expérience. C'est la raison pour laquelle il critique le raisonnement d'Aristote en faveur de l’éternité du monde, et notamment les objections d'Aristote contre la cosmologie platonicienne du Timée, comme le montrent les témoignages transmis par Philopon. Mais le court passage 270b12–17 retient son attention, car il est fondé sur des observations empiriques. Pour al-Rāzī, comme il s'est appliqué à le montrer notamment grâce à la comparaison du rubis et des corps célestes, l'immutabilité du monde n'est pas une évidence empirique et ne saurait donc constituer une prémisse. De même, le fait que les astronomes n'observent pas de changement dans les mesures astronomiques (si tant est que ces mesures soient précises ou puissent être transmises sur une longue période, ce qui n'est doublement pas le cas), ne permet en aucun cas de conclure que le monde ne s'amenuise pas, ou ne sera pas détruit brutalement.
Un autre passage, cette fois-ci attribué à al-Fārābī, vient renforcer l'hypothèse selon laquelle, dans le chapitre IV du traité Sur la démonstration, Galien entend montrer que sur la question de l’éternité du monde, comme pour l'ensemble des questions indécidables, seules des propositions tirées de critères empiriques pourraient apporter des éléments de réponse. Il est crucial d'observer que ce commentaire d'al-Fārābī intervient justement dans le contexte du commentaire, par Averroès, du traité Du Ciel I, 3, 270b4–5, soit le passage précédant immédiatement celui qui forme le contexte de la citation d'al-Rāzī. Dans son commentaire, Averroès explique:
Ensuite, [Aristote] a dit: ‘Et la raison témoigne en faveur de l’évidence et l’évidence de la raison’, etc. De telles propositions, Abū Naṣr a dit à leur sujet que la croyance était très voisine de la vérité certaine. Et comme Galien a été d'avis que personne ne pouvait savoir si le monde était éternel sinon au moyen de ces propositions dont l'origine est tirée de la sensation et du témoignage du passé, il a dit dans son livre Sur ses opinions qu'il n'avait rien de certain sur la question de savoir si le monde était créé ou éternel a parte ante; et il est manifeste, à partir de ses propos dans son livre intitulé La démonstration, que lui-même n'utilise au sujet de l’éternité du monde que ce genre de propositions.Footnote 34
Le passage du traité Sur la démonstration dont parle al-Fārābī ici correspond très probablement au livre IV et plus précisément au commentaire du traité Du Ciel, I, 3, que nous tentons ici de reconstruire. Or, al-Fārābī explique que le propos de Galien dans ce commentaire consiste à insister sur la nécessité d'obtenir des prémisses empiriques pour trancher la question de l’éternité du monde, démarche qu'al-Rāzī pointait du doigt en creux en disant que Galien voulait ici montrer “d'où tirer les prémisses”.
Ainsi, il nous semble que l'hypothèse suivante est désormais fondée sur des bases solides: Galien, dans le livre IV du traité Sur la démonstration, entend montrer à nouveau en quel sens la question de l’éternité du monde est indécidable. Il s'appuie cette fois-ci sur les difficultés présentées par le raisonnement mis en œuvre par Aristote pour démontrer l’éternité du monde dans le premier livre du traité Du Ciel, et en particulier sur les objections adressées par Aristote à la cosmologie du Timée en I, 10–12. Galien veut avant tout montrer que les prémisses d'un tel jugement doivent être empiriques. C'est ce qui le conduit à se concentrer sur un court passage du livre I, 3, à savoir les quelques lignes 270b12–17. Selon lui, seul ce passage contiendrait les germes d'un raisonnement permettant de trancher la question de l’éternité du monde, car lui seul s'avance sur la piste des preuves empiriques, en l'occurrence les observations des astronomes.
À l'issue de cette analyse, on peut donc résoudre les tensions entre le fragment et le commentaire d'al-Rāzī et le commentaire de Philopon: dans ce passage, al-Rāzī s'attaque au seul argument aristotélicien qui trouve grâce aux yeux de Galien, celui des observations des astronomes. En aucun cas il ne répond à l'ensemble du raisonnement de Galien. Une source inédite nous permet de compléter cette reconstruction du livre IV du traité Sur la démonstration. Il s'agit de la Solution aux Doutes sur Galien d'Abū al-ʿAlāʾ ibn Zuhr, médecin andalou du XIIe siècle.
3. UNE NOUVELLE SOURCE: LA SOLUTION AUX DOUTES SUR GALIEN D'ABŪ AL-ʿALĀʾ IBN ZUHR
La Solution aux Doutes sur Galien d'Abū al-ʿAlāʾ ibn Zuhr s'inscrit dans la lignée de plusieurs ouvrages écrits en réaction aux Doutes sur Galien et en défense de ce dernier. Ainsi, on sait que ʿAlī ibn Riḍwān (m. 1068),Footnote 35 Ibn Abī Ṣādiq (m. 1068),Footnote 36 et ʿAbd al-Laṭīf al-Baġdādī (m. 1162)Footnote 37 composèrent également chacun un ouvrage connu sous le titre Ḥall Šukūk al-Rāzī (ou Ḥall Šayʾ min Šukūk al-Rāzī). Tous sont aujourd'hui perdus.Footnote 38 Seul demeure l'ouvrage d'Abū al-ʿAlāʾ ibn Zuhr, ce qui le rend d'autant plus précieux.
À notre connaissance, ce traité est accessible partiellement dans un unique manuscrit, conservé à la bibliothèque de Meshed. La copie dont nous disposons ne porte pas de date, et le manuscrit, incomplet, s'interrompt avant le colophon. Manque le commentaire d'environ un cinquième des Doutes sur Galien, à savoir les derniers sept folios, si l'on suit le manuscrit Maǧlis. Le manuscrit est composé en écriture nasḫī au trait épais mais lisible.
Abū al-ʿAlāʾ explique dans l'introduction de son ouvrage qu'il ne peut croire que les Doutes sur Galien aient bien été composés par Abū Bakr al-Rāzī, tant sa lecture d'autres ouvrages d'al-Rāzī lui a montré que ce dernier connaissait bien les livres et les doctrines des philosophes. Or, selon lui, les Doutes sur Galien font étalage de tant d'ignorance et de sophisme qu'il estime que leur auteur se fait passer pour al-Rāzī. Pour sa part, il le désigne sous l'appellation “le Sophiste” dans le reste du traité. Cette appellation est intéressante. En effet, une grande partie des objections faites par al-Rāzī à Galien dans les Doutes sur Galien consiste à souligner les contradictions internes à l’œuvre de Galien (tanāquḍ). Or, le sophiste semble être celui qui interdit l'accès à la vérité en amenant son adversaire à se contredire. Si al-Rāzī est bien l'auteur du traité, poursuit Abū al-ʿAlāʾ, il a dû composer celui-ci dans sa jeunesse, ou en tout cas au début de ses études de médecine, avant de comprendre les livres de Galien dont il parle.
En retour, Abū al-ʿAlāʾ souhaite, pour sa part, établir que ce qu'a dit Galien est vrai. Il explique procéder question (masʾala) par question. En effet, l'ouvrage procède en séquences, dont chacune commence par l'en-tête masʾala, suivie d'une citation des Doutes (qāla al-sūfisṭānī), suivie à son tour du commentaire d'Abū al-ʿAlāʾ (qāla Abū al-ʿAlāʾ ibn Zuhr). La première citation des Doutes, qui porte justement sur l’éternité du monde, pose problème. En effet, l'entame masʾala est absente, et rien ne marque le début de la séquence. À la fin du feuillet 2b de notre copie, Abū al-ʿAlāʾ explique qu’“il a entrepris, à partir de là, de clarifier le raisonnement de Galien qu'ignorait le Sophiste” (šaraʿtu min hāhunā fī tabyīn ġaraḍ Ǧālīnūs fī mā ǧahilahu al-sūfisṭānī). En bas du feuillet 2b, le premier mot du feuillet suivant est marqué: Aflāṭun. Effectivement, le feuillet 3a commence bien par Aflāṭun. Mais la suite ne forme pas une continuité avec le feuillet précédent. Abū al-ʿAlāʾ reste à la fin du feuillet 2b au niveau de critiques générales adressées contre al-Rāzī et n'aborde pas encore la question des objections présentées à l'encontre du traité Sur la démonstration. Tout porte donc à croire qu'il y a là une erreur du copiste, et une lacune dans le manuscrit, probablement assez importante. Au début du feuillet 3a, il semble qu'on soit déjà au cœur de la masʾala portant sur le fragment du livre VI sur l’éternité du monde cité par al-Rāzī. Plus précisément, si l'on suit le déroulement des autres séquences, il s'avère qu'on prend la discussion directement à l’étape du commentaire d'Abū al-ʿAlāʾ.
(1) {lacune➤➤} Nous avons compris ‘ce qui ne se corrompt pas ni n'est généré’ dans le sens d'Aristote, c'est-à-dire les sphères célestes.
Voilà littéralement ce que dit Galien dans le traité Sur la démonstration.
(2) À l'endroit où Aristote parle des sphères et des planètes, disant qu'elles sont telles parce que leur forme et leurs mouvements n'ont pas de contraire,Footnote 39 il est dit d'une chose qu'elle n'est pas engendrée à partir d'un autre argument, à savoir que la forme [des sphères et des planètes], leurs mouvements et la distance qui les sépare l'une de l'autre n'ont pas subi de changement au cours de milliers d'années.
(3) En effet, si toutes ces choses se transformaient [pour emprunter] la nature du feu et si leur substance se transformait, conformément à ce que pense Zénon,Footnote 40 il conviendrait que leurs corps ne demeurent pas dans un seul et même état, ni les distances qui les séparent, et que l'eau de la mer qui était là avant nous disparaisse. Or, pas une seule de ces choses ne s’éloigne de son état initial ou ne change, comme l'ont observé les astronomes au cours de plusieurs milliers d'années. Donc, il s'ensuit nécessairement que le monde ne vieillit pas.
(4) De même, s'il existait une chose froide qui l'entourait de l'extérieur, le condensait, le rassemblait et le compressait,Footnote 41 il serait nécessaire que cette cause entraîne des changements dans la taille des corps qui se trouvent dans [le monde], ainsi que dans la distance qui les sépare, dans leur mouvement, ainsi que dans la taille du soleil, de la lune et de l'ensemble des planètes, mais on ne constate pas cela.Footnote 42
Nous avons introduit la numérotation à des fins de clarté. Ce passage est intéressant pour au moins trois raisons.
a) Tout d'abord, il confirme que le contexte d'origine du fragment du traité Sur la démonstration cité par al-Rāzī est bien le traité Du Ciel, I, 3. Abū al-ʿAlāʾ indique que nous sommes ici dans un contexte aristotélicien: il est question de l’éternité des sphères célestes. La première manière d’établir l’éternité des sphères consiste à montrer que le mouvement circulaire n'a pas de contraire. La seconde manière consiste à montrer que si les sphères pâtissaient d'un quelconque changement, les observations sensibles des astronomes en porteraient la trace. On est bien ici dans le contexte du traité Du Ciel I, 3 (270b1–31).
b) Ce passage pourrait enrichir la collection de fragments du traité Sur la démonstration. En effet, comment comprendre le rôle hypothétique joué par le feu (3), et celui du froid (4), sinon comme des éléments du commentaire de Galien? On ne trouve pas mention de telles théories dans le traité Du Ciel I, 3. Il est extrêmement peu probable qu'Abū al-ʿAlāʾ soit l'auteur de ces deux commentaires. Il nous semble beaucoup plus probable que ces deux exemples aient été introduits par Galien dans son commentaire, au même titre que la mention des astronomes. Dans ce cas, le paragraphe (2) correspond au résumé par Galien du traité Du Ciel I, 3, 270b12–17, et les paragraphes (3) et (4) au commentaire qu'en fit Galien dans le traité Sur la démonstration, IV.
Dans les passages (3) et (4), Galien se réfère aux deux pans du schéma cosmogonique stoïcien, refroidissement et condensation d'une part, embrasement et diffusion d'autre part. Le premier explique l'apparition des corps ténus, le second celui des corps denses. Selon Galien, l'embrasement général du monde, s'il avait lieu, devrait nécessairement entraîner des changements dans la taille des corps célestes, leurs distances les uns aux autres, et le volume de la mer. En effet, l'embrasement général est fondé sur la doctrine stoïcienne de la transformation des éléments: à partir de l'eau, la terre se dépose par condensation, mais aussi l'air est généré par exhalaison, et peut à son tour se transformer en feu. Puisque les observations empiriques montrent que la taille et les distances entre les planètes ne varient pas, la doctrine stoïcienne de l'embrasement du monde ne tient pas, selon Galien. Il en va de même du processus de refroidissement appliqué au monde, que Galien extrait sans doute de sa lecture de ChrysippeFootnote 43: l'effet condensateur du froid produit une transformation des éléments qui devrait conduire à un amenuisement du monde.
c) Si le contexte de ces deux éléments est bien le traité Sur la démonstration, et puisqu'ils ne se trouvent pas dans le commentaire des Doutes sur Galien, leur présence chez Abū al-ʿAlāʾ indiquerait que ce dernier avait du traité de Galien une connaissance qui ne dépend pas entièrement des parties transmises et commentées par al-Rāzī. On peut faire la même remarque lorsqu'Abū al-ʿAlāʾ mentionne le contexte aristotélicien du commentaire de Galien: en rappelant ce contexte, soit Abū al-ʿAlāʾ montre sa grande perspicacité de commentateur, ce qui n'est pas à exclure, soit – et c'est plus probable –, il apporte la preuve qu'il connaissait le traité galénique au-delà des fragments transmis par al-Rāzī.
Abū al-ʿAlāʾ répond à l'argument d'al-Rāzī, qui voyait une contradiction entre le traité Sur la démonstration et le traité Sur ses propres opinions au sujet de l’éternité du monde, en rappelant la visée méthodologique du premier traité. Ainsi, pour Abū al-ʿAlāʾ ibn Zuhr, la contradiction que pointe al-Rāzī chez Galien entre Sur ses propres opinions et Sur la démonstration n'existe pas, car les deux traités ne suivent pas la même démarche. Dans le traité Sur la démonstration, Galien se sert d'exemples tirés de démonstrations faites par d'autres, sans reprendre à son compte les conclusions de ces démonstrations (en l'occurrence la démonstration de l’éternité du monde construite par Aristote dans le traité Du Ciel), tandis que dans le traité Sur ses propres opinions, comme le titre l'indique, il expose et défend ses propres idées.
(1) Cela est repris d'Aristote (ḥ akā ḏālika ʿan Arisṭāṭālis): [Galien] laisse de côté ses propres opinions, pour les rassembler dans un livre à part, comme il l'a fait dans le traité Sur ses propres opinions.
(2) Quant à la citation qu'il (i.e. al-Rāzī) reprend de Galien et du traité Sur ses propres opinions, celle que mentionne le Sophiste ne correspond pas au texte de Galien. Ce que dit le texte de Galien à cet endroit, selon ce que tu peux lire, c'est qu'il ne possède pas de science certaine qui lui permette d'affirmer que le monde est créé à partir de quelque chose, ou qu'il est créé à partir de rien. Il n'y a donc pas là la contradiction imaginée par ce Sophiste chez Galien.
(3) S'il avait retenu les conditions de la négation, il n'aurait pas montré une telle ignorance. En effet, Galien, dans le traité Sur la démonstration, traite des méthodes démonstratives, en prenant pour exemple ce qu'ont dit ses maîtres, comme par exemple Platon et Aristote, à propos de sujets pour lesquels nous n'avons pas trouvé de chemin menant à la certitude parfaite, car il est préférable de les suivre.
(4) De plus, s'il est vrai qu'il nous enseigne comment sont choisies les prémisses démonstratives et comment sont ordonnés les syllogismes valides conclusifs, il lui appartient de partir de l'exemple qui lui plaît, et il appartient à celui qui apprend cette méthode générale de voir si l'exemple obéit à ce qu'impose la règle, ou s'il est douteux. Tandis que dans son livre Sur ses propres opinions, il mentionne ce qu'il accepte et qu'il considère établi, [en le distinguant] de ce qu'il n'accepte pas et ce qui est douteux. Ainsi, il y aurait une contradiction entre ces deux propositions, seulement s'il considérait qu’étaient établies toutes les opinions d'Aristote après les avoir examinées.Footnote 44
Si al-Rāzī voit une contradiction entre les traités, c'est qu'il néglige la visée méthodologique du traité Sur la démonstration. Dans ce passage, Galien expose les démonstrations construites par Platon et Aristote sur une question indécidable, celle de l’éternité du monde. Le lecteur du livre, poursuit Abū al-ʿAlāʾ, est ainsi rendu apte à comparer l'exemple de démonstration pris par Galien avec la méthode générale que celui-ci lui a enseignée, et de voir si une objection peut lui être adressée. Ce serait donc au lecteur de faire ces objections, et non à Galien.
Ce passage témoigne d'une connaissance du traité Sur la démonstration, et du livre IV en particulier, qui dépasse les fragments transmis par al-Rāzī. On peut donc penser qu'au XIIe siècle, le traité Sur la démonstration circulait toujours parmi les médecins et les philosophes arabes, tout du moins partiellement.
Cette nouvelle source nous aide-t-elle à comprendre si la partie du livre IV sur laquelle se fonde Philopon était disponible en arabe, sinon à l’époque d'al-Rāzī, du moins à celle d'Abū al-ʿAlāʾ? En d'autres termes, quel statut possède aux yeux de Galien, selon Abū al-ʿAlāʾ, le principe aristotélicien selon lequel ‛tout ce qui est engendré se corrompt’? Il semble qu'Abū al-ʿAlāʾ soit beaucoup plus nuancé qu'al-Rāzī à ce sujet.
Quant au passage où il déclare que Galien a tranché le problème [de l’éternité du monde] dans le traité Sur la démonstration en disant que ce qui ne se corrompt pas n'a pas été engendré, c'est un mensonge, car Galien dit et explique dans le traité Sur la démonstration que ce problème ne peut être résolu qu'après un travail de définition et de distinction. Je parlerai de ce travail de distinction lorsque j'examinerai les doutes adressés au traité Sur le marasme, si j'en vois la nécessité.Footnote 45
Abū al-ʿAlāʾ affirme ici que Galien ne reprend pas à son compte, dans le traité Sur la démonstration, le principe aristotélicien selon lequel ‛ce qui ne se corrompt pas n'a pas été engendré’. Mais, à cet endroit, il ne mentionne pas plus que celui-ci les fragments du traité Sur la démonstration cités par Philopon, alors qu'il aurait trouvé là matière à répondre à al-Rāzī. Plutôt que de citer ces passages, il fait référence au traité Sur le marasme, dans lequel, comme on l'a vu, Galien explique que dans le traité Sur la démonstration, il a considéré seulement comme probable et non pas comme nécessaire la proposition selon laquelle tout ce qui est engendré se corrompt.
Ce passage du traité Sur le marasme était à la disposition d'al-Rāzī, qui en fait une tout autre analyse. Al-Rāzī l'aborde dans les Doutes sur Galien lorsqu'il en vient au traité Sur le marasme.
Puis il dit (dans le traité Sur le marasme): ‛La proposition selon laquelle “tout ce qui est engendré se corrompt” n'est pas vraie absolument, mais elle est seulement probable’.
Cela contredit la conclusion à laquelle il parvient dans le traité Sur la démonstration, selon laquelle ce qui ne se corrompt pas n'est pas engendré. En effet, s'il est possible que ce qui est engendré ne se corrompe pas, il est possible que le monde, même s'il ne se corrompt pas, soit engendré.Footnote 46
Ce passage semble indiquer, à première vue, qu'al-Rāzī est sincère lorsqu'il estime que dans le traité Sur la démonstration, Galien prend parti en faveur de l’éternité du monde, mais aussi sincère dans son oubli: manifestement, il ne disposait pas des fragments transmis par Philopon, qui auraient changé sa vision des choses ici.
Pourtant, le commentaire de ce même passage du traité Sur le marasme par Abū al-ʿAlāʾ remet en question l'hypothèse selon laquelle la version arabe du traité Sur la démonstration – au moins celle dont disposait Abū al-ʿAlāʾ – ne comprenait pas la distinction entre les deux types d’éternité qui faisait l'objet des deux premiers fragments cités par Philopon. L'importance de ce passage justifie que nous le citions en entier.
(1) Le Sophiste dit: ‛Puis Galien dit: “La proposition selon laquelle tout ce qui est engendré se corrompt n'est pas vraie absolument, mais elle est probable”. Cela contredit la conclusion à laquelle il est parvenu dans le traité Sur la démonstration, à savoir: tout ce qui ne se corrompt pas, n'est pas non plus engendré, car s'il était possible que ce qui est engendré ne se corrompe pas, alors il serait possible que le monde, même s'il ne se corrompt pas, soit engendré.’
(2) Abū al-ʿAlāʾ dit (…): ce que dit Galien, c'est que la proposition selon laquelle tout ce qui est engendré ne se corrompt pas n'est pas vraie absolument, mais qu'elle est vraisemblable, et qu'il a montré cela dans le quatrième livre du traité Sur la démonstration, en disant qu'il est possible qu'une chose engendrée ne se corrompe pas, car elle a acquis une permanence grâce à sa régénération perpétuelle, et parce qu'elle est empêchée de recevoir la mort.
(3) Le Sophiste affirme que Galien, en disant que la proposition selon laquelle tout ce qui est engendré ne se corrompt pas, n'est pas vraie absolument mais qu'elle est probable, contredit la conclusion à laquelle il est parvenu dans le traité Sur la démonstration, à savoir: “tout ce qui ne se corrompt pas n'est pas engendré”. Mais il (i.e. le Sophiste) ment à ce sujet.
(4) En effet, Galien ne dit pas cela, mais il dit: la proposition selon laquelle tout ce qui ne pâtit pas de la corruption doit nécessairement ne pas être engendré, requiert définition et distinction, afin qu'on l'accepte aisément. La distinction et la définition [de cette proposition] consiste à étudier en quel sens [cette chose] ne pâtit pas de la corruption: il peut en aller ainsi soit parce qu'aucun principe de corruption n'entre en elle, s'il s'agit d'une chose singulière simple impassible, soit parce qu'elle a acquis une permanence en étant perpétuellement régénérée, ou parce qu'elle est empêchée de recevoir la mort.Footnote 47
Ce passage de la Solution aux Doutes sur Galien est capital: non seulement Abū al-ʿAlāʾ nous offre (à nouveau?) un nouveau fragment de la version arabe du traité Sur la démonstration, mais il indique qu'al-Rāzī s'est bien arrêté à mi-parcours dans son compte rendu du livre IV.
On ne peut pas exclure tout à fait l'idée que la version du traité Sur la démonstration sur laquelle s'appuie al-Rāzī n'est pas la même que celle sur laquelle s'appuie Abū al-ʿAlāʾ. Mais il est plus probable qu'al-Rāzī, dans les Doutes sur Galien, insiste sur le seul passage qu'il trouve sujet au doute, à savoir l'inclination de Galien envers les arguments empiriques en faveur de l’éternité du monde.
Al-Rāzī ne s'arrête d'ailleurs pas là, et soutient l'idée que la cosmologie galénique possède un arrière-fond éternaliste en soulignant, dans le traité Sur la démonstration, deux autres passages aristotéliciens où cosmologie et biologie sont intrinsèquement liées.
4. COSMOLOGIE ET BIOLOGIE
Al-Rāzī relie le premier fragment, sur le caractère incorruptible du monde, à deux autres fragments, également tirés du traité Sur la démonstration et qui, selon lui, présupposent qu'ait été établie l’éternité du monde. L'un comme l'autre mettent en exergue l'intrication de la cosmologie galénique telle qu'il l'interprète dans le traité Sur la démonstration, et de la biologie. Le premier, également situé dans le livre IV par al-Rāzī, traite du rôle de cause efficiente du cercle du zodiaque. Le second est attribué par al-Rāzī au livre XII, et porte sur la continuité des saisons. Nous ne traiterons ici que du premier fragment, afin de nous en tenir à l’étude du livre IV du traité Sur la démonstration dans les Doutes sur Galien.
Dans ce fragment, al-Rāzī attribue à Galien l'idée que le cercle de l’écliptique, c'est-à-dire le cercle du zodiaque, joue un rôle de principe organisateur dans le monde.
Dans ce même livre (i.e. le livre IV de Sur la démonstration), Galien explique qu'on peut montrer que le cercle du zodiaque (dāʾira al-burūǧ) est la cause de la génération des animaux, des plantes, et de toute forme d'art (ṣināʿa) et de discernement (ḥukm). Il déclare que cela est clairement montré dans les livres d'Aristote consacrés aux Parties des animaux, et dans les livres de Théophraste Sur les plantes, et en plus de cela, dans son livre Sur l'utilité des parties.Footnote 48
Comme l'indique Galien lui-même, le contexte de ce passage est également aristotélicien. En effet, le rôle de cause efficiente joué par le soleil et son mouvement le long de l’écliptique est développé dans les livres Sur la génération et la corruption, II, 10, et la Génération des animaux, IV, 8.
Dans le premier passage, Aristote explique que “ce n'est pas le premier déplacement qui est cause de la génération et de la corruption, mais celui selon l’écliptique”.Footnote 49 Le mouvement du soleil le long de l’écliptique déclenche des processus biologiques cycliques qui décident de la durée et de la vie des êtres. C'est sans doute parce qu'ils appartiennent au corpus des traités biologiques d'Aristote que Galien attribue ces passages aux Parties des animaux. Dans ces deux traités, Aristote construit une conception de la biologie adossée à ses doctrines cosmologiques.Footnote 50 L’éternité des espèces biologiques est ainsi fondée sur un ordre cosmique éternel.
Le passage auquel al-Rāzī fait ici référence dans le traité Sur l'utilité des parties correspond sans doute à l’épilogue. En effet, Galien y mentionne “l'intellect” envoyé en direction de la terre par les “corps situés plus haut”, à savoir le soleil, la lune, et enfin les astres. Nous citons ici ce passage dans la traduction arabe de Ḥunayn, qu'al-Rāzī a pu avoir à sa disposition. Galien vient de souligner que même de la terre, pourtant la partie la plus vile de l'univers, sont engendrés des animaux dont la structure manifeste qu'ils ont été composés suivant un dessein rationnel.
S'il en va ainsi, alors on constate qu'un certain intellect parvient à elle (i.e. la terre) à partir des corps situés plus haut (min al-aǧsām allatī fawq). Lorsque l'on examine ces corps, on est immédiatement frappé par la beauté de leur substance. On est d'abord frappé par la beauté de la substance du soleil, puis après le soleil par la lune et par l'ensemble des astres. […] En réfléchissant à cela, je considère qu'un vaste intellect est répandu dans l'air qui nous entoure. En effet, il ne serait pas cohérent que [l'air] participe à la lumière du soleil, mais qu'il ne participe pas à sa puissance. Footnote 51
Al-Rāzī voit ici un écho du livre IV du traité Sur la démonstration, et de la causalité du cercle du zodiaque. Il ne nie pas que le rôle organisateur du zodiaque dans le traité Sur l'utilité des parties apparaît seulement sous forme d'allusion. Il explique d'ailleurs ne pas savoir quel statut accorder à cette théorie chez Galien.
Il (i.e. Galien) n'a pas clairement montré, dans son livre Sur l'utilité des parties, que le zodiaque est ce qui assemble les animaux, et ne s'est pas attardé sur le sujet, et a fortiori ne l'a pas explicité. Il a seulement dit alors que le principe qui a assemblé les animaux est sage et qu'il a excellé dans leur composition lorsqu'il a mis chacune des choses à sa place, et qu'il a réalisé cela de la plus belle manière possible, mais il n'a pas ajouté que cet agent était le zodiaque, ou quoi que ce soit d'autre, en plus de ce qu'il a dit explicitement. En raison de cela – Dieu est témoin –, je suis tombé dans une profonde perplexité, lorsque j'ai cherché à comprendre la cause qui le poussait à dire cela.Footnote 52
Al-Rāzī reconnaît donc les limites de l'identification de la cause efficiente de l'univers avec le zodiaque dans le traité Sur l'utilité des parties. Cependant, il revient sur la puissance rationnelle des astres dans un bref passage des Doutes sur Galien consacré à l’épilogue du traité Sur l'utilité des parties. Dans ce passage (que nous avons déjà cité), Galien explique qu'un intellect (νοῦς) occupe non seulement le soleil, la lune et les astres, mais aussi l'air qui nous entoure. En effet, celui-ci participe (μεταλαμβάνειν) à la puissance (δύναμις) du soleil.Footnote 53 Pour al-Rāzī, on trouve bien chez Galien l'idée que les sphères célestes sont des agents dotés d'intellect, sans pour autant que celui-ci n'apporte de preuve démonstrative.Footnote 54
Le soleil transmet, par le biais des rayons lumineux, une part de rationalité aux autres astres, à l'air environnant et finalement à la terre et au “bourbier de chair et d'humeurs” qu'est le corps humain. Galien trouve l'exemple de la transmission de la lumière chez Platon.Footnote 55 C'est dans cette transmission similaire à celle de la chaleur que consiste la “puissance” du soleil.
Galien aborde ici un aspect fondamental de sa téléologie, celui de la transmission verticale d'une part de rationalité, des corps supérieurs aux corps inférieurs. La puissance du soleil doit être comprise comme une puissance divine. En effet, l’étude de l'utilité des parties, explique Galien, conduit finalement à une “théologie parfaite” (θεολογία ἀκριβής, al-rubūbiyya). D'ailleurs, la puissance du soleil dans ce passage présente une forte analogie avec la notion de puissance divine chez Alexandre, notamment en raison du lien explicite entre le corps astral et la rationalité, comme l'a déjà souligné P. Donini, même si Galien ne parle pas ici de la différence entre les âmes.Footnote 56
Ce court passage, qui intéressa tant al-Rāzī, pose la question de la transmission de la puissance divine aux corps terrestres. Cette question s'inscrit dans le cadre plus large de la problématique aristotélicienne de l'information du monde sublunaire par le monde supralunaire. M. Rashed a montré que le passage II, 3 de la Génération des Animaux (736b29–737a8) jouait un rôle central pour l’élaboration de cette problématique chez les aristotéliciens, notamment Alexandre d'Aphrodise.Footnote 57 Dans ce texte, Aristote explique que “la puissance de toute âme semble participer d'un corps autre et plus divin que ce qu'on appelle les éléments”. Galien connaissait ce texte.Footnote 58 Le mode de transmission dont parle Galien ici est fondé sur la la distinction entre substance et puissance: une certaine puissance détachée de la substance peut être émise, qui altère les qualités dans les corps qui y participent, exactement comme la lumière du soleil atteint et transforme toutes les parties de l'air environnant, tandis que la substance du soleil demeure à sa place. Galien mentionne un mode de transmission analogue lorsqu'il traite de la transmission de l'esprit visuel au cerveau dans son traité Sur les doctrines d'Hippocrate et de Platon.Footnote 59 Dans ce passage, Galien se réfère d'ailleurs à la théorie de la vision qu'il a développée dans le traité Sur la démonstration (dont al-Rāzī propose d'ailleurs également des fragments). L'idée d'une transmission de la puissance détachée de l'essence est ainsi essentielle à la théologie galénique.
Le commentaire que fait al-Rāzī du traitement de la question de l’éternité du monde livre IV du traité Sur la démonstration indique assez bien qu'al-Rāzī considère que la téléologie galénique est adossée à un arrière-fond éternaliste. Cela est confirmé par le rôle qu'il attribue au cercle du zodiaque chez Galien, et enfin l'objection qu'il oppose à un passage du livre XII dans lequel Galien mentionne la succession continue des saisons.Footnote 60 L’épilogue du traité Sur l'utilité des parties joue un rôle central dans la compréhension par al-Rāzī de la cosmologie galénique. Al-Rāzī mentionne ce passage à deux reprises, au sujet du zodiaque, et à la fin de la section consacrée à ce traité.
Ainsi, ce n'est peut-être sans doute pas seulement pour les besoins de la polémique qu'al-Rāzī force le trait dans son commentaire du livre IV, pour tirer Galien du côté de l’éternalisme, affirmant à plusieurs reprises que Galien souscrit au principe aristotélicien selon lequel “ce qui est incorruptible est aussi inengendré”. Si al-Rāzī concentre ses critiques à l'encontre du livre IV sur les preuves empiriques de l'immutabilité du monde, et s'il leur consacre un passage comparativement assez long, c'est aussi pour se démarquer de la cosmo-théologie galénique. Il attaque Galien là où celui-ci fait un pas hors de sa traditionnelle réserve au sujet de l’éternité du monde. Pour al-Rāzī, l'arrière-fond éternaliste est un élément non négligeable de la cosmologie galénique, et il relie cet arrière-fond à la conception de la puissance divine sur le modèle astral.
Or, selon al-Rāzī, cette cosmo-théologie est loin d’être “parfaite”, pour reprendre l'expression de Galien lui-même. Son principal défaut, aux yeux d'al-Rāzī, est de s'arrêter au milieu du gué, c'est-à-dire avant que la théologie ne devienne véritablement théodicée. En pointant du doigt les questions auxquelles la cosmo-théologie esquissée par Galien ne peut répondre, al-Rāzī creuse la place de son propre système cosmo-théologique, qu'il détaille dans d'autres traités.Footnote 61 Ainsi, dans la section des Doutes sur Galien consacrée au premier livre du traité Sur l'utilité des parties, al-Rāzī explique que Galien, dans ce traité, ne met pas en place un système cosmologique qui lui permette d'asseoir sur des bases solides le postulat de départ de sa téléologie, à savoir que les corps sont les instruments des âmes. Une telle assertion implique en effet de considérer les âmes comme “des substances qui subsistent par elles-mêmes séparément du corps” (ǧawāhir lahā ḏawāt qāʾima bi-ġayr ǧism),Footnote 62 et qui précèdent les corps. Or, cette idée contredit ce que Galien dit ailleurs, que ce soit son scepticisme affiché au sujet de la nature de l’âme, notamment dans le traité Sur ses propres opinions, ou la conception plus matérialiste de l’âme qui semble émaner du traité Que les facultés de l’âme suivent les tempéraments du corps. Au-delà de ces contradictions, c'est tout l'argumentaire galénique dans le traité Sur l'utilité des parties qui souffre d'une faiblesse flagrante, aux yeux d'al-Rāzī, en raison de son incapacité à mettre en place une théologie au sens fort, c'est-à-dire fondée sur une puissance divine caractérisée par la sagesse, et cause de la création du monde. Galien, explique-t-il, construit son raisonnement dans ce traité sur la thèse que les animaux sont composés suivant la plus extrême sagesse (maʿmūl bi-ḥikma lā warāʾhā ġāya),Footnote 63 et de la manière la plus parfaite qu'il soit. Mais il refuse de s'engager dans des discussions avec les théologiens (aṣḥāb al-ʿilm al-ilahī)Footnote 64 au sujet de la création du monde et de la venue à l’être des âmes, deux prémisses pourtant essentielles, aux yeux d'al-Rāzī, à son raisonnement. En effet, selon al-Rāzī, il faut parvenir à montrer que la matière a été, à un moment donné, informée par le Créateur, et que les corps ont été créés suivant une composition de la matière qu'elle ne possédait pas auparavant. Pour ce faire, il est nécessaire de se demander quelle a été la cause qui a déterminé le Créateur, à un moment donné, à composer ces corps. De même, il est nécessaire de se demander dans quelle mesure le Créateur, lors de cette composition, a été à la fois sage mais aussi tout-puissant. En effet, le seul véritable problème auquel la théologie doit répondre, selon al-Rāzī, n'est pas tant celui de la sagesse divine, mais celui de la puissance divine, beaucoup plus ardu. En effet, les maux qui habitent le monde ne manquent pas. Le règne animal d'abord pose la question de la toute-puissance divine, à la fois à travers l'existence d'animaux vils, comme les bousiers ou toute sorte de vermine, et à travers la vulnérabilité des corps et les violences que s'infligent mutuellement les animaux.Footnote 65 Pour al-Rāzī, la contradiction est réelle entre les causes qui nous incitent à poser la sagesse et la bonté du Créateur, comme les preuves que nous trouvons lors des dissections, et celles qui nous incitent à retirer cette sagesse, à savoir les maladies, la tristesse, les douleurs des corps et des âmes. Comment ne pas penser qu'il aurait été plus sage de la part du Créateur de ne pas créer ces corps et ces âmes défaillants et souffrants?
Au-delà du règne animal, chez l'homme, les maladies, les tristesses, enfin l'inséparabilité du plaisir d'avec la douleur, sont autant de coups de couteau dans la conception d'un Créateur tout-puissant. Al-Rāzī dégaine sa principale critique de la téléologie galénique, à savoir une conception bien trop faible de la théodicée, dans son commentaire d'un passage du livre III du traité Sur l'utilité des parties comparant la perfection des astres avec la composition des corps.Footnote 66 Dans ce passage, Galien interdit à son lecteur de porter un regard sévère sur la composition de l'homme, sous prétexte que le corps humain est infiniment moins parfait que les astres. Pour Galien, la sagesse déployée dans la composition des astres est égale à celle que manifeste la composition des corps, qui est aussi parfaite qu'elle pouvait l’être étant donnée la matière à partir de laquelle ceux-ci furent créés, “le sang des menstrues et le liquide séminal”. Or, selon al-Rāzī, cette justification ne suffit pas: Galien avait ici assez d’éléments pour montrer que la matière précédait le Créateur, et remettre en cause la toute-puissance divine. Pourtant, il ne l'a pas fait, se contentant de penser que ce monde-ci était le meilleur possible.
Je dis: ce passage établit clairement que la matière n'est pas la création de celui qui donne les formes, et que celui qui donne les formes peut faire apparaître dans toute matière seulement ce qu'elle peut devenir. Si les choses sont ainsi, pourquoi [dire que] ce donateur des formes est sage et intelligent, alors qu'il lui est impossible de faire apparaître dans la matière aucun animal qui ne souffre ni ne meure? La sagesse et l'intelligence, dans ce cas, auraient été de ne pas le créer du tout, afin de lui épargner toute souffrance, ainsi que la mort, les afflictions et les peines.Footnote 67
L’étude de la biologie ne peut pas faire l'impasse sur la contradiction entre la sagesse et la puissance divine. Dès lors, la cosmologie et la biologie doivent s'achever par une théodicée. Or, la téléologie galénique s'arrête en deçà. Partant de principes créationnistes mais maintenant un arrière-fond éternaliste, refusant de se prononcer sur la nature de l’âme et la création du monde, elle est trop vague pour répondre aux véritables problèmes posés par la biologie. Ces critiques délimitent en creux les grands thèmes de cosmologie razienne, dont le cœur est occupé par le problème de la toute-puissance divine. Sa doctrine des cinq principes éternels permet de sauver la justice divine au prix de sa toute-puissance, en imputant la responsabilité de l'association avec la matière, cause de tous les maux, à l’Âme.Footnote 68 Il était crucial pour al-Rāzī, dans les Doutes sur Galien, de se démarquer de la cosmo-théologie galénique, qui ne saisit pas l'importance capitale de la théodicée, afin de montrer en creux la supériorité de son propre système cosmologico-théologique.
CONCLUSION
Selon la reconstruction que nous proposons, dans le livre IV du traité Sur la démonstration, Galien reprend à nouveaux frais la question indécidable de l’éternité du monde. En se fondant sur l'argumentation développée par Aristote dans le premier livre du traité Du Ciel, il montre que le seul argument valable en faveur de l’éternité du monde, et qu'Aristote ne fait qu'effleurer, consiste dans les observations empiriques des astronomes (Du Ciel, I, 3, 270b12–17). Al-Rāzī s'attaque au raisonnement de Galien. Rien n'indique empiriquement l’éternité du monde. Al-Rāzī ne prend pas pour objet ici la critique par Galien des objections aristotéliciennes contre la cosmogonie platonicienne du Timée. Cette critique était fondée sur l'idée, rappelée par Galien lui-même dans le traité Sur le marasme, puis dans les témoignages transmis par Philopon, que tout ce qui est engendré n'est pas nécessairement corruptible. Il ne parle pas de ce passage, sans doute car il n'est pas sujet au doute comme le commentaire par Galien du passage I, 3. En se concentrant sur le passage consacré au traité Du Ciel 270b12–17, al-Rāzī donne ainsi du livre IV, et plus généralement des théories cosmologiques de Galien, une interprétation éloignée de celle qui émane des passages du traité Sur l’éternité du monde contre Proclus de Philopon, et même des autres textes de Galien, comme le traité Sur le marasme.
Nous espérons avoir montré que cet écart n'est pas uniquement, voire pas principalement, à mettre au compte de la démarche polémique adoptée par al-Rāzī dans les Doutes sur Galien. Al-Rāzī rapproche ce passage du livre IV d'un autre passage également tiré du livre IV sur le rôle cosmogonique du zodiaque, et de l’épilogue du traité Sur l'utilité des parties. Ces rapprochements lui permettent de mettre au jour l'arrière-fond éternaliste et les faiblesses de la téléologie galénique. Pour al-Rāzī, la cosmologie se doit d’être une théodicée. Le détour par le zodiaque et le traité Sur l'utilité des parties lui permet aussi de montrer le lien entre cosmologie et biologie, mais aussi les faiblesses des théories téléologiques galéniques.
Selon al-Rāzī, comme le montrent les passages des Doutes sur Galien consacrés au traité Sur l'utilité de parties, la téléologie galénique reste faible, car elle est fondée sur une cosmogonie trop faible, qui n'est dictée par aucune théodicée. La comparaison des passages consacrés au livre IV du traité Sur la démonstration et des passages consacrés à la téléologie galénique dans le traité Sur l'utilité des parties montre qu'al-Rāzī, à travers sa critique des positions cosmologiques qu'il attribue à Galien, poursuit finalement la construction de son propre système cosmologique, orientée sur une théodicée.
On constate ici à quel point le traité des Doutes sur Galien est étroitement relié à l'ensemble de l’œuvre d'al-Rāzī, à la fois dans sa partie médicale et philosophique. Ainsi, à travers la critique du livre IV du traité Sur la démonstration, al-Rāzī esquisse les grandes lignes de son propre projet médico-philosophique.
Remerciements. Je souhaite remercier ici Marwan Rashed, qui a bien voulu relire les différentes versions de cet article et a fait des remarques décisives, contribuant à la fois à construire l'hypothèse défendue dans la première partie de cet article et à préciser les références restées jusque-là obscures.